Jean L e c e r f
Un tournant majeur de l’histoire
C o m m e n t …. n a q u i t
l’ E u r o p e …. u n i e
Les années décisives:
1950 - 1965
Cet ouvrage, publié en 1965 dans la collection Idées de Gallimard sous le titre « Histoire de l’unité européenne » et réédité en 1979, est maintenant épuisé. Il est librement, sous réserve du copyright, mis à la disposition des internautes.
Qualifié de « source essentielle de l’histoire européenne » par le dépositaire des archives de Jean Monnet, le professeur Rieben, authentifié, fait unique, par la chaleureuse préface de Jean Monnet, il raconte le tournant décisif de l’Histoire que fut la création, entre des pays dont les luttes ont ensanglanté tant de fois l’Europe, d’une communauté qui sert de modèle à ceux qui dans le monde veulent sortir de l’engrenage de la violence.
Ce récit a été complété, pour les années 1965 - 81, par deux autres volumes, épuisés mais qu’on trouve en bibliothèque: « La Communauté en péril » (1965 - 75) et « La Communauté face à la crise » (1975 - 1981)
« Ce livre est le fruit d'une longue enquête. Je ne peux que lui souhaiter une large audience. Il la mérite. » (Jean Monnet)
Jean Lecerf accueillera volontiers vos remarques et compléments sur sa boîte mél :
DE JEAN MONNET
Jean Lecerf est l'un des plus attentifs historiographes de l'histoire européenne. Je l'ai rencontré, au cours de ces dernières années, partout où le sort de l'Europe se jouait d'une façon ou d'une autre, à Bonn, Bruxelles, La Haye, Luxembourg, Paris, Rome ou Strasbourg, s'informant, informant, en contact permanent avec les acteurs de cette grande révolution que vit notre époque.
Ces problèmes difficiles qu'il a fallu aborder, ceux des échanges, de la monnaie, du développement sous toutes ses formes d'un grand marché, Jean Lecerf a appris à les connaître et il a su en rendre compte avec une conscience professionnelle au jour le jour, servant le public et faisant honneur au journalisme.
Celui-ci apporte, en effet, une contribution essentielle à la compréhension du monde complexe dans lequel nous vivons. C'est grâce à une large diffusion des faits et des idées que le grand public peut saisir les questions qui le concernent immédiatement et directement, qui mettent en jeu les conditions de sa vie quotidienne, parfois son existence même.
C'est pourquoi le rôle du journaliste est capital : il est l'homme qui doit savoir avant les autres, faire connaître les faits, expliquer les problèmes, éclairer les options. Il est celui dont il dépend, pour une grande part, que l'on parle le même langage à propos des mêmes événements - sans quoi il ne saurait y avoir de dialogue entre les institutions et la collectivité.
Jean Lecerf, je suis heureux d'en témoigner, est l'un de ceux qui, dès ses débuts, a le plus consciencieusement et le plus constamment poursuivi l'information objective des problèmes économiques européens. Il est de ceux qui ont compris que, pour résoudre leurs problèmes, les pays d'Europe - le cadre national traditionnel étant devenu trop étroit - devaient s'unir et créer des institutions communes qui leur permettent d'agir ensemble. Il est de ceux, enfin, qui se sont employés à convaincre les hésiants, qui ont désarmé les méfiances, élargi les perspectives, travaillé à l'acceptation des efforts indispensables, aidé à frayer, en dépit des obstacles, la voie qui mène aux États-Unis d'Europe.
Je ne doute pas que l'ouvrage qu'il me demande aujourd'hui de préfacer ne soit une contribution importante à l'intelligence des questions que nous cherchons en commun à résoudre. Ce livre est le fruit d'une longue enquête. Je ne peux que lui souhaiter une large audience. Il la mérite.
Jean Monnet.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE : L'EUROPE DES SIX
I Les enfances de l’Europe (1946 - 50 )
II Du succès de la C.E.C.A. à l’échec de la C.E.D.
IV Le printemps de l’Europe (1958 -62 )
V Une tentative d’union politique: le plan Fouchet
DEUXIEME PARTIE : LA GRANDE EUROPE
VI. Une aventure symptomatique : la zone de libre-échange.
VII. La Grande-Bretagne frappe à la porte.
VIII. Les angoisses du Commonwealth..
XI Des candidats difficiles: les neutres
XII Les Africains, premiers associés
XIII Les associés grecs et turcs
COMMUNAUTÉ VIVANTE, PARTENAIRE DU MONDE
XVI Partnership avec les Etats Unis
XVIII Perspective 1970... Et après
CONCLUSION
« Debout, Europe », cria Churchill.
Cet appel éveilla d'intenses résonances. Des échos le répétèrent, s'amplifièrent.
Des hommes d'action se mirent à l'oeuvre.
Des institutions naquirent dans l'espérance: Communauté charbon-acier, Marché commun, Euratom.
L'Europe des Six évita des écueils, surmonta des obstacles et des crises.
Voulant croître à la fois en taille et en force, elle a connu des échecs, suscité des rancoeurs.
En quelques années, elle a assumé, au coeur des affaires du monde, un rôle de premier plan.
Des peuples qu'avaient dressés l'un contre l'autre des siècles de guerre s'unissent dans la paix. Pourquoi sommesnous en train de réussir ce que tant de générations n'osaient espérer ?
La petite Europe est un succès. La grande reste un rêve. La Communauté serait-elle condamnée à rester petite ?
Oeuvre de bonne volonté, le Marché commun rencontre en Europe, et dans une large part du tiers monde surtout, des oppositions, des hostilités. Est-il un mal ou un bien ? Au fil de cette histoire qu'au jour le jour j'ai vécue en témoin, j'aimerais répondre à ces questions. Elles domineront les trois parties de ce récit consacrées l'une aux premières années de la Communauté des Six, et les autres à l'essai pour l'élargir, puis à l'Europe, vivante partenaire du monde.
La paix, une paix précaire, orchestrée par les premières explosions atomiques, assourdie par l'angoisse des peuples sur lesquels se referme le Rideau de fer, éclôt à peine.
Créer l'Europe, unir les combattants d'hier, les souder en une seule nation, faire surgir une nouvelle unité politique forte et pacifique, serait-ce possible ?
D'autres l'ont réalisé sans combat, par l'entente : les confédérations de Délos, des États-Unis d'Amérique, du Canada, d'Australie, les principautés d'Allemagne et d'Italie...
Pourtant, jamais des nations d'une telle envergure, si lourdes d'histoire et d'intérêts, si riches de culture, n'avaient été en jeu. Unir l'Europe, c'était un rêve! Comment devint-il un succès ?
L’EUROPE DES SIX
LES ENFANCES
Qui inventa l'Europe? Nous n'irons pas rechercher la légende de la belle adolescente qu'un taureau divin séduisit et qui légua son nom à notre terre. Bien des idées, bien des essais, depuis, ont jalonné les siècles, et ceux d'Aristide Briand, au début de notre siècle, furent, espérons-le, les derniers rêves avortés d'une longue espérance.
L'histoire que nous allons raconter est récente. L'Europe commence à s'unir après le terrible déchirement de la Seconde Guerre mondiale, 1939-1945.
Les fleuves, souvent, sortent de terre, non pas d'un seul jet, mais en une multitude de petites sources. Elles ont jailli en terrain favorable, plus ou moins proches les unes des autres. Elles ont couru vers les mêmes pentes. Leurs chemins n'ont point tardé à se rejoindre. Ainsi nous allons voir peu à peu les initiatives se multiplier : appel de Churchill, congrès de La Haye, mouvements européens, Conseil de l'Europe, premiers essais d'union douanière, coopération économique des États européens, etc.
C'est l'Europe timide, balbutiante, minuscule, l'Europe des rêveurs mais aussi l'Europe des promesses, avec toute la discrète plénitude des bourgeons aux premiers jours du printemps.
Zurich : 1946
C'était un an après Hiroshima et Nagasaki. La menace atomique planait sur le monde, tandis que s'opposaient les idéologies extrêmes et inconciliables des États-Unis et de l'U.R.S.S. Dans de nombreux pays, la lutte entre le communisme et le capitalisme se faisait de plus en plus incertaine.
Le 19 septembre 1946, dans une salle de l'université de Zurich, sur une tribune entourée de drapeaux, un vieil homme d'État britannique, au visage carré, à l’oeil obstiné, prononce un discours. Un parmi tant d'autres ? Non. D'emblée s'affirme un style nouveau :
Je voudrais vous parler aujourd'hui de l'Europe..., dit Winston Churchill. Si l'Europe s'unissait un jour pour partager son héritage commun, il n'y aurait pas de limites au bonheur, à la prospérité et à la gloire dont pourrait jouir sa population de 3 ou 400 millions d'âmes...
Evoquant les ruines et les haines de la guerre, il s'écriait: Elles peuvent encore revenir. Et pourtant il existe un remède...
Quel est ce remède souverain? Il consiste, selon Churchill, à reconstituer la famille européenne... et à lui fournir une structure qui lui permette de vivre et de croître en paix, en sécurité et en liberté... Pourquoi n'existerait-il pas un groupement européen qui donnerait un sens de patriotisme plus large et de citoyenneté commune aux peuples éperdus de ce puissant continent ? Et pourquoi ce groupement ne prendrait-il pas place, la place qui lui revient, parmi les autres grands groupements, et n'aiderait-il pas à modeler un avenir glorieux pour l'humanité?...
... Sous la direction et dans le cadre de l'Organisation mondiale des Nations Unies, nous devons recréer la famille européenne dans un cadre régional qui s'appellera - peut-être - les États-Unis d'Europe, et le premier pas pratique sera de constituer un Conseil de l'Europe. Si, tout d'abord, tous les États de l'Europe n'acceptent pas ou ne sont pas à même de faire partie de cette union, nous devrons néanmoins continuer à rassembler et à organiser ceux qui y consentent et ceux qui le peuvent... Je vous dis donc : Debout, Europe !
Ces paroles d'espoir ont porté. Déjà, dans différents pays, en France, aux Pays-Bas, en Italie, en Allemagne, des hommes qui ont participé à la résistance contre le nazisme et le fascisme préparent l'Europe. Déjà à Londres, pendant la guerre, les gouvernements réfugiés de Belgique, France, Grèce, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie se sont réunis plusieurs fois pour parler de l'unité du continent. Churchill lui même, en mars 1943, parlait à la radio d'une Europe unie. Pas d'échos. Il était encore trop tôt.
Les mouvements européens
Trois mois après Zurich, Churchill fonde, en GrandeBretagne, l' United Europe Movement, tandis que quelques mois plus tard, en France, Raoul Dautry crée le Conseil français pour l'Europe unie.
Suite au discours de Churchill, la Ligue européenne de coopération économique avait été fondée dans plusieurs pays d'Europe occidentale par des industriels, des économistes et des syndicalistes. Paul Van Zeeland en prit la première présidence en mai 1946.
En décembre de cette année, Henri Brugmans va présider l'Union européenne des fédéralistes, mouvement nouveau qui cherche à fédérer les groupes nationaux dans leur action pour une Europe fédérale. Dans les milieux démocrates-chrétiens, Robert Bichet forme, en 1946, les Nouvelles Équipes Internationales.
Au début de 1947 naît ce qui deviendra, l'année suivante, le mouvement socialiste pour les États-Unis d'Europe, que préside d'abord Bob Edwards puis Michel Rasquin. Enfin, en juillet 1947, sur une initiative du comte Coudenhove-Kalergi, et sous la présidence de M. Georges Bohy, est créée l'Union parlementaire européenne.
Ces sept mouvements vont-ils aller à la bataille en ordre dispersé? Non. Un Comité international de coordination pour l'Europe unie s'organise sous la présidence d'un Anglais que nous aurons l'occasion de retrouver, M. Duncan Sandys. Première tâche du Comité: préparer un congrès de l'Europe. Il a lieu en mai 1948 à La Haye, sous la présidence de Winston Churchill.
Seize anciens présidents du Conseil, de nombreux anciens ministres, parlementaires, écrivains, savants, ecclésiastiques, économistes, industriels, en tout huit cents personnalités venues de toute l'Europe, adoptent un « message aux Européens ».
L'heure est venue pour les nations de l'Europe de transférer certains de leurs droits souverains pour les exercer désormais en commun, en vue de coordonner et de développer leurs ressources.
Déjà s'amorcent les débats de doctrine. Partisans de la Fédération, c'est-à-dire d'un seul État européen, ou de la Confédération, association entre États souverains, s'affrontent. Mais la volonté d'agir est intense.
En octobre 1948, le Comité international devient permanent, sous le titre de « Mouvement européen». L'union parlementaire européenne reste en dehors; le mouvement socialiste, un moment réticent, y adhère. Le mouvement des travailleurs chrétiens pour l'Europe unie et l'Internationale libérale viennent en grossir les rangs.
Douze étoiles d'or sur fond d'azur.
Grâce, en partie, au dynamisme de M. Duncan Sandys, le mouvement obtient la création du Conseil de l'Europe. C'est un progrès important. Désormais, plusieurs fois par an, des porte-parole des différentes opinions de chaque Parlement se retrouveront dans la grande salle des séances de Strasbourg. Les ministres y viendront parfois s'expliquer. Un projet de constitution y sera élaboré.
Nous ne parlerons pas très souvent de ce Conseil, mais son drapeau, douze étoiles d'or sur fond d'azur, est celui de l'Europe. Cette assemblée est l'un de ces organes où l'on travaille plus qu'on ne décide. L'IIistoire s'y prépare plus qu'elle ne s'y précise. Et pourtant on ne saurait trop souligner l'importance de ces contacts fréquents, de ces amitiés nouées, du mûrissement en commun des grands problèmes politiques, d'une habitude de parler ensemble et de se rendre compte que ce n'est pas toujours selon les frontières nationales que se produisent les grands clivages. L'historien qui reconstitue les ensembles et ne peut remonter toujours jusqu'aux racines de chaque décision est le plus souvent obligé d'abréger beaucoup le récit des discussions qui les préparèrent, des actions profondes sur l'opinion publique qui les rendirent possibles. Mais profitons de l'occasion qui nous est donnée pour rendre hommage à l'efficacité de l'action des mouvements européens et du Conseil de l'Europe. Sans eux, jamais l'opinion n'eût pu être prête à accepter en si peu d'années les bouleversements que nous allons raconter.
Essais d’unions douanières
Mais, c'est un fait, les débuts de l'Europe ne se situent pas sur le plan politique, mais sur le plan économique. Pourquoi ? Essayons de répondre, puis nous verrons se dessiner deux esquisses pleines de promesses : le Benelux et l'Europe du plan Marshall.
Dans l'Europe d'avant et d'après 1870, la libre entreprise a connu son plus beau moment de liberté. Les biens, les capitaux et les personnes franchissaient sans peine les frontières. On pouvait être libre parce qu'on acceptait la concurrence : parfois brutale comme les grands vents, elle est, comme eux, rude et saine. Elle éliminait les inaptes et, telle une boussole, ramenait, la plupart du temps, l'acheteur et le crédit vers ceux qui savaient concilier le meilleur prix avec la meilleure qualité.
C'était une discipline parfois injuste et qui n'allait pas sans crises. Bientôt les producteurs la supportèrent avec impatience. Des gouvernements, ils obtinrent, dès les dernières années du XIXe siècle, qu'on accrût les droits de douane pour continuer à vendre même si leurs produits coûtaient plus chers que ceux de leurs confrères étrangers. Les plus compétitifs purent, en adoptant les mêmes prix, réaliser un bénéfice supplémentaire. Les consommateurs firent les frais de l'opération.
L'art d'éviter la concurrence ne tarda pas à progresser. En triturant les tarifs de transport, en créant aux étrangers des difficultés d'approvisionnement en matières premières, en modifiant les prix selon que les produits devaient ou non franchir les frontières, on inventa mille moyens de fausser la règle du jeu. Lorsqu'un pays lançait une de ces pratiques, les autres l'imitaient en manière de représailles.
La crise de 1930 fit descendre une marche de plus. On se contentait jusqu'ici de pénaliser la concurrence étrangère. On décida de l'interdire en instituant des systèmes de contingent : défense d'importer tel produit.
Hitler alla plus loin. Il lança l'autarcie, montrant clairement où conduit la suppression de la concurrence internationale : l'acheteur dut payer très cher des produits fabriqués dans de mauvaises conditions, les ersatz.
La guerre généralisa le système: plus de concurrence ; plus de liberté.
Pendant ce temps, les producteurs concluaient entre eux des ententes : ils convenaient, pour éviter la concurrence, de limiter les quantités que chacun pourrait vendre, sous peine de lourdes amendes.
Ils trouvaient commode cette manière de concevoir les affaires, mais elle est responsable de l'arrêt du progrès économique de l'Europe.
De 1929 à 1952, la production globale d'acier de l'Allemagne occidentale, de la Belgique, de la France, de l'Italie, du Luxembourg et des Pays-Bas n'a augmenté que d'un cinquième. Pendant ce temps, aux ÉtatsUnis, elle progressait des deux tiers et l'U.R.S.S. multipliait la sienne par sept.
La création d'un grand marché intérieur était indispensable pour rendre aux Européens leur place.
Benelur.
La première initiative concrète vint du Benelux. Pendant la guerre, les gouvernements belge, néerlandais et luxembourgeois, réfugiés à Londres, avaient pris des contacts et décidé d'unir leurs économies. Tiendraient-ils parole la paix revenue? Presque aussitôt libérés, ils fondèrent une union douanière, le Benelux.
En pleine période de reconstruction, le 1eT janvier 1948, s'amorçait la suppression totale des contingents des droits de douane, qui fut achevée en 1955 après un retour en arrière passager en 1953.
Le Marché commun du Benelux dut résoudre des problèmes fort difficiles. Les économies à unifier étaient beaucoup plus semblables entre elles que celles de la France, de l'Allemagne et de l'Italie, donc moins complémentaires. Les ports, les sidérurgies, les agricultures étaient proches et placés dans des conditions naturelles analogues. Les distances sont faibles. Belgique et Luxembourg versaient de hauts salaires, alors que ceux de Hollande étaient en moyenne de 30 % plus bas.
Les délais d'abolition des droits de douane, cependant, furent courts. Rien n'était prévu pour harmoniser les conditions de travail ou les législations sociales. Aucun fonds de réadaptation n'a fonctionné.
La période d'intense activité qui a suivi la guerre de Corée a facilité la vie du Benelux. Des difficultés sont apparues à partir de 1952 lorsqu’ont ralenti les affaires. Grâce à leurs bas salaires, les Hollandais prirent l'avantage.
Les gouvernements se consultèrent et décidèrent qu’il serait possible de rétablir la protection douanière pour un secteur en cas de diminution sensible de la production due, pour les trois quarts au moins, à un accroissement d'importations venant des autres pays du Benelux.
En même temps, les gouvernements belge et hollandais suscitèrent des ententes provisoires entre professions. Chaque pays s'engageait, pour certains produits, à pratiquer des prix minima et à ne pas dépasser certains contingents. Les moins bien placés eurent ainsi le temps de s'adapter. Les mieux placés évitèrent un retour en arrière.
La prospérité revenue, toutes ces ententes ou presque devinrent caduques. La liberté du commerce fut acquise, sauf pour certains produits agricoles: c'est un point difficile que nous retrouverons souvent.
Le Benelux a provoqué un développement sensationnel des échanges entre les trois pays. Les importations et exportations venues des membres y ont progressé deux fois plus vite que les échanges avec les tiers. Les économies se sont adaptées. L'expérience du Benelux, par son succès même, ouvrait la voie au Marché commun européen.
Deux échecs.
D'autres tentatives étaient dirigées dans le même sens. Le 26 mars 1949, M. Robert Schuman signait le texte d'un traité d'union douanière franco-italienne. Mais, très vite, les critiques s'élevèrent, même parmi les partisans de l'intégration européenne. En effet, on souhaitait un grand marché, mais l'on se demandait si des unions régionales étaient le bon moyen d'y parvenir. N'allait-il pas falloir adapter une première fois les économies à certaines limites, puis les réadapter une seconde fois, parfois dans un sens contraire? Par exemple, pour les automobiles et les primeurs, le problème franco-italien et le problème européen demandaient des harmonisations contradictoires. Surtout, la charge des deux millions de chômeurs italiens effrayait. C'est pourquoi, à Paris, le Conseil économique demandait à une forte majorité que le texte ne fût pas ratifié.
Élargir le cadre ? Il fut un moment question du Fritalux, au nom réjouissant pour des oreilles françaises, et qui eût regroupé la France, l'Italie et le Benelux. Le projet n'alla pas très loin.
L' O. E. C. E.
Une autre des voies qui conduisent à l'intégration eu= ropéenne vient de l'aide américaine à l'Europe. Lorsque le général Marshall annonça son intention de consacrer, sous forme de dons, des sommes considérables au redressement des économies européennes, il demanda aux Européens de s'entendre entre eux pour répartir ces crédits. En 1948, naquit l'O.E.C.E., l'Organisation Européenne de Coopération Économique, qui groupait tous les bénéficiaires de l'aide Marshall. Son premier secrétaire général fut une personnalité qui va jouer un rôle très important dans la construction européenne, Robert Marjolin.
Collaborateur de Jean Monnet, au Plan de modernisation, brillant économiste de tendance socialiste, quoiqu'élève du libéral Charles Rist, Robert Marjolin est avant tout un conciliateur et un novateur. Il sait que pour faire agir ensemble des hommes et des intitutions, l'essentiel n'est pas d'avoir des pouvoirs importants mais de savoir placer les problèmes à un niveau plus élevé qu'on ne le fait d'ordinaire, d'avoir sous la main des hommes capables de concevoir des solutions nouvelles et hardies, certes, mais parfaitement adaptées aux besoins de chaque participant.
L'O.E.C.E. commence à fonctionner en 1948. Elle réussit dans la mission qui lui était assignée: répartir au mieux l'aide Marshall. Mieux, elle s'attaque à une tâche décisive : supprimer, entre pays européens, les contingents d'importation, ces mesures nées pendant la crise de 1930 qui interdisaient pratiquement le commerce pour de larges portions de l'économie européenne.
Installée au château de la Muette, à Paris, l'O.E.C.E. bénéficie d'une remarquable équipe d'experts. Autour d'elle, des délégations permanentes de près de vingt pays (leur nombre évolue) travaillent discrètement. Anglais et Américains y sont très écoutés. Les États-Unis et le Canada en sont non pas membres mais associés. La Grande-Bretagne y est fort active et y apprend à s'engager sur le continent en temps de paix, ce qu'elle ne faisait pas toujours volontiers. Chaque année, les ministres s'y retrouvent.
Certes, les pouvoirs de fO.F.C.E. sont très limités. On n'y décide qu'à l'unanimité. 'Mais, à l'unaninrité, on y a préparé un développement considérable des échanges entre pays européens. Ce fut la plus large et la plus efficace école de coopération européenne.
Ce prélude à l'Europe ressemble à l'ouverture d'un opéra. Tous les thèmes déjà s'y rencontrent, s'y devinent, s'y préparent. L'oreille se familiarise avec chacun d'eux : la vieille aspiration de l'Europe qui se cherche, se sent destinée à s'unir, surtout au lendemain d'inexpiables querelles, le rêve des États-Unis d'Europe en quête de sa forme politique, les interminables débats entre. ceux qui veulent une Europe forte et des États faibles et ceux qui, au contraire, la voient discrète, le pouvoir restant à chaque gouvernement. Nous y trouverons les essais limités, réussis ou manqués, la bienveillance d'un grand allié qui, en aidant l'Europe, la presse de s'unir.
Mais, en même temps, on y aperçoit l'écueil: l'indifférence des gouvernements qu'intéressent beaucoup plus les questions électorales, la diplomatie classique ou les soucis immédiats : la résistance des producteurs, qui ne sont pas pressés d'accueillir la concurrence ; les difficultés agricoles ; la nécessité d'innover, de créer des méthodes, de dire non à celles que nous a léguées l'expérience, une expérience trop lourde, hélas! de conflits et de guerres.
Le succès viendra plus tard, mais déjà, tranchant sur le tout, se précise une immense bonne volonté en quête, même s'il faut risquer un échec de plus, d'une occasion d'agir
DU SUCCÈS DE LA C.E.C.A.
A L'ECHEC DE LA C.E.D.
Les préludes que nous avons décrits, c'est l'Europe des rêves, des idées et des plans, celle des mouvements européens et du Conseil de l'Europe ou celle du Fritalux. Deux réalités cependant : le Benelux, à petite échelle, né sur la table rase de l'après-guerre, et l'Organisation Européenne de Coopération économique, qui n'a jamais prétendu pouvoir fédérer l'Eurrope.
Un projet ambitieux, réaliste, révolutionnaire , va être lancé. Nous verrons le traité de Paris prendre le départ, puis les nouvelles institutions oeuvrer. Enfin nous évoquerons les prolongements de cette grande expérierce.
LE PROJET
Le 9 mai 1950, Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères de France, lançait une proposition d'une audace inouïe : Le Gouvernement français propose de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe.
Un contexte et des hommes.
Avant de lire ce beau texte et d'en évoquer les conséquences, il faut situer cet appel dans le contexte, lourd de menaces, de la politique internationale d'alors.
L'U.R.S.S. vient de faire éclater sa première bombe atomique. La Tchécoslovaquie est devenue une démocratie populaire en 1948. Mao Tsé-toung est désormais le seul maître de la Chine. Le monde communiste, menaçant, progresse.
L'Allemagne, vaincue, a retrouvé depuis deux ans une monnaie solide et ses progrès sont étonnants. Elle supporte de plus en plus impatiemment les contrôles alliés.
Les grandes pénuries d'après guerre, qui avaient entraîné une activité fébrile, sont dépassées. La stagnation morose s'est installée. De nouveau, des excédents d'acier menacent. On aperçoit le moment où il faudra revenir à un cartel européen, afin d'éviter une concurrence démesurée et ruineuse entre producteurs d'acier.
Sur toutes ces données, un homme médite : Jean Monnet, Commissaire général au Plan de modernisation et d'équipement français. Il sent que la France et les peuples d'Europe vaincus, occupés, contraints à changer de régime, ont perdu leurs illusions d'autrefois. Ils doivent être mûrs pour s'unir.
Jean Monnet a alors soixante ans. Derrière lui, une carrière passionnante qui est demeurée discrète jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Il est né d'une vieille famille de Cognac et son père a fondé une société commerciale pour vendre du cognac. Après des études universitaires limitées par une mémoire médiocre, à dix-huit ans, Jean Monnet part pour le Canada, afin de placer l'eau de vie familiale.
Au moment de la Première Guerre mondiale, une néphrite l'empêche d'être mobilisé. Employé au ministère du Commerce, il déplore que les Alliés se fassent concurrence pour obtenir les matières premières nécessaires à la guerre et propose qu'une commission angle-française s'occupe des approvisionnements. Le proposer n'est rien : il l'obtient.
La paix revenue, nous le retrouvons secrétaire général adjoint de la Société des Nations, puis à la tête de l'entreprise familiale. Il devient banquier international et conseiller des gouvernements en matière économique : reconstruction du réseau de chemins de fer chinois, initiateur d'une réforme monétaire en Pologne, l'un des liquidateurs de la faillite de Kreuger, roi des allumettes.
Seconde Guerre mondiale: Jean Monnet reprend ses activités de la première, est l'inspirateur du projet de déclaration d'union franco-britannique présenté par Churchill lors de la débâcle de 1940, puis prépare le prêt-bail.
Il devient, avec le général de Gaulle, membre du gouvernement provisoire d'Alger. Il lui propose l'idée d'un plan de reconstruction du pays. Revenu à Paris, le chef du gouvernement provisoire le charge de le réaliser. Jean Monnet lance le Plan français de modernisation et d'équipement, avec son thème majeur : l'économie concertée.
En 1950, il prépare, avec quelques collaborateurs, I'idée du pool charbon-acier. Il y gagne Bernard Clappier, alors directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Robert Schuman. Mis au courant, celui-ci se laisse convaincre très aisément : J'en fais mon affaire, dit-il.
Robert Schuman a alors soixante-trois ans. Né au Luxembourg, avocat, il a plaidé à Metz sous droit allemand, est devenu député de la Moselle à partir de 1919 et, sauf pendant la guerre, l'est resté depuis.
Chrétien fervent, célibataire, sa carrière fut assez effacée jusqu'en 1947. Comme ministre des Finances, il vient de jouer un rôle important dans la stabilisation du franc. Il a été président du Conseil. La réconciliation franco-allemande est le rêve de sa carrière.
En quelques jours, il a parlé du plan en Conseil des ministres et, soutenu par René Pleven et René Mayer, emporté son accord malgré l'imprécision volontaire de son exposé. Au dernier moment, il informe l'ambassadeur de Grande-Bretagne, puis celui d'Allemagne.
La mise au point du texte qu‘avait lu Schuman, élaboré par Jean Monnet et son équipe, avait été longue et minutieuse. Quand il fut achevé, Jean Monnet avait voulu l’ entendre une dernière fois. Dès les premiers mots, il interrompit :
- Messieurs, nous ne pouvons pas entendre cela assis... levons-nous.
Tous debout entendirent évoquer le but : faire l'Europe ; la proposition française et sa conséquence : rendre impossible une guerre entre France et Allemagne; le détail de ce que pouvait être l'institution nouvelle. Chaque mot a été pesé et il faut relire intégralement ce texte lourd de promesses.
L'appel.
Le 9 mai 1950, dans le salon de l'horloge, devant la presse convoquée pour une réunion importante, Robert Schuman le lit :
La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent. La contribution qu'une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant depuis plus de vingt ans le champion d'une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. L'Europe n'a pas été faite, nous avons eu la guerre.
(Après le coup de chapeau à Briand, l'annonce d'un changement de méthode, puis le projet lui-même.)
L'Europe ne se fera pas d'un coup, ni dans une construction d'ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d'abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l'opposition séculaire de la France et de l'Allemagne soit éliminée : l'action entreprise doit toucher au premier chef la France et l'Allemagne.
Dans ce but, le Gouvernement français propose de porter immédiatement l'action sur un point limité mais décisif :
LE GOUVERNEMENT FRANÇAIS PROPOSE DE PLACER L'ENSEMBLE DE LA PRODUCTION FRANCO-ALLEMANDE DE CHARBON ET D'ACIER SOUS UNE HAUTE AUTORITÉ COMMUNE, DANS UNE ORGANISATION OUVERTE A LA PARTICIPATION DES AUTRES PAYS D EUROPE.
La mise en commun des productions de charbon et d'acier assurera immédiatement l'établissement de bases communes de développement économique, première étape de la Fédération européenne, et changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes.
La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la. France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. L'établissement de cette unité puissante de production ouverte à tous les pays qui voudront y participer, aboutissant à fournir à tous les pays qu'elle rassemblera les éléments fondamentaux de la production industrielle aux mêmes conditions, jettera des fondements réels de leur unification économique.
Cette production sera offerte à l'ensemble du monde sans distinction ni exclusion, pour contribuer au relèvement du niveau de vie et au progrès des oeuvres de paix. L’Europe pourra, avec des moyens «crus, poursuivre la réalisation de l'une de ses taches essentielles: le développement du continent africain.
Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d'intérêts indispensable à l'établissement d'une communauté économique et introduit le ferment d'une communauté plus large et plus profonde entre les pays longtemps opposés par des divisions sanglantes.
Par la mise en commun de productions de base et l'institution d'une Haute Autorité nouvelle, dont les décisions lieront la France, l'Allemagne et les pays qui y adhéreront, cette proposition réalisera les premières assises concrètes d'une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix.
Comment va-t-on procéder ? Dans la réponse que donne la déclaration, déjà le Marché commun s'esquisse. Pour poursuivre la réalisation des objectifs ainsi définis, le Gouvernement français est prêt à ouvrir des négociations sur les bases suivantes :
La mission impartie à la Haute Autorité commune sera d'assurer dans les délais les plus rapides: la modernisation de la production et l'amélioration de sa qualité; la fourniture à des conditions identiques du charbon et de l'acier sur le marché français et sur le marché allemand, ainsi que sur ceux des pays adhérents ; le développement de l'exportation commune vers les autres pays ; l'égalisation dans le progrès des conditions de vie de la maind'oeuvre de ces industries.
Pour atteindre ces objectifs à partir des conditions très disparates dans lesquelles sont placées actuellement les productions des pays adhérents, à titre transitoire, certaines dispositions devront être mises en oeuvre, comportant l'application d'un plan de production et d'investissements, l'institution de mécanismes de péréquation des prix, la création d'un fonds de reconversion facilitant la rationalisation de la, production. La circulation du charbon et de l'acier entre les pays adhérents sera immédiatement affranchie de tout droit de douane et ne pourra être affectée par des tarifs de transport différentiels. Progressivement se dégageront les conditions assurant spontanément la répartition la plus rationnelle de la production au niveau de productivité le plus élevé.
Restent quelques objections à écarter.
A l'opposé d'un cartel international tendant à la répartition et à l'exploitation des marchés nationaux par des pratiques restrictives et le maintien de profits élevés, l'organisation projetée assurera la fusion des marchés et l'expansion de la production.
Les principes et les engagements essentiels ci-dessus définis feront l'objet d'un traité signé entre les États et soumis à la ratification des Parlements. Les négociations indispensables pour préciser les mesures d'application seront poursuivies avec l'assistance d'un arbitre désigné d'un commun accord: celui-ci aura charge de veiller à ce que les accords soient conformes aux principes et, en cas d'opposition irréductible, fixera la solution qui sera adoptée. La Haute Autorité commune chargée du fonctionnement de tout le régime sera composée de personnalités indépendantes désignées sur une base paritaire par les gouvernements; un président sera choisi d'un commun accord par les gouvernements ; ses décisions seront exécutoires en France, en Allemagne et dans les autres pays adhérents. Des dispositions appropriées assureront les voies de recours nécessaires contre les décisions de la Haute Autorité. Un représentant des Nations Unies auprès de cette Autorité sera chargé de faire deux fois par an un rapport public à l'O.N.U., rendant compte du fonctionnement de l'organisme nouveau, notamment en ce qui concerne la sauvegarde de ses fins pacifiques.
L'institution de la Haute Autorité ne préjuge en rien du régime de propriété des entreprises. Dans l'exercice de sa mission, la Haute Autorité commune tiendra compte des pouvoirs conférés à l'Autorité internationale de la Ruhr et des obligations de toute nature imposées à l'Allemagne tant que celles-ci subsisteront.
On est frappé par la précision du dessin. Les buts économiques et le but politique : la paix perpétuelle, y sont décrits avec une étonnante netteté.
Les réactions.
Comment allaient réagir les intéressés : la presse à laquelle Robert Schuman s'était adressé? les responsables politiques? les industriels des différents pays ?
Un peu abasourdis (Robert Schuman avait amputé le texte en tournant deux pages à la fois), les journalistes comprirent la portée du message. Ils eurent le sentiment qu'une grande voie s'ouvrait.
Très vite fut recueilli l'accord de deux autres grands européens, le Dr Adenauer et Alcide de Gasperi, président du Conseil italien.
Konrad Adenauer a alors soixante-quatorze ans. Juriste, avocat à Cologne en 1902 et bourgmestre de la ville de 1917 à 1933, il fut membre de la Chambre haute de Prusse sous Guillaume II. Après 1918, il présida le Conseil d'État de Prusse. Les nazis le congédièrent. Ils le mirent en prison en 1934 et en 1944. En 1945, il redevint bourgmestre de Cologne occupée par les Américains. Il est l'un des fondateurs de l'Union chrétienne démocrate (C.D.U.) et, le 15 septembre 1949, vient d'être élu chancelier fédéral.
C'est un catholique fervent et un très adroit politique. Il a depuis longtemps compris que l'Allemagne ne pourrait rester pacifique que si elle trouvait une place dans un ensemble européen. 1l sait aussi que répondre à l'appel de Robert Schuman est l'un des meilleurs moyens d'obtenir pour son pays la levée des contrôles et l'égalité des droits.
Accueil enthousiaste d'Alcide de Gasperi, président du Conseil italien depuis 1945, et qui a connu, en 1948, son plus grand succès électoral. Il est démocrate chrétien comme Robert Schuman et Konrad Adenauer.
Il a eu, lui aussi, une vie difficile ; né dans le Trentin, il a résisté à l'Autriche parce qu'il voulait que sa patrie fût italienne, obtint gain de cause avec la guerre de 9.914, commença une carrière politique nouvelle comme collaborateur du fondateur de la démocratie chrétienne, dom Sturzo. Député à Rome, il redevient résistant de nouveau sous Mussolini. Il a été le grand créateur politique de la République italienne. L'unité de l'Europe prolonge pour lui celle de l'Italie.
Les industriels du charbon et de l'acier furent-ils aussi accueillants que les journalistes et les politiques? Ils n'avaient pas été consultés. Ils se montrent réticents. Leurs industries manquent de souplesse: elles exigent d'énormes investissements et beaucoup de maind'œuvre.
Dans chaque pays, leur avis se nuance de circonstances particulières. Les Belges sont inquiets : une heure de leurs mineurs coûte 2058 francs français, contre 1.858 en Angleterre et un peu moins de 1500 en France, aux Pays-Bas, en Allemagne.
Leurs veines de charbon prolongent celles de la Ruhr, mais on dirait qu'à l'ouest le gisement est venu s'écraser contre une paroi et s'est trouvé resserré en accordéon, pourri de failles et de grisou. Les machines modernes y travaillent mpal. De plus, l'excellent réseau fluvial qui unit la Belgique à la Ruhr facilite la concurrence allemande. Enfin l'outillage belge est vieux parce que le prix du charbon a été maintenu très bas par la concurrence de la houille allemande livrée comme réparations après 1918, puis par le dumping national-socialiste, enfin par la politique belge qui cherchait à abaisser le prix de l'acier.
Côté allemand, après une première approbation, les critiques s'élevèrent. Quelques jours avant de devenir ministre, le Dr Lehr, une des personnalités très représentatives de la sidérurgie allemande, déclarait :On demande à l'Allemagne ni plus ni moins que d'élever le prix du fer jusqu'au niveau du prix français. Le surplus serait versé dans une certaine caisse au bénéfice de l'industrie française. Une hausse du prix de l'acier, dans la mesure que réclame la France, toucherait sensiblement nos exportations d'acier. Le plus grave serait que tout notre système de salaires et de prix sortirait de ses gonds, qu'un processus inflationniste serait inévitable. Les industries du fer ne pourraient plus équilibrer leur bilan de devises et, malgré une protection douanière européenne, seraient obligées d'importer d'Angleterre des aciers moins chers.
Du côté français, les sidérurgistes étaient inquiets. Dans une atmosphère d'inflation puis de lutte anti-inflationniste, ils subissaient depuis des années un contrôle des prix rigoureux. Ils se demandaient si les Allemands, avec des marges d'autofinancement beaucoup plus larges, n'allaient pas les écraser.
Réactions nuancées, donc, mais assez favorables dans l'ensemble, cependant, pour permettre d'agir.
LE TRAITÉ DE PARIS
La mise en oeuvre du plan de Robert Schuman put commencer rapidement. L'accord de principe de l'Allemagne, de l'Italie, des Pays-Bas, de la Belgique et du Luxembourg fut recueilli en quelques jours. Il restait à préparer un marché commun pour le charbon et l'acier, à l'ouvrir, à le diriger.
Préparatifs.
Quarante-deux jours après l'appel de Robert Schuman s'ouvrait à Paris la conférence des six puissances à laquelle la Grande-Bretagne participait comme observatrice. Quelques jours après, la conjoncture se retournait brusquement : la guerre éclatait en Corée.
Au moment où Robert Schuman lançait son appel, l'industrie européenne toute entière souffrait d'une maladie de langueur. Les mineurs chômaient ici ou là et les perspectives de surproduction d'acier paraissaient redoutables.
Du jour au lendemain, la course aux matières premières pour le réarmement se déclenche, d'où des hausses de prix spectaculaires, le plein-emploi dans les entreprises minières et sidérurgiques. L'organisation des débouchés passe au second plan, laissant le premier à l'approvisionnement en matières premières. Le prix des minerais de fer sarrois qu'utilise la Ruhr fait un bond. L'exploitation des gisements à ciel ouvert de Kiruna s'achève et déjà un pourcentage important doit être extrait en galeries, ce qui coûte beaucoup plus cher, dit-on. L'accès aux minerais français de Normandie, d'Anjou et de Lorraine prend donc de plus en plus d'intérêt pour les Allemands.
La hausse générale des prix de l'acier et celle des salaires simplifient les problémes de péréquation.
En revanche, l'Allemagne aurait intérêt à garder pour elle tout le charbon de la Ruhr. La perspective du réarmernent inconditionné lui donne l'espoir de retrouver sans contrôle sa puissance économique d'autrefois, ce qui diminue l'attrait du pool.
La guerre de Corée a rendu le plan à la fois moins redoutable et moins nécessaire. I1 dépend désormais de la volonté politique des gouvernements.
En une année de travail, la conférence mit au point le traité de Paris du 19 mai 1951, charte de la Communauté. La Grande-Bretagne n'avait pas tardé à se retirer, au regret des autres Européens. Décision historique hélas! dont nous verrons, au cours de cette histoire, les motifs et les conséquences.
Au cours de l'hiver et du printemps 1952, les Parlements des six pays ratifièrent l'accord.
Le 7 août 1952, Luxembourg était choisi comme siège provisoire de la communauté. Les membres de la Haute Autorité étaient désignés.
Le 10 août, la Haute Autorité était créée. M. Jean Monnet en était, à l'unanimité, désigné comme président. Le 8 septembre, le Conseil des ministres tenait sa séance inaugurale.
Le 10 septembre l'assemblée commune tenait son premier débat.
Le traité avait prévu l'ouverture da Marché commun du charbon, de la ferraille et du minerai, six mois après l'installation de la Haute Autorité. Celui de l'acier devait suivre trois mois plus tard. Les délais étaient serrés.
Il fallut créer une équipe de fonctionnaires, organiser les contacts avec l'assemblée, les producteurs, les acheteurs, les syndicats, se préparer à ouvrir sans heurts excessifs les barrières rouillées qui avaient si longtemps cloisonné les économies.
L'automne et l'hiver de 1952 virent naître les institutions nouvelles.
Le premier impôt européen prit naissance. L'assemblée commune se réunit deux fois à Strasbourg, prit connaissance des travaux de la Haute Autorité et désigna ses commissions permanentes.
Des experts de tous les pays de la communauté vinrent à Luxembourg donner leur avis, ainsi que les membres du Comité consultatif.
Le Conseil des ministres, composé des membres des gouvernements, et qui avait seul pouvoir de décision dans beaucoup de cas, travailla longuement.
La Cour de justice fut installée.
Une liaison étroite fut établie avec les pays qui ne participaient pas à la Communauté et, en particulier, avec l'Angleterre, la Suisse, la Norvège et le Danemark.
A la date prévue, six mois jour pour jour après la création de la Haute Autorité, tout était prêt.
Marché commun
pour le charbon, la ferraille et l'acier.
Qu'est-ce donc qu'un marché commun ? C'est une possibilité de rencontre entre tous les vendeurs et tous les clients.
Le problème était entièrement neuf. Depuis trente ans, les entreprises n'étaient plus qu'en concurrence fort limitée. Les prix de vente et de revient étaient artificiels, très différents d'un pays à l'autre, de même que l'équipement et les méthodes de travail.
Lorsqu'un acheteur, naguère, voulait commander de l'acier, il lui fallait tenir compte de quantité d'éléments qui n'avaient rien à voir avec la qualité du produit, son prix de vente et ses délais de livraison : mille règlements douaniers orientaient son choix vers les fournisseurs de son propre pays, même s'ils n'étaient pas les meilleurs. Il y avait un marché français, un marché allemand, un marché italien, mais pas de marché commun à ces différents pays, ce qui empêchait de jouer les mécanismes naturels : l'acier n'était pas produit dans les meilleures conditions possibles et la concurrence des uns n'entraînait pas le progrès des autres, comme il arrive dans un régime de liberté.
On imagine mal le nombre et la complexité des actions qu'il a fallu mener de front pour établir le Marché commun.
Le 10 février 1953, s'ouvrit celui du charbon et du minerai. Par quoi allait-il se concrétiser? A vrai dire, les journalistes rassemblés à Luxembourg, le 9 février 1953, pour en fêter l'ouverture, n'en avaient encore, à 10 heures du matin, qu'une idée fort vague ; de même à midi, de même à 16 heures, 18 heures... Vers 20 heures, on annonça que quelques arrêtés très techniques allaient être publiés, que les formalités douanières allaient être remplacées par un simple constat de libre pratique.
A 4 heures du matin, on alla, cinéastes en tête, fêter le passage de la frontière par le premier train de charbon libre. Les instructions n'étant pas encore parvenues, ce train subit d'ailleurs les mêmes formalités, que ceux qui le précédaient. Il n'en fut pas moins copieusement filmé.
On n'établit pas le Marché commun comme on inaugure une route ou un pont, dit alors M. Jean Monnet. L'établissement du Marché commun est un développement continu, une série d'ajustements graduels, une vaste opération qui doit se dérouler pourtant aussi rapidement que possible.
La situation que nous avons trouvée est caractérisée par le cloisonnement de nos marchés nationaux, protégés les uns vis à vis des autres et partagés souvent eux-mêmes en secteurs soumis à des régimes différents. Nous avons dû procéder à une analyse difficile, produit par produit et pays par pays, pour démêler ce réseau, enchevêtré, presque inextricable, d'actions séparées et opposées émanant des gouvernements ou encouragées par eux.
Nous sommes au commencement d'une longue action que nous devons poursuivre ensemble.
Au matin du 10 février 1953, la Haute Autorité annonçait aux gouvernements des six pays de la Communauté qu'elle assumerait désormais les pouvoirs que lui a confiés le traité.
Le Journal officiel de la Communauté publiait son premier numéro. 11 établissait, sur le Marché commun, la liberté des prix pour le minerai de fer et des prix plafond pour le charbon, afin d'empêcher certaines augmentations redoutées. II instituait le fond de péréquation prévu au traité pour permettre aux mines belges d'étaler sur cinq ans les transformations indispensables. Les tarifs de transports les plus manifestement protectionnistes disparaissaient.
Le 15 mars, le Marché commun de la ferraille, particulièrement délicat, puisqu'il y avait pénurie grave, était à son tour institué.
Le 1er mai naissait le Marché commun de l'acier. D'une main malhabile, M. Jean Monnet débouchait, dans une aciérie voisine de Luxembourg, le trou de coulée qui laissa échapper la première fonte européenne. Un pesant cendrier de fonte remis aux témoins commémora l'événement.
La liberté fut laissée aux prix de l'acier, mais on demanda aux producteurs de n'en point abuser.
Les institutions de la Communauté prenaient un bon départ.
Qui dirige ?
Pour la première fois, une part de souveraineté est transférée à des institutions européennes. C'est la seconde nouveauté. Une institution peut désormais prendre des décisions qui obligent les Allemands, les Français, les Italiens, sans que les gouvernements intéressés aient eu à y souscrire formellement.
Car la Communauté européenne du charbon-acier (dont le sigle est C.E.C.A.) n'est pas seulement un organisme d'études qui propose. C'est une institution qui, dans les matières étroitement limitées soumises à sa juridiction, décide souverainement et jouit de beaucoup de possibilités d'agir. Elle rend elle-même la justice.
C'est là, dans l'Histoire, une nouveauté puissante. Elle engage si bien les pays qui l'ont consentie que certaines nations ont reculé devant cette exigence. Elles ont pris ce jour-là un tournant que certaines regretteront.
Abandonner peu à peu une part de plus en plus importante de souveraineté en faveur d'institutions communes est le seul moyen de faire l'Europe.
Comment vont s'équilibrer celles-ci pour disposer des pouvoirs qui leur sont confiés ? Sans compter le comité consultatif (patrons, salariés, usagers), dont le rôle ne doit pas être minimisé quoi qu'il n'ait pas de pouvoirs propres, les décisions se répartissaient entre le Conseil des ministres (pour la C.E.C.A., on dit « de ministres » ), l'Assemblée, la Haute Autorité et la Cour de justice.
Chaque Etat s'exprime par l'organe de celui des ministres qui participe au Conseil.
Chargé d'harmoniser la politique générale de la Communauté avec celle des différents pays, celui-ci est obligatoirement consulté pour les décisions importantes : emprunt avec garantie du Gouvernement, fixation de prix, etc.
II est nécessaire d'obtenir son accord à la majorité dans certaines circonstances que prévoit le traité : lorsque la Haute Autorité veut financer par des prêts un programme d'investissements, ou si elle devait prélever comme impôt plus du centième de la valeur de la production taxée ; si, en cas de crise grave, elle envisageait de fixer des contingents de production.
Son avis unanime est exigé au cas où la Haute Autorité financerait directement un programme d'investissements.
L'autorité du Conseil de ministres est grande dans beaucoup de cas, mais c'est à l'Assemblée commune que la Haute Autorité doit rendre des comptes.
Celle-ci se réunit tous les ans, le second mardi de mai, pour entendre un rapport sur l'activité de l'année. Elle peut, de plus, tenir des sessions extraordinaires. Ses membres ont été choisis par les Parlements des différents pays du pool.
Les parlementaires ne représentent pas leur pays. Ceux qui participent à l'Assemblée commune y sont les porte-parole de l'ensemble de la population de la Communauté.
Cette règle, inscrite dans le traité, est remarquablement observée, et les discussions de Strasbourg montrent qu'il existe un esprit européen et que les vieilles querelles historiques sont plus faciles à dominer qu'on ne le croyait. La grande nouveauté du système se cache sous un nom prestigieux qui sonne un peu comme d'un autre siècle : la Haute Autorité. Elle est composée de neuf membres dont un coopté, qui, tous, ont abandonné là leurs fonctions nationales. Ils se sont engagés à faire prévaloir toujours les intérêts communs des six pays qui leur ont fait confiance. La Haute Autorité administre la Communauté. Ses décisions peuvent être prises à la majorité, mais la plupart d'entre elles ont recueilli l'assentirnent unanime de ses membres.
Dans un discours, Jean Monnet avait conseillé aux futurs constituants de l'Europe de prévoir un exécutif doté de pouvoirs réels. C'est le cas de la Haute Autorité. Si elle doit, dans de nombreux cas, prendre l'avis du Conseil de ministres et du Comité consultatif, elle n'en tranche pas moins la plupart des grandes questions : règlements de prix, taux et méthodes du prélèvement, répartition de certains produits lorsque cela peut s'avérer nécessaire. Elle peut formuler des « recommandations qui obligent les gouvernements à poursuivre certains buts de politique économique. Elle peut enfin formuler de simples avis, tels que ceux qu'elle peut donner aux entreprises individuelles sur leur programme d'investissements. Celles-ci, lorsqu'elles les négligent, risquent d'en subir les conséquences, car l'action ultérieure de la Communauté sera cohérente avec les avis donnés.
Si l'un des États membres se dérobait à ses obligations, la Haute Autorité a plusieurs moyens de le ramener dans le droit chemin. Elle peut d'abord présenter des observations, ensuite demander l'exécution de ses directives dans un délai donné.
Le gouvernement mis en cause peut répondre en présentant un recours en Cour de justice contre les décisions de la Haute Autorité.
S'il s'abstient de le faire ou n’obtient pas gain de cause, la Haute Autorité peut encore, sur avis du Conseil de ministres (une majorité des deux tiers est alors nécessaire), suspendre le versement des sommes qu'elle pourrait devoir à cet État et autoriser les autres pays à prendre des mesures de protection qui corrigeraient les effets du manquement.
La Haute Autorité peut imposer de lourdes amendes aux entreprises qui refuseraient la discipline commune. Elle peut demander aux tribunaux ordinaires de condamner les délinquants : ce sont les premières lois européennes dont les juges nationaux aient à connaître.
La Haute Autorité est solidaire et responsable. Si, lors d'une session de l'Assemblée, une motion de défiance était votée, la Haute Autorité devrait donner sa démission collective.
Elle gère un budget sain. Un prélèvement sur la valeur du charbon et de l'acier, premier impôt européen levé depuis le 1er janvier 1952, couvre largement ses dépenses. Pour le recevoir, pas besoin de percepteur. Il s'élevait, primitivement, à 0,9 % de la valeur du charbon et de l'acier, après déduction du prix des matières premières employées. C'est une taxe sur la valeur ajoutée. Le taux en a été réduit depuis.
Une fraction de la somme recueillie est seule nécessaire pour couvrir les dépenses des institutions de Luxembourg. Le reste sert à réadapter à d'autres tâches les entreprises et les travailleurs qui ne peuvent continuer, dans le cadre du Marché commun, à assurer leurs activités antérieures. Sans transformation d'entreprises ni transferts de main-d'ceuvre, le progrès économique n'est pas possible.
Le surcroît des sommes perçues a constitué un fonds de garantie pour des emprunts qui servent à moderniser les installations européennes de charbon et d'acier. Au moment où s'ouvrait la Communauté charbonacier, le marché mondial des capitaux était à peu près fermé aux entreprises européennes; la Haute Autorité, y a trouvé accès.
Une cour de justice présentant toutes garanties d'indépendance était nécessaire pour protéger les travailleurs, les entreprises et les Etats qui font partie de la Communauté contre des décisions arbitraires. Elle a été composée, elle aussi, d'hommes qui ont renoncé à toutes leurs fonctions nationales.
Très vite, des recours ont été déposés, émanant d'armateurs allemands qui protestaient contre la réglementation du prix des charbons de soute, du Gouvernement français qui s'élevait contre la péréquation dont bénéficiaient les charbons belges, du Gouvernement belge qui reprochait à la Haute Autorité de ne pas empêcher la France de fausser le prix des charbons domestiques importés.
La Haute Autorité est au centre du système. Elle s'informe auprès du Comité consultatif. Elle dialogue avec le Conseil de ministres. Elle engage sa responsabilité devant la Cour de justice, qui peut casser ses décisions, et devant l'Assemblée parlementaire, qui peut la congédier.
C'est le prototype des institutions européennes.
L' ŒU V R E D E L A C.E.C.A.
Grande nouveauté historique, ingénieuse combinaison de pouvoirs, la C.E.C.A. devait faire ses preuves. C'est par son succès que la Communauté charbonacier pouvait être le prélude à d'autres initiatives. Qu'a-t-elle réalisé?
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L'aeuvre de la Communauté charbon-acier fut double: organiser entre les entreprises une concurrence effective et contribuer à leur progrès. Nous allons voir quelle broussaille de mesures et de pratiques s'opposaient aux dynamismes les plus efficaces.
La suppression des droits de douane ayant pu être immédiate, la mise en contact des économies fut relativement rapide. Mais elle se montra d'abord plus théorique que réelle. En effet, tout le mécanisme des prix, celui des ententes, les tarifs de transport contribuaient autant et plus que les douanaes à cloisonner les marchés.
La plupart des pratiques que la Haute Autorité a été amenée à interdire pour appliquer le traité étaient nées d'une idée fausse. Dans les périodes de crise, les gouvernements ont pris des mesures pour protéger les secteurs les plus menacés. Malheureusement, si le développement de la production nationale est un objectif économique sain, la protection de chaque industrie particulière n'est pas le moyen d'y parvenir. Les activités qui ne peuvent être maintenues qu'à force de protections et de subventions emploient mal des ressources qui pourraient contribuer à développer le bien-être.
En période de pénurie, certains États avaient imaginé d'imposer aux étrangers des prix plus élevés qu'aux clients de l'intérieur. Ils entendaient ainsi réduire le prix à l'intérieur grâce aux bénéfices réalisés à l’extérieur.
Les pays étrangers ainsi frappés rétorquaient en majorant de la même manière le prix des denrées qu'ils pouvaient vendre. Au bout du compte, dans l'ensemble des pays, le niveau des prix était plus cher qu'il ne l'eût été en régime de liberté. De plus, les prix artificiels faussaient les mécanismes économiques, freinaient le développement des industries les mieux placées, donc les plus favorables aux consommateurs.
A l'inverse, le dumping, qui consiste, en période de mévente, à offrir des prix plus bas à l'étranger qu'à l'intérieur, présente des inconvénients analogues, désorganisant la production chez l'acheteur et appauvrissant le vendeur. C'est à juste titre que le traité a proscrit ces pratiques.
Les études menées par la Communauté ont montré qu'il existait dans les six pays un enchevêtrement de telles mesures «protectrices » à courte vue. Il était urgent de les éliminer, car chaque pays, en essayant de gagner un avantage précaire aux dépens des autres, ne réussissait finalement qu'à affaiblir sa propre position en même temps que celle des autres. La Haute Autorité dut mener de vifs combats pour obtenir que les prix soient clairement publiés en des barèmes déposés. Réforme essentielle à la concurrence : jusqu'ici, les prix étaient faits plus ou moins à la tête du client.
Puis ce fut une lutte multiforme contre les formalités abusives. Le but est de permettre à l'acheteur de se procurer ce qu'il veut dans n'importe quel pays de la Communauté sans autres éléments de décision que les prix de vente de l'entreprise, sa distance, la qualité du produit et le délai de livraison.
La suppression des droits de douane acquise, un succès très important fut enregistré dans le domaine des transports. Certains pays semblaient tenir beaucoup à la forme de protection qui consistait à « travailler » les tarifs ferroviaires. Or, les experts de Luxembourg, qui avaient été dans certains cas les auteurs de ces tarifs subtils, surent en dénouer l'écheveau. L'accord unanime fut acquis au Conseil de ministres. Les tarifs s'égalisèrent entre acheteurs des différents pays, qu'il y ait ou non à franchir une frontière.
Les formalités administratives, par le travail, les frais qu'elles occasionnent, découragent, elles aussi, l'utilisateur. La Haute Autorité a fait la guerre aux licences d'importation, même purement statistiques, et s'est efforcée d'obtenir des vérifications en douane plus rapides. Elle s'est attaquée aux difficultés soulevées à certaines frontières par une mauvaise interprétation de la nomenclature douanière.
Ainsi il a fallu beaucoup élaguer dans ce qui existait pour mieux dégager la route du progrès. Il a fallu construire aussi, et de façons fort diverses.
La Communauté charbon-acier osa prévoir. Non sans difficultés. La crise de surproduction du charbon à partir de 1957 et celle de l'acier de 1959 à 1962 donnèrent du fil à retordre à ses conjoncturistes. Nul n'est prophète... Cependant, par la synthèse qu'ils offrent de ce qu'on sait sur ce qui se prépare, leurs « objectifs généraux » se sont révélés d'utiles instruments de travail.
Des fonds à investir furent empruntés par la C.E.C.A. aux États-Unis, puis en Hollande. Elle organisa la reconversion, à frais partagés avec les États, des régions minières les plus menacées, en particulier le Borinage et certains bassins du centre de la France.
Lorsqu'elle fêta son cinquième anniversaire, malgré une conjoncture assez difficile puisque la fin de 1952 et 1953 furent des moments de crise économique ou au moins de ralentissement marqué, la production d'acier avait progressé de 43 % par rapport à celle de 1952. La part de la Communauté dans la production mondiale d'acier avait augmenté, bien que des producteurs nouveaux aient, en pourcentage, réduit la part des anciens.
En revanche, la production de houille n'avait guère progressé. En effet, vers 1957, une brusque crise de surproduction s'était déclarée, alors qu'on attendait plutôt une pénurie. Après une période de production et de stockage intense, après l'affaire de Suez, une baisse du cours du fret rendit compétitives sur le marché européen les immenses réserves de charbon des États-Unis. Ce fut pour la Haute Autorité une difficile épreuve. Ce fut pour les gouvernements une occasion d'essayer de travailler ensemble avec la volonté de ne pas se nuire les uns aux autres par les mesures qu'ils prenaient.
Et les résultats? Fait qui atteste l'efficacité du Marché commun : à l'intérieur de la Communauté, les échanges ont progressé en cinq ans dans des proportions jamais atteintes : 21 % pour la houille ; 25 % pour le minerai de fer ; 175 % pour la ferraille et 157% pour les produits sidérurgiques. Pour ces deux dernières catégories où les échanges étaient extrêmement faibles, ce fut un véritable dégel. Pour les autres, pour lesquelles les transactions étaient relativement actives dès avant 1952, le progrès était très sensible.
On avait prédit que le Marché commun ferait baisser les prix. Les producteurs, au contraire, lui reprochaient de ne pas les avoir accrus. De mai 1953 à 1958, les prix intérieurs des aciers laminés marchands ont augmenté de 31 % en Grande-Bretagne, de 34 % aux États-Unis et seulement de 10 % dans la Communauté. La concurrence, donc, a joué.
En cinq ans, 20 à 25 000 travailleurs ont bénéficié d'aide à la réadaptation : indemnités ou rééducation. A partir du 1er septembre 1957, les travailleurs qualifiés des deux industries ont pu circuler librement. Des travaux, auxquels la catastropha de Marcinelle a donné une impulsion nouvelle, ont tendu à améliorer la sécurité dans les mines.
De 1952 à 1960, par 60 millions de dollars de subventions et prêts, la Haute Autorité a aidé à la construction d'environ 38 000 logements ouvriers.
Les salaires dans les charbonnages et dans la sidérurgie ont, à quelques exceptions près, augmenté davantage entre 1953 et 1956 que dans la moyenne des industries. Partout ils sont sensiblement supérieurs aux gains moyens.
Est-ce à dire que tout le monde fut content? Non, Les industries intéressées ont souvent vis-à-vis de la C.E.C.A. une attitude ambivalente. L'impôt européen leur paraît cher. Nous avons versé à la Haute Autorité deux fois plus qu'à nos actionnaires depuis deux ans, disait en 1955 le président de la sidérurgie française, M. Ricard.
Il lui reprochait de n'avoir ni résolu le problème de la disparité des monnaies ni convaincu le Gouvernement français de renoncer au blocage des prix, de n'avoir obtenu ni la spécialisation des producteurs ni une meilleure participation croisée des intérêts des entreprises des différents pays.
La Communauté charbon-acier a mis en contact de grands secteurs économiques sans aucune des catastrophes qu'on avait prévues, sans conduire à un écrasement des autres sidérurgies par celles de la Ruhr alors qu'on l'avait maintes fois prédit. Elle a permis aux Français d'acheter du coke dans la Ruhr, même en période de haute conjoncture, alors que jusqu'ici ils étaient dans l'incapacité de profiter des meilleurs moments parce qu'alors les Allemands gardaient tout leur charbon. En contrepartie? la ferraille et le minerai de fer purent se mettre à circuler librement. L' Italie y a gagné de pouvoir se créer une sidérurgie. L'élimination des tarifs discriminatoires de transports a beaucoup facilité les échanges.
Techniquement, la Communauté charbon-acier a été un bon prélude au Marché commun européen.
Reste à savoir si elle a eu, sur le plan politique, les prolongements qu'on en attendait ? A-t-elle été l'initiatrice d'autres progrès dans la construction européenne?
LES PROLONGEMENTS
La communauté européenne
de défense
La souveraineté ne se divisant pas, de proche en proche, l'Europe du charbon et de l'acier gagnerait d'autres secteurs, pensait-on. Cette idée s'est révélée insuffisante. C'est seulement sur d'autres initiatives que des progrès ont pu être acquis
Par les multiples réunions qu'elle a provoquées et par le travail commun de spécialistes des genres les plus divers comme les responsables de journaux officiels, les techniciens de l'impôt, ceux de la sécurité dans les mines, etc., la C.E.C.A. a préparé l'atmosphère nécessaire à d'autres initiatives.
En mars 1953. naissait à Berne l'Europe des wagons Une faute d'orthographe volontaire l'a rendue populaire. Tout le monde a vu des wagons marqués EUROP. Jusqu'ici chaque pays tenait jalousement à ses wagons chacun ayant des caractéristiques impossibles à rapprocher de celles des autres. Conséquence : après chaque transport international, il fallait rapatrier les wagons le plus souvent à vide, jusqu'à leur point de départ C'était une cause de renchérissement du trafic international et, par conséquent, une sorte de droit de douane complémentaire. La convention sur les wagons Europ a défini les caractéristiques d'un certain nombre de wagons qui pouvaient circuler d'un pays à l'autre et s'échanger les uns contre les autres. Quand un pays avait reçu 50 ou 100 wagons Europ, il suffisait d'en rapatrier 50 ou 100 autres, ce qui simplifie beaucoup le trafic.
Mais, entre-temps, la construction de l'Europe avait, été entreprise sur un plan beaucoup plus ambitieux. Moins de six mois après la proposition de M. Robert Schuman, lors d'une conférence à New York et Washington en liaison avec les combats en Corée, le président du Conseil français, M. René Pleven, avait officieusement proposé une communauté européenne de défense. Le problème était en effet que, devant la menace, il n'était guère concevable de laisser l'Allemagne désarmée alors que la France ne voulait pas d'une armée allemande autonome.
Assez vite, les négociations commencent. Mais le 17 juin 1951, lors des élections législatives françaises, 120 gaullistes et 101 communistes, tous opposés à l'idée de l' «armée européenne », sont élus à l'Assemblée.
A la fin de 1951, on trouve, dans cette Chambre, 376 voix contre 240 pour approuver le traité de Communauté charbon-acier, les socialistes étant unanimement favorables. Mais dès février 1952, lors du débat sur la Communauté européenne de défense, la C.E.D., la majorité commence à s'amenuiser. Le traité est néanmoins signé le 27 mai 1952 par M. Pinay, président du Conseil français, et par les représentants des cinq autres membres des pays de la Communauté charbon-acier.
Tandis que les autres pays d'Europe ratifiaient le traité de C.E.D., certains même au prix d'une réforme constitutionnelle, l'Assemblée nationale française s'attardait en travaux de commissions tandis qu'une campagne intense s'opposait dans le pays à l'idée d'une armée européenne, à celle de réarmer l'Allemagne et de faire commander les soldats français par des généraux allemands. Le maréchal Juin prit parti contre.
Le 18 juin 1954, M. Pierre Mendès-France devint président du Conseil français et reçut le dossier qui avait déjà beaucoup de retard. La conférence de Genève réussit à susciter un armistice en Indochine. Le climat international s'était complètement modifié depuis qu'avait été lancé le projet. Le général de Gaulle, le comte de Paris et M. Vincent Auriol s'étaient déclarés contre le traité. Au sentiment d'un grand péril à l'est s'était substitué, Staline étant mort, un sentiment de détente. Le 30 août 1954, alors que l'Assemblée nationale abordait le débat, elle écarta la C.E. D. sur une simple question préalable. M. Mendès-France n'avait pas posé la question de confiance:
Six mois plus tard, le 30 décembre 1954, l'Assemblée nationale adoptera les accords de Paris, qui réarment l'Allemagne sur une autre base. Sur la C.E.D., a écrit M. Daniel Lerner, un grand nombre de députés à l'Assemblée nationale ont voté comme s'ils avaient le choix entre réarmer l'Allemagne ou ne pas la réarmer. La suite des événements a prouvé qu'ils s'étaient trompés. Il n'y avait plus d'alternative. Les Anglais et les Américains avaient décidé, par un moyen ou par un autre, de réarmer l'Allemagne. Elle le fut dans l'Union européenne occidentale (U.E.O.), dont firent partie les Six plus la Grande-Bretagne.
Mais, pour l'Europe, c'est un échec grave. La C.E.C.A. n'a pas réussi à entraîner la naissance d'une véritable Europe, au moins pour le moment.
La Communauté charbon-acier est une réussite, mais elle nous a laissés sur notre faim. Elle a dû, à la longue, faire face à de lourdes difficultés de conjoncture et n'a pu contenter à la fois les pays charbonniers du Nord et leurs concurrents du Midi pour qui le pétrole est une aubaine. Son administration, son premier impôt européen, l'étendue de ses pouvoirs paraissent parfois disproportionnés avec la direction de deux industries parmi d'autres. Elle a eu, enfin, quelque peine à remplir sa mission européenne d'initiatrice, puisque après elle la C.E.D. et le projet de constitution européenne échouent.
Mais la C.E.C.A. a créé une méthode. C'est une magnifique institution avec sa Haute Autorité composée de fonctionnaires européens chargés, avec leur administration, d'incarner l'intérêt de tous les pays à la fois. Avec son Conseil où les ministres des différents pays ont appris l'art d'administrer en commun, sur proposition de l'organe communautaire, avec son Assemblée parlementaire, son Comité consultatif, sa Cour de justice, ses innombrables occasions de rencontres entre personnalités des six pays. La C.E.C.A. reste, dans l'Histoire, une grande réussite. Même sans succès spectaculaires, elle a calmé les craintes vagues des traditionalistes, prouvé qu'une mise en commun est possible, donné le départ à une vie européenne et préparé le grand succès.
DE MESSINE A ROME
Avec la C.E.D., les Européens avaient été battus, battus presque jusqu'à en perdre l'espoir. Nous y avions cru, mais ce n'était qu'un rêve, dira à la conférence de Messine l'un des délégués à un journaliste trop optimiste.
Si le grain ne meurt, il ne peut porter de fruit. Au lendemain de l'échec de la C.E.D., nous allons assister à un renouveau. Pourquoi? Comment cela s'est-il passé ? Il faut en relater l'histoire.
Le 9 novembre 1954, dans une réunion extraordinaire de la Haute Autorité, Jean Monnet donnait lecture d'une lettre de démission qu'il envoyait aux gouvernements des six pays de la Communauté.
Cette démission, telle une pierre dans la vitre, réveilla les endormis et prépara la relance européenne. Mais de là aux traités qui créeront le Marché commun et l'Euratom, il nous reste un long chemin : à la conférence de Messine, l'idée sera lancée. A Val-Duchesse, elle prendra forme. Puis viendra l'heure des décisions.
La surprise fut complète. Jean Monnet motivait ainsi son geste : C'est afin de pouvoir participer dans une entière liberté d'action et de parole à la réalisation de l'unité européenne, qui doit être concrète et réelle, que je reprends cette liberté le 10 février prochain.
Il est curieux que cette démission soit contemporaine de celle de Robert Marjolin, secrétaire général fondateur de l'Organisation Européenne de Coopération Économique (O.E.C.E.), et de celle de Josué de Castro, directeur de la F.A.O., organisation de l'O.N.U pour l'alimentation, chargée de résoudre le problème de la faim dans le monde. Trois très hauts fonctionnaires internationaux s'en vont vers le même moment pour protester contre l'inaction qui leur est imposée et s'efforcer d'être plus efficaces de l'extérieur que de l'intérieur.
L'important, c'est qu'il fallait remplacer Jean Monnet. Les ministres des Affaires étrangères devaient donc se réunir. Rendez-vous fut pris à Messine le 1er juin 1955.
Le 10 mai précédent, Jean Monnet est encore en fonctions et prononce à Strasbourg, devant l'assemblée parlementaire européenne, un discours qui est son testament politique de président de la Haute Autorité.
Après avoir dressé le bilan de l'oeuvre de la C.E.C.A., élargissant le problème à toute l'économie européenne, Jean Monnet observe que tous les moyens de protection sont interchangeables. Inutile d'agir sur les contingents si les droits de douane, les discriminations, les transports, les cartels, etc., restent en mesure de fausser le marché. L'économie a besoin de règles, dans la certitude qu'il s'agit de modifications définitives, d'une action progressive. Pour y parvenir, Jean Monnet estime que l'expérience acquise à la gestion du Marché commun doit être utilisée pour des actions nouvelles. II faut faire, dit-il, un nouveau pas vers l'intégration de l'Europe.
,Son appel va être entendu.
AU SOLEIL DE SICILE,
UNE GRANDE CONFÉRENCE
Les ministres des Affaires étrangères se réunissaient donc pour trouver un successeur à Jean Monnet. Les pays du Benelux ajoutèrent un second thème à l'ordre du jour. Le 20 mai, ils communiquaient à leurs partenaires de la Communauté charbon-acier un plan ambitieux de relance de l'Europe. Dès le lendemain, Jean Monnet adressait aux six ministres des Affaires étrangères une lettre dans laquelle, pour souligner l'importance de ces propositions, il offrait de reprendre sa démission. Au même moment on apprenait que René Mayer, après une longue résistance, acceptait d'être candidat à remplacer Jean Monnet, qui n'avait plus envie d'être remplacé.
Le revirement de Jean Monnet surprit, choqua beaucoup d'Européens et même, pour un temps, nuisit à son prestige personnel. Le président du Conseil français, Edgar Faure, ne goûta pas le procédé et décida que la France ne poserait pas la candidature de l'ancien président de la Haute Autorité.
En fait, le but était atteint. Ce geste spectaculaire avait souligné l'importance de la proposition du Benelux, à laquelle, peu de jours après, le Conseil des ministres français donna un accord de principe. Il acceptait qu'une réunion d'experts en fassent le point de départ d'un projet de texte sur lequel on pourrait discuter.
En même temps, le ministre des Affaires économiques allemand, M. Erhard, donnait à ce plan l'accord de principe de la République fédérale.
Le mercredi 1er juin 1955, les six ministres des Affaires étrangères des pays de la C.E.C.A. se retrouvaient dans un des plus beaux sites du monde, à Taormina, entre l'Etna, rneurtrier assagi, ruisselant de soleil, les ruines antiques, les amandiers et les eaux reposantes du détroit de Messine.
Vers 17 heures, une route pittoresque les menait à Messine. Après avoir accueilli une délégation de fédéralistes italiens venus leur exprimer leur désir de faire l'Europe, ils s'attaquèrent, en français, au premier problème de leur ordre du jour : la désignation du successeur de Jean Monnet.
Très mêlé à la vie économique, financière et politique de l'Europe depuis une trentaine d'années, sur René Mayer, personnalité de grande classe, l'accord se fit très vite. Son nom était, en fait, seul présenté par la France. La question fut posée d'un tour de présidence pour la Haute Autorité, mais le ministre français des Affaires étrangères, M. Antoine Pinay, jugea plus sage de tenir compte, à chaque fois, des personnalités en présence et obtint gain de cause.
D'accord pour l aire quelque chose à six
Cette affaire réglée, le ministre des Affaires étrangères de Hollande, M. Beyen, développa devant le Conseil son plan d'intégration européenne établi en collaboration avec MM. Spaak et Besch, ministres des Affaires étrangères de Belgique et du Luxembourg.
Le geste de Jean Monnet pour souligner l'importance de ce plan avait porté. M. Martino apportait l'accord du gouvernement italien. C'est lui qui avait souhaité que la conférence se tînt à Messine, son fief. II y était engagé dans une campagne électorale. Il voulait associer le nom de Messine à une grande page de l'Histoire. Alors âgé de cinquante-cinq ans, le ministre des Affaires étrangères d'Italie est d'abord un médecin et un savant : il a été recteur de l'Université de Messine et professeur de physiologie humaine. Pendant plusieurs années, il a enseigné cette discipline en Amérique du Sud.
Malgré l'accord de principe donné par les gouvernements au mémorandum du Benelux, une difficulté venait d'Allemagne où, depuis le rejet de la Communauté européenne de défense, la politique d'intégration européenne rencontrait des réticences dans les milieux économiques.
Le Dr Adenauer, qui devait venir à Messine, s'étant trouvé empêché, y avait délégué un Européen fervent, le Dr Hallstein, alors sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, porteur d'instructions précises et d'un contreprojet où l'on relevait quelques échos des craintes du Dr Erhard, souvent d'accord avec le patronat.
Ce texte proposait une formule moins audacieuse que celle du Benelux. Elle semblait plaire à la France qui ne voulait pas entendre parler de l'extension des pouvoirs de la Haute Autorité afin de ne pas remettre en question le traité. Elle envisageait donc pour les transports et l'énergie d'autres institutions. Ses représentants ne voulaient progresser qu'avec prudence, afin de ne pas renouveler l'échec de la C.E.D.
Ne risquait-on pas, avec trop de prudence, de marquer le pas et de se contenter de formules vides ?
Chaque délégation déposa son mémorandum. Toutes se déclaraient convaincues de la nécessité de franchir un nouveau pas vers l'intégration européenne.
Accord également sur la possibilité d'entreprendre immédiatement une action commune dans les domaines des transports et de l'énergie, tant classique que nucléaire. Cette intégration par secteur paraissait primordiale aux Français et aux Allemands, secondaire aux Italiens.
En revanche, le second point du mémorandum du Benelux, qui prévoyait la création d'un Marché commun par abaissement progressif des droits de douane, essentiel aux yeux des Italiens, incitait les Français à la prudence. Leur porte-parole, M. Pinay, craignait qu'on ne se fourvoyât dans une impasse si les difficultés à vaincre n'avaient été soigneusement recensées.
L'abaissement des droits de douane mènerait à un tarif commun pour les pays situés en dehors de la Communauté. A quel niveau l'établirait-on ? Le problème était épineux. Une harmonisation des salaires paraissait nécessaire. L'expérience qu'a faite la France dans le cadre du Bureau international du Travail était peu convaincante puisque, seule, elle avait tenu ses engagements d'aligner, à travail égal, le salaire de la femme sur celui de l'homme. La disparité entre régions riches et déshéritées et les mesures monétaires indispensables exigeaient des études.
Le texte allemand envisageait le Marché commun d'une manière qui paraissait alors très large, puisqu'il demandait qu'on réalisât progressivement la libération des échanges commerciaux, l'abaissement des droits de douane, la liberté des transferts de capitaux, des transactions sur les services et les mouvements de personnes.
L'harmonisation des charges sociales et fiscales, la réadaptation de la main-d'oeuvre, l'un des objectifs du Benelux, intéressait beaucoup les Italiens. Aussi ceux-ci, avec les Français, insistaient-ils sur le fait qu'un marché commun n'est pas concevable sans des mesures pour rendre convertibles les monnaies.
A ces propositions, l'Allemagne en avait ajouté quelques autres, sympathiques : création d'une Université européenne et développement des échanges d'étudiants et de travailleurs.
Sur les buts, à des nuances près, tout le monde était donc d'accord. Mais sur les moyens, les divergences étaient plus accusées et plus importantes.
On avait songé d'abord à étendre simplement à d'autres secteurs la compétence de la Communauté européenne du charbon et de l'acier.
Cette méthode fut écartée. Toutefois les Allemands envisageaient de confier à une haute autorité un rôle technique d'exécution des décisions du Conseil de ministres.
Allait-on créer des institutions supranationales ?
Le mot avait été soigneusement évité. Et l'on avait insisté, à la délégation française, sur le danger que représenterait une nouvelle discussion théorique sur ce thème. C'est en examinant les problèmes concrets qu'en chaque cas on déterminerait jusqu'à quel point devaient aller les pouvoirs de décision de l'organisme envisagé.
La France proposait, pour réaliser les projets acceptés par la Conférence, une collaboration étroite entre le Conseil de ministres et plusieurs groupes d'experts qui devaient présenter leurs travaux à des échéances fixes. Les Allemands, plus réservés, offraient seulement une sorte de comité consultatif permanent attaché au Conseil de ministres. En revanche, ils acceptaient l'idée d'une autorité supranationale dans le domaine de l'énergie atomique.
La Conférence devait se terminer le vendredi soir. Pendant une grande partie de cette journée, les positions ont semblé hésitantes. C'est ce jour-là, vers 18 heures, qu'un accord a commencé à se dessiner.
M. Hallstein posa le problème très nettement :
- Sommes-nous d'accord pour faire quelque chose â six?
Réponses positives, avec quelques hésitations, venues de la France, qui eût voulu élargir le cercle.
Pourtant il faut agir vite. Les Russes sont en train d'adopter une politique plus conciliante. Ils viennent d'accepter l'indépendance politique de la Yougoslavie. Ce changement d'attitude n'est qu'une tactique à court terme. Le drame de Budapest approche. Mais l'expérience prouve que lorsque les oppositions sont moins dures, la volonté de construire l'Europe tend à fléchir. C'est une raison de se hâter.
D'autre part, les observateurs sont frappés d'une évolution rapide de la politique allemande. On se demande s'ils accepteront encore un an plus tard ce qu'ils sont alors prêts à signer. L'influence du Dr Erhard, assez négative à Messine, pouvait laisser des doutes.
Un accord dynamique.
Pour franchir une nouvelle étape vers l'intégration européenne, l'accord fut cependant indiscutable et sincère. Sur ce point, le communiqué final reprit intégralement les termes de la proposition du Benelux.
La conférence devait se terminer par un dîner aux chandelles qui n'aurait rien de monastique, dans l'ancien couvent de San Domenico, à Taormina. Les Français devaient repartir dès 4 heures du matin le lendemain. Pourtant le travail continua, presque ininterrompu. Jusqu'au dernier moment, on ratura le mémorandum du Benelux.
Le point le plus difficile était celui de la procédure. Les Belges et les Hollandais eussent aimé que des décisions de principe fussent possibles.
La Conférence n'en a pas pris. Elle a seulement décidé des études. Était-ce un échec ?
Non.
Du point de vue économique, les études n'existaient pas encore sur les incidences d'un marché commun généralisé ni sur la mise en pool de l'énergie atomique. Sur le gaz et l'électricité, elles étaient embryonnaires. Il ne s'agissait pas de remettre en chantier un problème éculé, mais de préparer un travail concret. Un délai court était fixé aux experts pour remettre leur travail : le 1er octobre. Les six ministres des Affaires étrangères devaient se réunir avant cette date pour prendre connaissance d'un rapport intérimaire. 11 était envisagé d'inviter des représentants de la Grande-Bretagne et des autres pays à ces travaux.
Enfin, une personnalité politique devait animer ces études. Les ministres n'avaient pas eu le temps de la désigner. Il fut entendu que la question serait réglée par voie diplomatique. Les noms de M. Spaak, de M. Van Zeeland, de M. Pella, de . Jean Monnet avaient été prononcés.
- Tout cela n'est-il pas très vague ? dernandai-je, déçu, à Christian Calmès, secrétaire général du Conseil de ministres de la Communauté charbon-acier, après avoir lu le communiqué.
- Non, répondit-il. Le fait de désigner ainsi comme animateur un homme politique qui mettra son point d'honneur à aboutir est une garantie d'efficacité. Les procédures qu'on a adoptées sont dynamiques.
La suite lui a donné raison.
Le communiqué final de la conférence fixait aux experts un programme chargé qui reprenait à peu près les objectifs du mémorandum du Benelux. Toutefois, il parlait seulement d'organisation commune là où le premier texte parlait d'autorité. Les ministres ont clairement exprimé leur désir de ne pas multiplier les bureaucraties. Mais au programme figurait :
- l'établissement de plans d'un réseau européen de voies de transport ;
- le développement des échanges de gaz et de courant électrique ;
- l'organisation commune pour l'usage pacifique de l'énergie atomique (fonds communs d'investissement, libre accès aux matières premières, échanges de techniciens, d'outillages, d'informations, coopération avec les pays non membres).
- la préparation progressive d'un marché commun sans droits de douane et sans licences d'importation.
Une graine avait été jetée en terre mais, comme dans la parabole du semeur, bien des accidents, dont chacun eût pu être mortel, la menaçaient encore.
MARCHÉ COMMUN ET EURATOM
PRENNENT FORME
Quelques jours plus tard, on apprenait que PaulHenri Spaak acceptait d'être l'animateur de la négociation, et que celle-ci se tiendrait non loin de Bruxelles, au château de Val-Duchesse. Elle allait démarrer rapidement, mais se heurter bien vite, nous allons le voir, à la complexité de l'entreprise. C'était vouloir défricher une forêt vierge. Il faudrait choisir les réformes nécessaires, mettre au point les traités, préparer l'opinion avant de pouvoir signer. Puis il faudrait ratifier, mais l'enjeu en valait-il la peine?
Paul-Henri Spaak a alors cinquante-six ans. Avocat à la cour d'appel de Bruxelles, il avait été membre suppléant de la Chambre de 1922 à 1932 et fut alors élu député. En 1935, il était ministre des Transports. En 1939, il devint ministre des Affaires étrangères et le resta jusqu'au 27 juin 1949. Il a donc joué un rôle dans la naissance du Benelux.
Il était même, entre mars 1947 et juin 1949, Premier ministre de Belgique. II avait présidé le Conseil de l'Europe et l'avait quitté en une démission retentissante pour protester contre son immobilisme. En avril 1954, il était redevenu ministre des Affaires étrangères. Socialiste militant, P.H. Spaak est, avant tout, un homme d'État. Rond, souriant, plein de verve, il aime la politique.
- J'écrirai un jour, disait-il dans une causerie, un livre très important. J'ignore ce que j'y mettrai, et je n'en connais que le titre : De l'incompétence nécessaire de l'homme politique. En effet, si le ministre est compétent, il a ses solutions personnelles et devient alors incapable d'écouter celles des autres. Or, son métier n'est pas d'élaborer lui-mëme les projets, c'est de choisir entre ceux qu'on lui offre et de tirer parti de l'imagination inépuisable des experts, en les obligeant à balayer les obstacles.
Ainsi fit-il à Val-Duchesse.
Une volonté d'agir.
La Conférence prévue commença le 9 juillet à Bruxelles. Les hésitations allemandes n'avaient été qu'un épisode et finalement il apparaissait avec évidence que c'était surtout l'attitude de la France qui commandait la possibilité de faire l'Europe. Or, dans un discours à Bourges, Edgar Faure, alors président du Conseil, avait indiqué avec beaucoup de netteté sa volonté de progresser sans équivoque. Les applaudissements qui avaient salué ce passage l'avaient beaucoup frappé. Il avait demandé aux journalistes d'insister sur ce point. Félix Gaillard, qui devait présider la délégation française, partait avec des instructions positives.
Charentais comme Jean Monnet, Félix Gaillard avait été, au Plan français de modernisation et d'équipement, son directeur de cabinet. Entré depuis à la Chambre, promis à une belle carrière politique puisqu'il deviendra très vite le plus jeune président du Conseil de France, il est fort dynamique.
Les Anglais ont accepté de venir à la réunion. Que feront-ils? C'est un mystère. Certains vont même jusqu'à se demander si l'on ne les a pas invités pour faciliter un échec de la Conférence. C'est certainement faux. Le désir d'organiser l'Europe la plus large possible est très vivace au cœur des Européens. D'autre part, si les Britanniques ne s'intéressent guère aux problèmes de canaux et de voies ferrées du continent, ils sentent l'importance d'un projet de marché européen. Comment songer à organiser un statut de l'atome sans en discuter avec eux? Ils sont 1a seule puissance atomique européenne.
La perspective de voir se multiplier les nouveaux organismes disparates entre lesquels les frontières risquent d'être capricieuses et le nombre des participants variable n'enthousiasme pas les Européens. Si la Suisse et l'Autriche n'ont pas alors grand-chose à dire sur le charbon et l'acier, leur présence est presque indispensable quand il s'agira des transports ou de l'électricité pour lesquels ces deux pays occupent des positions clés.
Mais, au-delà du désordre apparent, un fait s'impose : les Européens travaillent à mettre en pool des plus sensibles.
La conférence de Bruxelles s'était ouverte le samedi 9 juillet. Dès le 13 juillet, Félix Gaillard, président de la délégation française, me confiait sa satisfaction de l'ambiance exceptionnellement constructive qu'il avait trouvée.
- Nous avons été d'abord, dit-il, agréablement surpris de l'attitude très constructive du délégué allemand, M. le professeur Hallstein. Sitôt après que M. Spaak, qui présidait la Conjérence, eut souhaité la bienvenue, il a pris la parole pour exprimer la volonté du. Gouvernement allemand de faire progresser la réalisation d'une Europe économique, non seulement par secteurs, mais par une action qui préparerait une intégration générale.
- Ne dit-on pas, pourtant, que les milieux d'affaires de la République fédérale témoignent de tiédeur pour l'idée européenne et que le ministre de l'économie nationale, le Dr Erhard, ne souhaiterait guère, surtout depuis le rejet de la C.E.D., une politique d'intégration?
- On de dit, répond Félix Gaillard, mais ce qui est certain, c'est que le professeur Hallstein a qualifié par écrit, à plusieurs reprises, d' « absurdité » les assertions selon lesquelles te gouvernement de M. Adenauer ne serait plus décidé à progresser.
« Autre raison d'optimisme, continuait-il : M. Spaak, prudent, avait prévu un horaire de travail qui faisait large place à l'inventaire historique et statistique des tentatives déjà réalisées et des possibilités offertes. Au nom du Gouvernement français, j'ai proposé que le secrétariat de la Conférence fût chargé de ces travaux préliminaires et que les délégués abordent, dès la prochaine réunion, c'est-à-dire le mardi 18 juillet, les questions brûlantes : les propositions concrètes des gouvernements. Nous ne devons pas nous enliser dans des querelles d’experts, mais nous sommes une instance politique chargée d'élaborer un texte susceptible de réunir dans tous les pays, des majorités.
Les autres pays, Angleterre comprise, ont acquiescé.
- Le point le plus sensible de la Conférence doit être, je, pense, l'énergie atomique. Que peut-on envisager dans ce sens?
- La France, répondit F. Gaillard, tout en restant loin des trois grands en matière atomique, a une avance très nette sur les autres pays d'Europe qui, pratiquement, n'ont rien sauf la Belgique qui dispose d'uranium. Mais nous sommes freinés par nos possibilités financières et parce qu'aucune économie nationale ne peut, à elle seule, créer une industrie atomique complète. Nous avons donc intérêt à collaborer.
« Nous devrions pouvoir mettre sur pied une agence européenne atomique chargée de réaliser un certain programme. Pour la France, ce serait un travail complémentaire et, pour les autres, une initiation, mais nous pourrions ainsi poser les fondements d'une collaboration féconde.
Le 6 septembre 1955, près de La Haye, les six ministres du Marché commun se retrouvaient, pour être mis au courant par P.H. Spaak des progrès réalisés depuis Messine.
Le bilan des travaux paraît encore modeste mais, nous allons le voir, le virage s’amorce bien
A part l‘énergie atomique qui n‘a jamais cessé de tenir la vedette, l'ordre des priorités a évolué.
Les transports et l'énergie traditionnelle apparaissaient à Messine comme les secteurs les plus mûrs pour un nouvel effort d'intégration. On attendait des progrès rapides. Ils ne sont pas venus.
En revanche, l'idée d'un marché commun européen n'avait pas obtenu en Sicile le succès que lui souhaitaient ses promoteurs hollandais. Elle prenait sa revanche. Elle pouvait revêtir deux formes.
La première, c'était l'union douanière : les six pays n'auraient plus de frontières intérieures et adopteraient pour l'extérieur un tarif douanier commun. C'est la solution la plus simple et la plus dynamique, celle qu'a adoptée l'Allemagne au temps du Zollverein. Peut-être fut-il plus facile, alors, grâce à la poigne prussienne, de rédiger le tarif extérieur commun. On craignait cette fois sur ce point de grandes difficultés.
Parmi les Six, certains pays comptaient sur leurs exportations pour une part très importante, quelque 40 %, de leur revenu national, la Belgique par exemple. Un tarif douanier faible leur est nécessaire parce qu'ils veulent que d'autres pays accueillent leurs produits avec libéralité et aussi pour abaisser au maximum les prix d'achat des produits importés, donc les pris de revient. La France, au contraire, ne trouvait dans ses ventes à l'étranger qu'une faible part des ressources. Elle était plus soucieuse de protéger ses industriels que de trouver des débouchés. Elle préférait d'ordinaire maintenir une protection douanière. A quel niveau allait-on situer le tarif commun ?
Bien des détails restaient flous, mais les difficultés n'entamaient pas la volonté d'agir.
Ce qu'il fallait supprimer.
Pourquoi un marché commun? Un poste de douane n'est pas une curiosité où s'attardent les touristes. Pour mieux poser le problème, j'ai passé quelques heures, vers 1957, dans celui de Jeumont, un point stratégique à la fois sur route, sur voie ferrée et sur canal, à la frontière de la France et de la Belgique, sur la grande artère qui mène de Paris à la Ruhr.
Dans le souci fort louable d’abréger les formalités, douaniers français et belges habitaient la même maison.
- Hélas! disait l'un d'eux, le contrôle jumelé est un leurre. Sur ce camion qui sort de France, le Français ne jette qu'un coup d'œil, alors que le Belge passera parfois une heure d'inspection. En sens inverse, c'est le contraire.
Beaucoup de marchandises arrivent chargées sur les camions de commissionnaires en douane : ce qui est le plus important, ce qui donne sa raison sociale à l'entreprise, ce n'est pas le transport, c'est le passage de la douane, opération très spécialisée qui nécessite une connaissance approfondie des subtilités du tarif. Ce fait illustre la complexité des opérations de commerce international et la gêne que comportent pour les échanges ces barrières multipliées.
Sur la Sambre, je suis arrivé un lundi, jour chargé. Sur un bon kilomètre, des péniches faisaient la queue. Elles devaient d'abord signaler leur arrivée à leur commissionnaire en douane, attendre que celui-ci eût accompli les formalités, que 1es douaniers visiteurs trouvent le temps de s'occuper d'elles et que leurs aides puissent explorer la cargaison à l'aide de longues piques.
Dans la gare, certains wagons attendent plusieurs semaines avant d'être dédouamés, ce qui oblige à défaire et à refaire les trains, à multiplier les rnanoeuvres.
Ajoutez les sommes très considérables perçues par les bureaux de douane et vous sentirez que le cloisonnement en frontières étroites amène non pas la paralysie de l'économie européenne : elle est très active, mais une moins value très grave.
Essayons d'apercevoir les conséquences de cet état de choses.
Si vous avez un ami à Luxembourg, si vous voulez lui envoyer de France, par la poste, un petit cadeau, attention! il faudra, pour le dédouaner, perdre une demi journée et payer une somme assez importante.
Si un Luxembourgeois a acheté un aspirateur en Allemagne, ce sera, pour le faire réparer, toute une affaire. Si par hasard, à l'aller ou au retour, il passe m douane en dehors des heures de bureau, l'aspirateur sera retenu. Il faudra venir le chercher le lendemain. Un de mes amis voulait passer une table ancienne, donc libre de droits. Ses papiers étaient en règle, mais le poste routier n'avait pas les pouvoirs de dédouanement nécessaires. Il a fallu payer et aller se faire rembourser le lendemain, à grand renfort de temps perdu.
Portez ces anecdoctes sur le plan général et évaluez le temps que des gens très qualifiés, très capables de produire, gaspillent à solliciter des protections douanières, à écrire des rapports, des formalités, à s'entrecontrôler, à dresser des statistiques, à négocier des traités de commerce, etc., on se rendra compte du gouffre que représentent les douanes.
Sur des marchés trop petits, il est impossible de produire en grande série des quantités d'objets : des autos, des machines à écrire, des stylos, des canifs. Pour qu'un tissu imprimé soit rentable et bon marché, il faut en faire au moins dix kilomètres. C'est trop pour un pays comme la Belgique.
La fermeture des douanes arrête la concurrence à tous les stades de l'économie. La vie coûte plus cher. Le pouvoir d'achat des salaires en pâtit. Il faut les élever. Machines et fournitures sont trop coûteux; des amortissements excessifs alourdissent donc les prix de revient. Plus on se protège, plus on a besoin d’être protégé.
Comme on comprend ce film de Charles Spaak, le frère du ministre, où le douanier est considéré comme un instrument des réactionnaires et le contrebandier comme le champion du progrès.
Un an de travail pour rédiger deux traités.
Malgré les réticences allemandes, il était déjà évident, à Messine, que la clé du progrès européen serait la majorité de la Chambre qui allait être élue en France en 1956. C'était plus évident encore après le début de la Conférence de Val-Duchesse. Le président du Conseil d'alors, Edgar Faure, brusqua l'événement en dissolvant la Chambre des députés et en anticipant les élections.
La campagne électorale se déroula sur de tout autres thèmes. Toutefois, le mouvement européen interrogea tous les candidats sur leurs intentions à ce sujet et reçut beaucoup de réponses favorables. La presse incita les électeurs à poser des questions sur l'Europe dans les réunions électorales.
La majorité de la nouvelle Assemblée fut européenne. La victoire était revenue au « Front républicain », alliance des radicaux de Pierre Mendès-France qui avaient contribué à l'échec de la C.E.D. et des socialistes de M. Guy Mollet. Il avait été convenu entre les deux alliés que le président du Conseil serait celui que le président de la République aurait appelé le premier. Mais il avait été ajouté que l'autre choisirait son portefeuille. Guy Mollet fut appelé, P. Mendès-France demanda les Affaires étranères. C'était un très gros risque pour l'Europe. Guy Mollet refusa. Au quai d'Orsay, il plaça Christian Pineau, gendre de Jean Giraudoux, qui avait été, en 1938, congédié d'une grande banque pour activités syndicales. Christian Pineau fut un ferme soutien de la politique européenne et sera l'un des signataires du traité de Rome. Il chargea de cette affaire son secrétaire d'É tat, Maurice Faure.
C'est un tout jeune ministre. Il vient alors d'avoir trente quatre ans. Fils d'instituteur de Dordogne, doté du pittoresque accent de Gascogne dont il n'ignore pas la valeur électorale, esprit très brillant, il fut dès vingt et un ans agrégé d'histoire et a préparé sa thèse sur l'histoire comparée des constitutions. Mais à peine a-t-il enseigné. Très vite, il a rejoint, dans la résistance, un corps franc qui préparait la libération de Toulouse puis est devenu collaborateur du ministre de l'Éducation nationale. Député à vingt-neuf ans, il se fait remarquer comme spécialiste de la politique étrangère.
Il sera le seul ministre à participer intégralement aux négociations sur le traité de Rome et les marquera largement de son empreinte. Si ce texte porte, pour chaque pays, deux signatures, c'était afin de permettre à Maurice Faure de signer. De l'avis général, il l'avait bien mérité.
Au printemps de 1956, le travail des experts avait abouti à un rapport relativement très précis qui fut examiné et approuvé à la conférence de Venise.
Pendant toute l'année 1956, ils travaillèrent encore. La France, alors en pleine inflation, se montrait souvent très réticente. Beaucoup de ses industriels avaient peur. Elle ne voulait pas être forcée à dévaluer. Elle posait des conditions d'harmonisation sociale qui paraissaient parfaitement inacceptables à ses partenaires.
Vers la fin de l'année, la rédaction des deux traités s'achève. Tant pour Euratom que pour le Marché commun s'élèvent souvent des différends qui opposent cinq pays au sixième. Mais le dissident n'est pas toujours le même.
Pour le Marché commun, la France pose mainte condition.
La première question est celle de l'entrée en vigueur du traité. La France, engagée dans la guerre d'Algérie, souhaite se réserver la possibilité de la retarder de six mois ou d'un an ou d'obtenir une clause de sauvegarde pour ne pas tenir immédiatement ses engagements, ce qui serait un mauvais départ.
La France tient à son aide à l'exportation et à sa taxe sur les devises. Sa monnaie étant surévaluée, elle a établi tout un système de protection contraire au Marché commun, mais qui ne peut être supprimé que par une dévaluation. Elle veut obtenir de ses partenaires qu'ils la laissent garder ce système jusqu'au rétablissement de l'équilibre.
Elle est également très exigeante sur l'harmonisation des charges sociales. Le nombre de jours de congés payés (jours fériés compris) est comparable dans la plupart des pays. Les salaires masculins et féminins ont peu à peu tendance à s'égaliser, mais la différence reste importante entre la France et les cinq autres pays. La rémunération des heures supplémentaires est très différente. Au total, les disparités de charges sociales incriminées portent sur quelque 2 1/2 % des salaires. En venir à bout en cinq ans devait être possible.
Sur l'Euratom, ce sont les Allemands qui sont isolés. Un bureau d'achats unique et exclusif des matières fissiles doit-il concentrer tous les approvisionnements des pays membres ? Oui, répondent les Français, Belges, Hollandais, Luxembourgeois et Italiens. Non, répliquent les Allemands. Ce bureau d'achats ne doit être que facultatif.
- Pour établir un contrôle efficace de l'utilisation, c'est indispensable, disent les uns.
- Nous pourrons très bien, répondent les autres, organiser un contrôle efficace sans cette précaution. Vous allez créer un organisme de dirigisme qui, pour être international, n'en paralysera pas moins l'initiative privée.
- Si chacun s'approvisionne à sa manière, répondent les partisans du bureau d'achat, nous ne tarderons pas à voir nos six pays se livrer à des surenchères, à des concurrences qui briseront la puissance que donnerait l'unité morale et économique de Euratom.
Il y eut encore de vifs débats sur la question des clauses de sauvegarde : un pays en difficultés de balance des paiements pourra-t-il prendre de lui-même les mesures conservatoires nécessaires, quitte à en discuter après avec ses partenaires, ou devra-t-il, au contraire, discuter avant de décider?
Côté Euratorn, on se demande s'il sera précisé dans le traité que les signataires s'interdisent l'utilisation militaire de l'énergie atomique. Non, fut-il d'abord répondu d'enthousiasme. Puis, le débat s'approfondissant, on se rendit compte que l'usage de l'arme nucléaire risquait de se répandre dans le monde, même dans des nations d'importance très secondaire, de sorte que, si l'Europe s'interdisait d'en posséder, elle risquait d'en être très gravement handicapée.
Peu à peu, par l'étroite coopération des experts et des politiques, par un travail acharné de tous, l'idée semée à Messine a pu germer. Le Marché commun et l'Euratom, vagues rêveries d'idéalistes disaient certains, ont pris forme.
CONCLURE, SIGNER, RATIFIER
Les études achevées, les textes rédigés, reste l'étape essentielle. Il faut trancher. C'est l'heure des hommes politiques, interprètes de l'opinion publique. Il faut la préparer, conclure les traités, les signer, les faire connaître, répondre aux objections, les faire ratifier.
Derniers litiges et sondages d'opinion.
Les deux derniers obstacles furent levés au cours de la Conférence qui réunit du 16 au 19 février 1957, à Paris, les experts d'abord, puis les ministres des Affaires étrangères, enfin les présidents du Conseil de ministres. Ils portaient sur l'agriculture et les territoires d'outre-mer.
Il fut entendu que, progressivement, chaque pays devrait accorder aux produits des agriculteurs des autres pays membres les avantages qu'il concède à ceux de ses propres cultivateurs.
Par exemple, d'année en année, les frontières allemandes devront êtres ouvertes, moyennant réciprocité, à des quantités croissantes de viandes française et hollandaise, payées au même prix que si elles venaient de fermes allemandes. Les représentants agricoles seront particulièrement nombreux au Conseil économique et social qui sera l'une des institutions des Communautés.
Pour les territoires d'outre-mer, si les Français avaient voulu les laisser en dehors du Marché commun, leurs partenaires n'y eussent vu aucun inconvénient. Aucune objection non plus s'ils avaient voulu purement et simplement les y intégrer. Que veulent les Français? que les six pays prennent en charge ensemble une part de la responsabilité du développement économique de ces régions, la France y gardant un rôle prépondérant. C'est ce qui était difficile à obtenir.
La France apporte ses anciens territoires africains en dot à l'Europe, mais celle-ci nous aime mieux sans dot! écrivait alors Pierre Drouin.
Si elle avait laissé ces territoires subir tous les aléas des cours mondiaux qui rendent si difficiles le redressement des pays sous-développés, aucune objection n'eût été soulevée. S'ils écoulaient leurs produits et s'équipaient avec leurs propres moyens, tout serait simple. Mais cette politique en faveur des pays associés a été entreprise et doit, selon la France, être poursuivie.
Or, elle pourra l'être sans trop de difficultés pendant les premières étapes du Marché commun, la concurrence restant limitée. Les douanes abolies, la situation de celui qui aiderait seul pourrait devenir intenable. Dans la course, ce serait un handicap disproportionné. Les autres pays de la Communauté allaient-ils contribuer eux aussi au développement de ces pays attardés?
Sur le plan purement économique, l'affaire leur paraissait trop incertaine : la conjoncture politique était mstable et les Allemands, qui étaient les principaux intéressés, n'avaient plus d'expérience africaine récente. C'est pourquoi la France proposait un simple essai.
En une première période, cinq ans, la contribution de nos partenaires à un fonds de développement serait faible, bien que croissante. Faibles aussi seraient les avantages retirés : léger élargissement des contingents, léger abaissement des droits de douane, liberté accrue des mouvements de capitaux et de personnes.
C'était peu, mais assez pour susciter un centre d'intérêt commun et préparer l'avenir en laissant à la conjoncture politique le temps de s'orienter.
En arrivant à Paris, le Dr Adenauer déclara :
- J'arrive avec un grand espoir au cceur. Si l'on aboutit, ce sera une réussite extraordinaire pour l'Europe.
Mais Allemands et Hollandais ne voulaient pas être entraînés dans une affaire aux relents colonialistes. Ils craignaient de voir la France, âprement critiquée pour sa politique en Algérie, se servir de leur accord pour monter une opération néo-coloniale. Ils ne voulaient pas se brouiller avec les pays jeunes.
A l'hôtel Matignon, pendant une longue et pluvieuse journée, on discuta très longuement. Guy Mollet, président du Conseil français, réussit sans doute à convaincre ses partenaires qu'il ne s'agissait pas de maintenir sous tutelle ces « douze millions de kilomètres carrés, le vingtième des terres émergées, ce qui fut l'Empire français » (R. Sedillot), mais d'accomplir un devoir de solidarité envers l'Afrique et de lui apporter une aide parfaitement désintéressée. Dans la soirée, on apprenait qu'on discutait ferme sur les chiffres.
De hauts fonctionnaires anglais étaient venus, la veille, signaler les difficultés que pourrait créer, pour la zone de libre-échange, l'intégration des territoires d'outremer dans le Marché commun. Ils ne semblaient pas avoir éveillé beaucoup d'échos.
Un accord fut obtenu : création à l'essai pour cinq ans d'un fonds de développement des territoires d'outre-nier de la communauté (ex-territoires français, belges, hollandais et italiens), les sommes étant distribuées selon les montants des investissements publics effectués jusqu'alors par les métropoles.
Pour la protection douanière à accorder aux produits tropicaux, accord pour un tarif préférentiel. Il s'établirait progressivement en une quinzaine d'années et comporterait au début des dérogations qui se réduiraient d'année en année.
Ce qui a le plus frappé les observateurs, c'est la hauteur de vue qui s'est exprimée dans ce débat, l'intérêt des territoires d'outre-mer ayant été, d'un bout à l'autre, le seul mobile des différentes positions.
Pour établir le texte des traités, il a déjà fallu surmonter nombre de difficultés, tant techniques que politiques. Sortant de la main des experts et des ministres, il est pourtant encore loin d'être adopté. II doit, dans les différents pays signataires, obtenir l'accord du souverain, c'est-à-dire subir l'assaut des opinions publiques et des Parlements. Comment les convaincre ?
Préparer des votes favorables.
La ratification avait été prévue de longue date, tant à l'échelle européenne que dans les différents pays.
Le 16 janvier 1956, à l'appel de Jean Monnet, trente quatre leaders politiques et syndicaux venus des six pays de la Communauté européenne du charbon et de l'acier se réunissaient à Paris afin d'arrêter une tactique commune. Ils voulaient obtenir une Communauté atomique. Surtout, ils cherchaient une méthode pour éviter aux traités qui allaient être préparés le sort malheureux qu'avait eu la C.E.D. (armée européenne).
Celle-ci avait été adoptée sans difficultés par les Parlements belge, hollandais, luxembourgeois et italien. En Allemagne, elle s'était heurtée à l'opposition des socialistes, mais avait été adoptée grâce à l'appui donné au chancelier par la droite.
En France, elle avait été victime d'une coalition des communistes, des gaullistes, des mendésistes, d'une partie des socialistes et de l'abstention du Gouvernement. Les partis politiques n'avaient pas assez étroitement participé aux travaux préparatoires.
Cette fois, le problème parlementaire se posait en d'autres termes. Les patrons de la Ruhr étaient hostiles à la Communauté atomique. Certains d'entre eux espéraient, disait-on, que les États-Unis leur donneraient les moyens de bâtir une industrie atomique indépendante. En revanche, socialistes et syndicalistes, craignant une industrie atomique entièrement privée, souhaitaient une Communauté européenne. C'est pourquoi le président du parti socialiste allemand, M. Ollenhauer, et le président des syndicats allemands, M. Freytag, participaient à la réunion convoquée par Jean Monnet.
La question belge était délicate car, disposant d'uranium, ce pays en tirait parti dans des accords avec les États-Unis et la Grande-Bretagne. Toutefois, une Europe atomique pouvait lui offrir des avantages.
Enfin le Parlement français semblait favorable en majorité, mais les positions des partis restaient a préciser.
Le problème eût été résolu beaucoup plus facilement si les gouvernements avaient recueilli l'opinion des leaders politiques avant de rédiger et de signer le traité. Leur donner la parole était le but de la rencontre organisée par Jean Monnet.
Celui-ci, en effet, libéré depuis Messine de toute charge officielle, s'était donné pour tâche de préparer la voie politique à la ratification des traités européens. Les leaders invités formèrent le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe, dont M. Jean Monnet assuma la présidence. Ils n'y participaient pas à titre personnel, mais comme représentants de leurs organisations. Or, les partis politiques présents formaient une majorité dans les Parlements de chacun des six pays et les porte-parole des syndicats non communistes qui y prenaient part représentaient au total dix millions de travailleurs.
Les espoirs de nos peuples d'amélioration des conditions de vie, de justice, de liberté et de paix ne seront pas réalisés si les efforts nationaux restent séparés. Nos pays doivent mettre en commun leurs ressources et leurs efforts..., aflïrmait la résolution qui fut adoptée à l'unanimité.
Le Comité se refuse à accepter comme définitive la situation actuelle, qui fait que les organisations de six pays d'Europe seulement aient pu donner leur accord, et renouvelle son espoir unanime de voir d'autres nations d'Europe prendre sans réserve la place qui est la leur dans l'organisation de l'Europe ou tout au moins s'y associer étroitement.
Le «club des majorités européennes » de Jean Monnet se réunit plusieurs fois au cours de 1956. Il s'intéressa surtout à l'Euratom, sans doute parce que c'était le sujet qui permettait le mieux d'affermir les majorités et les méthodes de travail.
1956, c'était aussi l'année de Suez, l'année où la vieille Europe prit conscience de sa pauvreté en énergie, dont elle doit faire venir une part croissante de sources lointaines, par des routes coûteuses et peu sûres. Un rapport récent de l'Organisation Européenne de Coopération Économique, préparé sous la direction de Louis Armand, montrait que cette question serait angoissante pendant au moins vingt ans à chaque tension grave avec les états arabes.
Les Anglais menaient à grande allure non plus seulement leurs recherches mais leurs réalisations atomiques. L'Europe continentale resterait-elle en arrière? Les usines atomiques de grande envergure dépassaient les possibilités de chaque province européenne.
La motion adoptée à la première réunion du Comité d'action des États-Unis d'Europe fut déposée dans les six Parlements et obtint partout un vote massif : 80 % des voix en Hollande malgré l'opposition communiste; résultat analogue au Luxembourg. En Belgique vote massif également, les communistes n'ayant pas voté contre mais s'étant abstenus, en attendant, disaient-ils, un débat sérieux. En France, cette l'approbation fut acquise à une forte majorité. Les socialistes, qui s'étaient divisés lors de la C.E.D., votèrent tous pour.
La motion prévoyait l'usage exclusivement pacifique de l'énergie atomique. La question fut débattue. Notre pays voulait avoir le droit de faire des bombes atomiques. Il fut entendu qu'il n'y aurait pas d'explosion avant 1961 et qu'après on verrait. Les autres pays acceptèrent cette condition.
Fait remarquable, les anciens partisans du général de Gaulle, farouches opposants à la C.E.D., déclarèrent qu'ils voteraient pour l'Euratom s'il était conforme aux promesses du président du Conseil.
En Italie, aucune difficulté majeure.
En Allemagne, tous les socialistes et presque tous les démocrates chrétiens votèrent pour, ce qui formait une très large majorité. Mais les libéraux s'abstinrent, reflétant la réserve du patronat allemand. Grâce en partie à l'action du Comité, le vote des traités était fort bien préparé.
En janvier 1957, le Gouvernement français provoqua un large débat parlementaire.
Un discours de P. Mendès-France sur le Marché commun y fit grande impression. Il déclara notamment qu'une dévaluation pourrait être imposée à la France par l'autorité supranationale, que les taxes de compensation et d'aide à l'exportation (qui constituaient une quasi-dévaluation) ne pourraient subsister après la fin de la période transitoire. Rien ne garantissait que les autres pays harmoniseraient le régime des heures supplémentaires avec celui de la France : celle-ci serait à la merci d'une autorité supranationale technocratique qui lui serait toujours défavorable et déciderait à la majorité. On voulait étouffer le projet britannique de zone de libreéchange qui pourtant serait plus favorable à l'agriculture française. Il agita la menace d'une hégémonie économique de la Ruhr, de la supériorité des Hollandais dont les salaires étaient bas, du chômage qui passerait les frontières, etc.
Guy Mollet demanda aux députés de s'engager, par leur vote, à ratifier le traité.
L'Europe unie, force mondiale indépendante, est à notre portée, déclara-t-il. Les risques sont préférables à la certitude du déclin et de l'isolement, ajouta Paul Reynaud. 331 voix contre 210 approuvèrent l'idée du Marché commun. L'hypothèque était levée. Il fut alors possible de conclure rapidement les dernières difficultés.
ROME, 25 MARS 1957
Par une pluvieuse journée de printemps, à Rome où sonnaient les cloches de l'Annonciation, les traités furent signés au Capitole le 25 mars 1957. La joie et l'espérance teintées de diverses nuances s'exprimèrent au cours de la cérémonie.
L'unité européenne sera, disait M. Bech au nom du Luxembourg, une opération qui n'ira ni sans douleur, ni sans choc.
Ferveur de M. Martino qui affirmait: Tous ceux qui ont voulu l'Italie unie et libérale veulent avec la même force une Europe unie et libérale.
Espoir de M. Luns qui, au nom de la Hollande, voit un heureux présage dans cette signature donnée en la capitale de l'Europe antique et de celle du Moyen Age.
Gratitude du chancelier Adenauer et de Paul-Henri Spaak qui évoquent le souvenir de tous ceux qui eussent voulu être à Rome ce soir-là : Alcide de Gasperi, le comte Sforza, Robert Schuman, Guy Mollet, Jean Monnet, M. von Brentano, tous les diplomates, tous les militants qui ont préparé cette journée.
Je veux modérer ma joie, disait P-H. Spaak, mais nous avons tous conscience de vivre une grande date de l'histoire de l'Europe.
Le ministre des Affaires étrangères de France, C. Pineau, s'employa à dissiper les craintes suscitées chez ses partenaires par des décisions récentes et restrictives d'une France alors en pleine crise de devises. Il ne s'agissait que de mesures transitoires qui ne représentaient nullement une prise de position opposée à l'esprit du Marché commun. Les premiers effets du traité ne sauraient, en effet, se manifester avant janvier 1959. A la fin de la première étape, quatre ou cinq ans ayant passé, il faudrait espérer que l'affaire d'Algérie serait liquidée et que le pétrole saharien aurait amélioré la situation française en devises.
A Rome, les milieux européens avaient eu le sentiment d'ouvrir un grand chapitre d'histoire. Mais, pour les foules indifférentes, ce n'était encore qu'un papier de plus.
Que contenaient les traités ?
Très denses, les textes qu'avaient signés les ministres furent alors publiés et soumis aux parlementaires. Essayons de prendre une vue d'ensemble de leur dispositif sans nous attarder aux détails. En effet, les uns seront repris dans ce texte au fur et à mesure qu'ils poseront des problèmes (passage à la seconde étape, textes agricoles, élargissement des contingents). D'autres règlent des rythmes de désarmement douanier qui ont été soit réalisés, soit accélérés. D'autres enfin restent très actuels.
Voyons les principaux mécanismes de l'union économique, puis les institutions qui la dirigent, enfin les thèmes majeurs du traité d'Euratom.
Le but des parties contractantes était de «promouvoir un développement harmonieux des activités économiques dans l'ensemble de la Communauté, une expansion continue et équilibrée, une stabilité accrue, un relèvement accéléré du niveau de vie et des relations plus étroites entre les États qu'elle réunit » (art. 2).
« Le Marché commun est progressivement établi au cours d'une période de transition de douze années », divisée en trois étapes de quatre ans dont la première pouvait être prolongée de deux ans si l'unanimité n'était pas réunie pour constater que l'essentiel des objectifs fixés avait été atteint.
Le Marché commun comporte « interdiction entre les États membres des droits de douane à l'importation et à l'exportation et de toutes taxes d'effet équivalent, ainsi que l'adoption d'un tarif douanier commun dans leurs relations avec les pays tiers » (art. 9).
Suit une étude détaillée des rythmes de désarmement douanier, d'élargissement et de suppression des contingents d'importation, de mise en place du tarif extérieur commun (art. 12 à 37).
Sur l'agriculture, le traité affirme qu'il faut une politique agricole commune, mais ne la définit pas. Il précise surtout les mécanismes de transition (art. 38 à 47).
La libre circulation des personnes, des services et des capitaux.
La libre circulation des travailleurs, le droit d'établissement, la liberté des échanges de services et des capitaux doivent être assurés à l'intérieur de la Communauté au plus tard à l'expiration de la période de transition, c'est-à-dire douze à quatorze ans après l'entrée en vigueur du traité (art. 48 à 67).
Les règles de la concurrence.
Interdiction des monopoles, de certaines formes d'entente, du dumpiug (art. 85 à 91).
Les aides des états à telle ou telle branche doivent disparaître, à moins qu'elles ne soient à caractère social, qu'elles ne remédient à des calamités naturelles ou qu'elles ne concourent à stimuler l'activité économique d'une région touchée par le sous-emploi, etc. Mais, dans ces cas, les aides doivent s'appliquer quelle que soit l'origine des produits (art. 92 à 94).
La politique commerciale.
Pendant la période de transition, les pays se consultent pour adopter autant que possible, vis-à-vis des pays tiers, une attitude uniforme. Passé ce délai, ils ne mènent plus, dans les organismes internationaux économiques, qu'une action commune (art. 116).
Quelle politique sociale ?
Chaque État membre assure au cours de la première étape, et maintient par la suite, l'application du principe de l'égalité des rémunérations entre les travailleurs masculins et les travailleurs féminins pour un même travail (art. 119).
Alimenté par le budget du Marché commun, le fonds social européen peut assumer la moitié de la charge que représentent certaines décisions ou initiatives, l'autre moitié étant payée par l'état qui les a prises. Peuvent être financées : la rééducation professionnelle, des indemnités de réinstallation, l'attribution d'un salaire aux ouvriers ayant perdu leur emploi à la suite d'une conversion de leur entreprise (art. 1`?5). Une banque européenne d'investissement va contribuer à la mise eu valeur des régions peu développées de la Communauté (art. 129-130 et annexe V).
La banque européenne d'investissements.
Dans l'ensemble, liberté et concurrence largement accrues mais tempérées par des mécanismes correcteurs permettant un équilibre que le pur libéralisme ne suffit pas toujours à maintenir.
L'association des territoires d'outre-mer
Les articles 131 à 136 posent les principes de cette association, d'un régime douanier privilégié et d'une aide des pays du Marché commun.
Comment fonctionneront les institutions.
L'assemblée est formée de délégués des Parlements. Elle peut voter, à la majorité des deux tiers, une motion de censure qui obligerait les membres de la Commission européenne à démissionner (art. 137 à 144).
Le Conseil est l'organe de décision et de coordination des politiques des pays membres. France, Allemagne et Italie y disposent chacune de quatre voix ; Belgique et Hollande, chacune de deux voix ; le Luxembourg, d'une voix. La majorité qualifiée est de douze voix (art. 145 à 154).
La, Commission européenne est composée de neuf membres représentant non l'État qui les a désignés mais l'intérêt général de la Communauté (art. 155 à 163). C'est le Conseil qui a pouvoir de décision, mais la Commission a seule le pouvoir d'initiative. Elle dirige les services nécessaires pour faire fonctionner la Communauté.
La Cour de Justice est composée de sept juges et contrôle la légalité des actes du Conseil et de la Commission (art. 164 à 188).
Le Comité économique et social est composé de représentants des producteurs, agriculteurs, travailleurs, négociants et artisans. II est consultatif. Ses membres ne peuvent recevoir de mandats impératifs (art. 189 à 198).
Le budget doit être équilibré. Les recettes seront réparties selon la clé suivante : France, Allemagne, Italie : 28 chacune; Belgique et Pays-Bas : 7,9 chacune; Luxembourg : 0,2 (art. 199 à 209).
Ces institutions ressemblent à celles de la Communauté charbon-acier, mais la Commission a beaucoup moins de pouvoirs que la Haute Autorité. Rien n'y .est supranational. En revanche, l'exclusivité du droit d'initiative est, entre ses mains, une arme très précieuse.
Euratom.
Le mécanisme institutionnel du traité instituant la Communauté atomique européenne (Euratom) est analogue à celui du Marché commun. L'Assemblée et la Cour de justice sont les mêmes. La majorité au Conseil de ministres est conçue de la même façon.
L'Agence d'approvisionnement disposera d'une option d'achat sur les minerais et matières fissiles produites dans la Communauté. Elle assure l'égalité d'accès des consommateurs au service d'approvisionnement, sous réserve des travaux déjà engagés.
Marché commun nucléaire : un an après l'entrée en vigueur du traité, tous droits d'entrée et de sortie sur les matières et appareils concernant l'industrie nucléaire devront être supprimés.
Recherches, enseignement, sécurité seront du ressort de la Commission européenne chargée de prendre des initiatives dans ce sens.
Usages militaires. Le traité ne fait pas mention des usages militaires de la bombe atomique, mais cette question est réglée, d'une part, par le traité de Paris, qui en interdit l'usage aux Allemands, d'autre part, par les déclarations du président du Conseil français devant le Parlement, le 11 juillet 1955.
Depuis, le traité de marché commun a subi bien des épreuves. Il a été passé au crible par ceux qui négocièrent la zone de libre-échange, la politique agricole commune, les demandes d'adhésions, etc. Il sert de base à une jurisprudence de plus en plus importante. Comment s'est-il comporté ?
Il s'est montré remarquable. Il est très souple sur beaucoup de points, mais il fixe des dates. Il limite strictement les pouvoirs de l'organe appelé, trop modestement, la Commission, mais les lui donne assez précis pour qu'incarnant l'intérêt commun, il ait pris très vite un ascendant extraordinaire.
Les traités de Rome ont été le cadre dans lequel se sont développés très vite des mécanismes extrêmement efficaces. Ils ont créé beaucoup plus qu'une machine. Ils ont appelé l'Europe à la vie.
Aux Parlements, la parole.
Les traités de Rome étaient, nous l'avons vu, menacés du même sort que la Communauté européenne de défense, comment l'ont-ils évité ?
Six semaines après la signature, le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe se réunissait pour préparer la ratification.
La signature des deux traités, disait le communiqué qui fut adopté, malgré l'insuffisance de plusieurs de leurs dispositions, conduit nos pays au seuil d'une transformation profonde de l'état de choses existant en Europe et des relations entre l'Europe et une grande partie du reste du monde.
En Belgique, on regrette certaines concessions arrachées par la France, trop timorée pour son économie. On avait espéré une intégration plus étroite, l'interdiction d'user de l'énergie atomique comme arme. Pourtant, la majorité favorable aux traités est très large. Les oppositions ne sont qu'individuelles. Le parti communiste est très faible.
Aux Pays-Bas, la situation est analogue à celle de la Belgique. Il existe une opposition dans les différents partis politiques mais la majorité est vaste.
En Italie, l'extrême gauche et l'extrême droite sont contre. Les Européens d'Italie eussent préféré des clauses sociales plus favorables à leurs chômeurs et espèrent qu'il sera possible d'améliorer le texte. Mais la majorité est large et solide.
La France, forte de l'expérience malheureuse de la C.E.D., a engagé tout de suite la procédure. Les rapporteurs des différentes commissions veulent être prêts pour les vacances.
L'Allemagne eût préféré un traité plus léger, moins dirigiste, faisant moins de différence entre les pays membres et les non-membres. Là encore le vote s'annonce facile.
Le débat ne fut pas esquivé. En France certains ne se faisaient pas faute de charger le Marché commun de tous les péchés. Témoin entre mille autres ce cultivateur qui écrivait alors à un journaliste : Votre Marché commun exagère : savez-vous qu'à la foire, on vend le lapin cent francs le kilo, d'où un lapin à cent cinquante et deux cents francs après avoir passé cinq mois à le nourrir ?
C'était au moins prématuré : les premiers effets agricoles du Marché commun ne se produiraient pas avant des années.
Dans les Parlements, de nombreuses objections furent soulevées. Parmi ceux qui critiquent, il en est un qui mérite une place spéciale parce que l'avenir lui donnera l'occasion d'expérimenter ses idées : il s'agit d'un sénateur français virulent et qui paraît promis à l'opposition perpétuelle. Il s'appelle Michel Debré. Il est le porte parole du général de Gaulle.
Les objections.
Quelles objections étaient avancées par les uns et les autres? En voici un aperçu.
- Le Marché commun a une base territoriale trop étroite. Il ne comporte même pas la moitié de l'Europe libre.
- L'Allemagne occidentale, du fait de sa prépondérance au sein du Marché commun, entraînera l'Europe libre vers les « aventures à l'est » .
- Le traité devrait comprendre une clause de sécession. L'absence d'une telle clause est d'autant plus dangereuse pour les autres pays que l'Allemagne en bénéficie en cas de réunification.
- Le droit, pour l'Allemagne, de se retirer du Marché commun en cas de réunification donne la possibilité à l'Union soviétique de faire pression sur elle pour la détacher de l'Occident.
- La hâte avec laquelle on veut faire ratifier le traité par l'Allemagne a pour cause la crainte que le prochain Parlement allemand soit moins favorable au Marché commun. Or, c'est ce Parlement qui devra appliquer le traité. C'est donc lui qui devrait le ratifier.
- La complexité des dispositions du traité de Marché commun rendrait difficile l'adhésion de partenaires nouveaux. Ceci est particulièrement regrettable dans le cas de la Grande-Bretagne.
- Le Marché commun, en nous éloignant de l'Angleterre, diminue nos chances de pénétrer sur son marché, qui pourtant pourrait offrir des débouchés considérables pour les produits agricoles européens.
- Le gouvernement britannique avait demandé que des négociations sur le Marché commun et la zone de libre-échange soient coordonnées. Elles ne l'ont pas été. N'est-ce pas vouloir écarter délibérément la GrandeBretagne ?
- L'Histoire montre qu'un État qui entre dans un Marché commun perd progressivement tous les attributs de sa souveraineté (Zohverein - États-Unis).
- Les charges qui pèsent sur l’industrie française, disait-on à Paris, mais des arguments analogues étaient présentés dans les autres capitales, sont considérablement plus lourdes que celles qui existent chez nos partenaires : charges militaires, sociales, d'outre-mer, allocations familiales, salaires des jeunes. Les harmonisations prévues sont insuffisantes.
- Rien dans le traité ne garantit le maintien des harmonisations réalisées au-delà de la période transitoire.
- Le Marché commun aboutira au blocage des salaires et des avantages sociaux existant actuellement en France ou même à leur diminution, par le détour des dévaluations imposées.
- Un vaste marché est insuffisant pour assurer la prospérité économique et sociale. La fusion se fera au profit des pays les plus favorisés pour l'énergie et la capacité de production industrielle. Les intérêts de la France et de l'Allemagne sont trop fortement opposés : la France a une économie diversifiée, des intérêts outremer. Elle est protectionniste. L'Allemagne est surindustrialisée, orientée vers des échanges extérieurs, libérale. Et chacun démontrait que les intérêts des autres pays étaient agencés de telle sorte qu'il fallait craindre d'être en minorité de façon systématique.
- Dans tous les pays, on affirmait que les capitaux privés s'investiraient plus facilement ailleurs que chez soi.
- Le fonds d'investissement prévu est un organisme de caractère bancaire traditionnel et fera ses placements dans les entreprises à rentabilité optimum, ce qui exclut le financement des opérations de reconversion.
- En cas de crise, l'afflux de chômeurs italiens ou allemands va être une menace pour la stabilité de l'emploi.
- Le Marché commun nucléaire est un danger. Il n'existe pas de matériel spécifiquement nucléaire ; tous les secteurs économiques sont intéressés par l'énergie atomique.
Certains s'inquiétaient pour la forme familiale de l'exploitation agricole, craignaient d'engager les Africains sans leur avis, de ne leur offrir qu'une aide insignifiante.
Réponse positive : pourquoi?
Ces objections n'étaient pas toutes mal fondées : la suite l'a prouvé. Mais beaucoup ont été dépassées par les événements. Dans toute l'Europe, les parlementaires se montrèrent sensibles aux arguments positifs. Ils le sentaient : l'avenir n'est pas aux pays barricadés derrière des octrois et des douanes ; un grand marché est nécessaire pour profiter à plein du progrès technique ; l'Europe réveillerait les énergies latentes ; de tout sens, il faudrait s'adapter ; s'unir était le meilleur moyen d'obtenir les buts recherchés : expansion continue, stabilité accrue, relèvements accélérés du niveau de vie ; l'Europe divisée était faible ; unie, elle serait forte.
Il fallait enfin et surtout tourner le dos à un certain passé de guerres, de ruines et de sang (Maurice Faure).
Partout, la ratification des traités fut acquise à de larges majorités. Partout, en Europe, l'accueil fut excellent, bien que, dans les « milieux informés », le scepticisme n'ait cessé de régner.
Salué avec ferveur par les dévots de l'Europe, passionnément combattu par certains, mais dans l'ensemble accepté par une opinion publique qui y voit un progrès, que rebute la technicité des informations disponibles et qui se lasse très vite des perspectives à long terme, le traité de Rome est une étape décisive.
Ainsi s'est dégagée, par un travail concret, constructif, une méthode efficace.
Elle a conduit au succès pour préparer, rédiger et faire accepter un texte d'une extraordinaire densité, pour obtenir des États des engagements que jamais on ne les avait vus prendre.
A l'origine, la rencontre ministérielle (Messine) adopte un programme d'études et désigne ceux qui les mèneront, confie le soin d'aboutir à un homme politique efficace, P-H. Spaak.
Puis c'est le rythme alterné des conférences techniques et des réunions ministérielles.
Enfin, pour trancher les derniers débats, la rencontre au sommet.
En même temps, contact constant avec l'opinion publique, les parlementaires et les syndicalistes pour préparer l'accord final.
Chacun s'est engagé en pleine liberté, après une longue mise au point qui a exigé beaucoup de paroles, beaucoup de voyages et beaucoup de papiers. Mais on n'a pas encore trouvé meilleure façon pour unir efficacement de farouches indépendants.
LE PRINTEMPS DE L'EUROPE
Après l'exaltant espoir du début, l'Europe des Six va connaître l'épreuve de « la vie trop quotidienne ». Comment va-t-elle la supporter?
Trois thèmes vont dominer ce chapitre où apparaîtront des aspects multiformes de la construction de l'Europe nouvelle :
- Pendant la première étape, mise en place des structures et habitudes nouvelles, tant dans les entreprises qu'à Bruxelles.
- En même temps, départ de la Communauté européenne de l'énergie atomique.
- Le passage à la seconde étape, enfin, qui constitue ta première grande crise des Six, dominée par le problème agricole, tandis que se préparent de nouveaux progrès.
A travers ces multiples aspects, nous chercherons le secret du dynamisme européen.
LA PREMIÉRE ÉTAPE
Préparation.
Le traité n'est pas encore ratifié que toute la Communauté se prépare à en subir les conséquences, Les Hollandais, avec leurs prix imbattables, devraient être rassurés. Pourtant ils tremblent devant les hausses de prix que va leur apporter le tarif douanier commun, beaucoup plus élevé en moyenne que celui du Benelux, la cherté des denrées qu'amènera la politique agricole, les harmonisations sociales qui alourdiront les prix de revient, les cotisations qu'il faudra payer. Serons-nous encore compétitifs sur les marchés mondiaux ? demandent- ils.
Les Luxembourgeois s'inquiètent moins. L'expérience du Benelux, écrivait leur Premier ministre, M. Bech, nous a appris que le niveau différent des salaires et charges sociales n'est pas, en soi, un facteur qui pourrait essentiellement fausser la concurrence.
Malgré ses hauts salaires, le grand-duché a confiance. De même les Allemands. Ils ont abaissé leurs droits de douane de 25 % en deux ans, de façon unilatérale, ce qui est un record.
- Des industriels nous avaient mis en garde contre les conséquences de ce geste, disait M. Müller-Ilarmaek, futur sous-secrétaire d'État à l'Économie nationale. Or, il ne s'est rien passé, nous n'avons pratiquement pas eu de plaintes, bien que les entreprises allemandes n'aient pas été préparées à l'opération.
Le patronat belge se sert du Marché commun pour réveiller les ardeurs.
- Allez visiter vos concurrents des autres pays, disait-il, et voyez si nos installations sont en mesure de concurrencer les leurs. Voyez les magasins, regardez comment les produits sont emballés et vendus, par quelles chaînes ils sont distribués, si des accords de spécialisation ne sont pas à étudier.
Les voyages de ce type se multiplient dans tous les pays. Des syndicats professionnels à l'échelle du Marché commun se préparent.
Même si l'on tremble en France dans certaines entreprises, en général la confiance règne et l'on espère que tout le monde pourra gagner ensemble le Marché commun.
- Savez-vous, me disait M. Rey, ministre des Affaires étrangères de Belgique et futur membre de la Commission, qu'au Benelux, parce que le marché est trop étroit, nous ne pouvons construire ni automobiles, ni machines â écrire, ni même stylos ou canifs ? L'ouverture du Marché commun va créer dans les six pays une foule de possibilités nouvelles, inciter à des investissements, à des efjorts, à des recherches, à des créations d'entreprises et de richesses.
« J'essayais l'autre jour, continuait-il, d'évaluer quelle part de mon emploi du temps, de celui de mes collaborateurs et celui de mes visiteurs, est consacrée à des tâches inévitables actuellement, mais en fin de compte stériles et qui disparaîtront avec les frontières.
« Cette part est très importante.
« Calculez le temps que des hommes de valeur passent dans des antichambres à essayer d'obtenir des protections, des contingents, des droits de douane, à fournir des rapports, à remplir des questionnaires, à obtenir des licences, à négocier des accords bilatéraux, à arrêter le trafic aux frontières, etc. Le total de ces forces gaspillées est effrayant. »
A Bruxelles, la mise en place des institutions.
L'entrée en vigueur du traité, le 1er janvier 1958, passera à peu près inaperçue. Elle n'avait pas encore, pour l'économie, des conséquences concrètes.
Dès ce moment, la commission entra en fonctions et spécialisa ses neuf membres.
Le professeur Walter Hallstein fut choisi comme président.
Il avait alors cinquante-sept ans. Juriste, il avait consacré sa thèse au traité de Versailles. D'abord magistrat, il avait ensuite enseigné le droit civil, étranger et international, à Berlin, Rostock et Francfort. A son retour de captivité des États-Unis, il devint directeur de l'Université de Francfort-sur-le-Main, alla donner des cours dans différentes universités américaines, présida le Comité allemand à l'Unesco.
Toute l'aventure européenne, il l'a vécue, comme président de la délégation allemande lors des négociations du plan Schuman, puis de la C.E.D. En 1950, le chancelier Adenauer l'avait choisi comme secrétaire d'État aux Affaires étrangères. Walter Hallstein a signé le traité de Rome, dont il avait été l'un des principaux auteurs.
C'est un esprit clair et large, ouvert à tous les courants, ayant admirablement compris le rôle de l'institution qu'il avait mission de faire naître. Dans une tâche difficile, il a su acquérir et retenir, plus que l'estime, la pleine confiance de tous les Européens.
Trois vice-présidents.
Un Italien, Piero Malvestiti, qui devint plus tard, à la démission de M. René Mayer, président de la Communauté charbon-acier. Il fut remplacé à Bruxelles par M. Caron puis par M. Colonna. Ils s'occupèrent de l'information. Sicco Mansholt, Néerlandais, que nous aurons souvent l'occasion de retrouver, prend en charge les questions agricoles.
Enfin un Français, Robert Marjolin. Longtemps collaborateur de Jean Monnet, puis, pendant sept ans, secrétaire général fondateur de l'Organisation Européenne de Coopération Économique, il est l'un de ceux qui ont préparé le traité de Rome comme chargé de mission au cabinet du ministre des Affaires étrangères français, Christian Pineau. R. Marjolin se préoccupe de la conjoncture, de l'harmonisation des politiques, des questions monétaires, de l'énergie, etc.
A Jean Rey, ministre des Affaires économiques de Belgique, échurent les relations extérieures de la Communauté.
Un Français, Robert Lemaignen, un grand patron, spécialiste des pays d'outre-mer, fut chargé des questions africaines. M. von der Groeben, un fonctionnaire allemand du ministère des Affaires économiques qui avait joué un grand rôle dans la préparation du traité, se chargea des questions de concurrence. M. Petrilli, Italien qu'a remplacé depuis un professeur, M. Levi-Sandri, s'occupa des affaires sociales, enfin un ambassadeur luxembourgeois, M. Lambert Schaus, prit le département des transports.
Les autres institutions : comité économique et social de 101 membres, banque européenne d'investissement, comité du Fonds social européen, comité consultatif d'experts des transports, comité monétaire, furent également mis en place.
La Cour de justice et le Parlement européen fonctionnaient déjà, créés pour le traité charbon-acier de 1952. Un nouveau-né doit attendre une bonne année avant de risquer son premier pas. De même le traité avait prévu que, pendant un an, les organes qu'il créerait se consacreraient à des tâches préparatoires. Ils abordèrent l'action le 1er janvier 1959.
Un volant changeait de main. Il était pris par le Conseil des ministres délégués par les Six. Pendant six mois à tour de rôle chacun des pays assure la présidence des réunions, tant de ministres que d'experts nationaux. Le Conseil n'est pas un organe supranational, ail moins tant qu'il prend ses décisions à l'unanimité : c'était au début une simple association de gouvernements,mais le traité prévoit que, progressivement, des décisions de plus en plus nombreuses seront prises à la majorité. Le Conseil travaille comme une sorte de Parlement d'un type nouveau. C'est lui qui fait la loi en dialogue avec la Communauté européenne. De très nombreuses réunions d'experts préparent son travail.
Les ministres décident, mais n'ont pas droit d'initiative. Il faut l'unanimité pour qu'ils puissent prendre une mesure qui n'aurait pas été proposée ni acceptée par la Commission.
Le travail européen s'élabore en effet dans un organe dont le nom n'est pas prestigieux comme celui de la Haute Autorité. Son nom modeste, « Commission européenne », laisse mal deviner son importance à l'observateur superficiel.
La première année du traité s'est ainsi passée en préparatifs, tant dans les entreprises qu'à Bruxelles, où le noyau d'une administration a été rnis en place.
Un événement politique : l'arrivée du général de Gaulle.
Un événement intérieur lourd de conséquences pour toute la Communauté est, en mai-juin 1958, le remplacement, en France, d'un régime qui a signé les traités par un autre, dominé par le général de Gaulle et des hommes qui ont, le plus souvent, combattu les projets d'intégration européenne, au moins tels qu'ils ont été présentés.
Pendant la période de troubles de l'arrivée au pouvoir de la nouvelle équipe (révolte à Alger), un événement passe inaperçu. Le 20 mai, à Bruxelles, Maurice Faure, l’un des plus actifs auteurs du Traité de Rome, très ému, annonce que la France devra, le 1er janvier suivant, user de mesures de sauvegarde. Beaucoup en avaient les larmes aux yeux, a raconté Robert Lemaignen.
Le général de Gaulle ne se laisse pas cataloguer. II s'est prononcé vigoureusement contre l'Armée européenne, a eu des mots désagréables pour Jean Monnet, qu'il nommait « l'inspirateur » .
L'attitude du général reste d'abord ambivalente sur le traité de Rome, très réservée, nous le verrons, sur la zone de libre-échange. Quand Georges Pompidou lui a demandé, peu après son arrivée au pouvoir, ce qu’il voulait faire du Traité de Rome, il aurait répondu, m‘a dit un de ses collaborateurs: Je veux bie entrer dans votre marché commun, mais sachez que cela nus brouillera avec l’Angleterre »
Il a choisi un ministre des Affaires étrangères qui va jouer un grand rôle dans cette histoire : Maurice Couve de Murvüle. De haute taille, un visage fin et expressif, des yeux vifs, des cheveux grisonnants et frisés, il sourit volontiers mais reste distant.
C'est un esprit clair. Quelques phrases lui suffirent à cerner et à maîtriser les problèmes.
Grand fonctionnaire, il n'a appris son métier ni devant les électeurs, ni dans la vie parlementaire, mais à l'inspection des Finances, dans les conseils de gouvernement d'Alger et dans les ambassades, notamment à Bonn.
Il exécute la politique internationale du général de Gaulle mais, dans la diplomatie de tous les jours, en équipe avec de remarquables experts, notamment Olivier Wormser, son influence est profonde.
C'est, à Bruxelles, le plus assidu des ministres. Il y règle l'allure, dit souvent non, mais le moment venu sait murmurer des oui. A la fin de 1958, il se confirme que la France a l'intention de mettre en vigueur le traité qu'elle a signé. Elle promulgue à la mi-décembre le nouveau tarif douanier. Mais pourra-t-elle l'appliquer? : elle est alors en pleine crise de devises.
Dans les derniers jours de décembre, l'opération Pinay-Rueff dévalue et redresse vigoureusement le franc. Le 1er janvier 1959, la France entre dans le Marché commun en assumant toutes les obligations du traité.
Lorsqu'en janvier 1959, le général de Gaulle devient président de la République, il choisit comme premier ministre le plus connu et le plus acharné des opposants à la politique européenne, son garde des Sceaux, Michel Debré.
Celui-ci a quarante-deux ans. Sa famille a quitté l'Alsace en 1870. Pour père est un célèbre pédiâtre. Juriste, après l'École des Sciences politiques, il entre au Conseil d'État. Résistant pendant la guerre, il devint à la Libération commissaire de la République à Angers, c'est-àdire super-préfet, puis créa l'École nationale d'administration, qui formera désormais les hauts fonctionnaires français. En 1948, il fut élu sénateur d'Indre-et-Loire.
Ce n'est pas un anti-Européen, c'est un Européen déçu. Il a présidé la Commission sociale du Mouvement européen. Mais, nationaliste, ce fut un vigoureux adversaire de la Communauté européenne de défense et les dirigeants d'alors ont eu la maladresse de lui demander sa démission.
Des entreprises qui se préparent à jouer un jeu nouveau, des institutions européennes qui se mettent en place, le contexte politique qui change chez l'un des partenaires importants de la Communauté : l'année 1958, où rien ne devait se passer, a été fort dense.
Les premières mesures et leurs conséquences.
A partir du 1eT janvier 1959, le traité que la Commissien a charge d'appliquer produit ses effets. Nous allons voir les mesures douanières qu'il implique réagir sur les échanges, tandis que les Six apprennent peu à peu l'art de coordonner leur politique.
Le traité prévoit qu'à partir du 1er janvier de l'année qui suivait son entrée en vigueur les droits de douane seraient abaissés de 10 % entre les pays membres. Les contingents d'importation seraient accrus de 20 % et atteindraient au minimum 3 % de la production nationale. Cette date, on s'en souvient, coïncidait avec le lendemain de la dévaluation française et de la convertibilité des grandes monnaies européennes. S'y ajoutait, en France, le fait que le Gouvernement avait décidé, dans le cadre du redressement Pinay-Rueff, la libération de 90 % de ses échanges.
Jusqu'ici l'acheteuse regardait avec quelque envie dans les magasins les articles étrangers qui lui étaient offerts. Un prix prohibitif les défendait. Il commence à baisser d'une faible fraction. Les articles importés qui auront du succès ne disparaîtront plus de l'étalage aussi vite qu'autrefois parce que leur importation est moins étroitement et bientôt ne sera plus limitée. Mais rien ne sera bouleversé.
Le chef d'entreprise doit désormais tenir compte d'un double tarif douanier, moins élevé pour les pays de la Communauté que pour les autres. Cette « discrimination», nous le verrons, provoqua une vive émotion dans les pays européens qui ne faisaient pas partie du Marché commun. L'industriel européen bénéficiait, en revanche, pour ses ventes chez ses partenaires, d'un abaissement de 10 % des droits de douane. Exception: l'Allemagne, où ils avaient été abaissés par anticipation.
Dès le 1er janvier 1954, une dépêche de Côme nous apprenait que la première machine bénéficiant de la plus libre circulation instituée par le Marché commun avait quitté l'Italie pour la France.
L'année 1959 ne vit que des mesures de portée limitée. Dès les premiers mois, les échanges entre pays de la Communauté se situaient pourtant à 10 % au-dessus du niveau de l'année précédente. Pour la France, le progrès était de 28 % vers les pays de la Communauté contre 1 % seulement vers les pays qui n'en étaient pas membres.
En fait, il s'agissait assez peu de mesures d'effet direct et immédiat. Les droits de douane dépassent rarement 30 %. Les réduire de 10 % ne pouvait diminuer les charges que de 3%.
L'effet psychologique fut profond. Les industriels, les commerçants, les ouvriers, les agriculteurs, les fonctionnaires des six pays se sont vus soudain obligés de penser l'avenir en d'autres termes. La dévaluation et l'assainissement du franc avaient aidé les Français à chasser leurs complexes et à découvrir qu'ils étaient parfaitement compétitifs sur les marchés extérieurs.
En 1959, par rapport à 1958, les échanges à l'intérieur de la Communauté ont augmenté de 19 %. La réduction des obstacles aux échanges et la perspective de leur suppression complète eurent donc une merveilleuse efficacité. Si l'on échange davantage, tout le monde y gagne. Autrement, pourquoi échangerait-on ?
Apprendre à travailler ensemble.
Les premières années de fonctionnement des communautés furent des années d'études. Le traité a prévu, pour la libre circulation des capitaux et des services, la liberté d'établissement, les ententes, le rapprochement de législations, etc., des échéances précises. Ce fut l'une de ses grandes trouvailles.
Mais le plus important sans doute de l'expérience de ces premières années est l'habitude que prirent les ministres des différentes spécialités de travailler étroitement ensemble. Ceux des transports, ceux de l'agriculture, ceux des affaires étrangères et des affaires économiques surtout se retrouvent fréquemment. Ceux des Finances se réunissent tous les trois mois afin de chercher ensemble comment mettre le monde à l'abri, tant de la récession que de l’inflation, lui assurer un bon rythme d'expansion, favoriser l'aide aux pays sous-développés.
A partir de la moitié de 1959, la prospérité est éclatante dans les pays du Marché commun et dans la plupart des pays industriels. Mais un phénomène mérite d'inquiéter. Les uns après les autres, les taux d'escompte s'élèvent : les États-Unis, à petits coups, avaient porté le leur à 4 % ainsi que la Belgique. Les Pays-Bas, la Suède, le Danemark se sont engagés sur la même voie. L'Angleterre atteignait 5 °,/°, 1 % de plus que la France.
C'est ce genre de problèmes qu'autour de Robert Marjolin, vice-président de la Commission et responsable des problèmes de conjoncture, les pays du Marché commun prenaient l'habitude d'essayer de résoudre ensemble, ayant conscience des troubles graves qu'entraînerait, pour les pays moins développés, une course à l'argent cher dans les pays industriels.
Les ministres des Finances, qui se réunissent tous les trois mois, n'ont pas coutume de prendre ensemble de décision précise, mais les politiques comme les points de vue se rapprochent. Ces réunions ont permis aux Six de constituer un front commun dans la plupart des problèmes mondiaux et, en particulier, dans celui de l'aide au dollar qui connaît à ce moment un accès de faiblesse.
L'accélération.
Le succès fut tel que, dès le début de la seconde année du fonctionnement effectif du Marché commun, des Français et Belges proposaient d'accélérer les étapes du traité, projet ambitieux dont, nous allons le voir, la mise en oeuvre exigea deux négociations fort ardues.
La Commission jugeait ces projets à la fois réalisables et opportuns, car elle voulait profiter de l'heureuse conjoncture pour pousser le plus loin possible le désarmement douanier et le rendre irréversible.
La difficulté, c'était que les Français ne concevaient l'abaissement anticipé des droits de douane qu'accompagné d'une harmonisation plus rapide des lois sociales et d'un début de mise en place du tarif extérieur commun. Le Benelux, au contraire, voulait les retarder au maximum.
Les deux positions se justifiaient. Pour la France, l'abaissement des droits de douane et l'ouverture des frontières aux produits venus de la Communauté devaient avoir pour contrepartie une préférence : Paris voulait bien accepter les produits de Francfort ou de Hambourg, mais à condition d'être mieux traité à Francfort ou à Hambourg que les concurrents non membres de la Communauté. C'était là le rôle du tarif extérieur commun.
L'Allemagne et le Benelux, au contraire, pensaient que l'abaissement des droits de douane se justifiait en soi, que l'établissement d'un tarif extérieur commun qui allait relever les droits de douane dans les pays les plus libéraux était mauvais, que les harmonisations sociales étaient peu souhaitables. Selon ces pays, l'expérience des premières années du traité de Rome prouvait qu'on pouvait simplifier celles des clauses du traité qui ne leur plaisaient pas. Ces réticences expliquent la hâte de la France. Grâce à l'accélération, qui plaisait à ses partenaires, elle voulait mettre sur rails le tarif extérieur commun et la politique agricole qui leur déplaisaient.
La Commission proposa qu'à la fin de 1961, on ait abaissé les droits de douane à l'intérieur, non de 30 %, mais de 50 °.
Cette proposition arrivait dans l'optimisme provoqué par un important succès : le traité de Rome stipulait que le tarif douanier commun à tous les pays de la Communauté serait égal à la moyenne de ceux des pays membres, mais pour une liste de produits spécialement diffïciles, la liste G, du nom de l'annexe du traité qui la comprend, les ministres avaient remis à plus tard l'accord sur le droit de douane à retenir. Or les négociations, menées notamment par François Ortoli, alors directeur du marché intérieur à Bruxelles, avaient permis d'obtenir, avec dix ans d'avance, un accord sur la liste G, à l'exception d'un seul produit, le pétrole.
Malgré ce bel enthousiasme, les négociations sur l'accélération, commencées à Luxembourg le 10 mai 1960 et achevées à Bruxelles dans la nuit du 12 au 13 mai, furent extrêmement tendues. Les clauses douanières avaient été acquises sans trop de peine, mais la France voulait absolument que ce fût l'occasion d'un début de mise en place de 1a politique agricole commune. Les Allemands avaient beaucoup résisté. Pendant une nuit très tendue, les ministres furent tout près de l'échec. Enfin, l'accord vint.
- Dorénavant, déclara M. Schaus, ministre des Maires étrangères du Luxembourg et président du Conseil de ministres, le monde entier saura que les Six sont résolus à maintenir, à renforcer et à accélérer la Communauté.
Il était convenu qu'une première étape supplémentaire d'abaissement des droits de douane serait réalisée le 1er juillet 1960. Fin 1961, il serait au minimum de 10 ° et, si la conjoncture le permettait, de 20 % , En même temps, en anticipant sur les dates prévues dans le traité, les pays membres devaient diminuer de 20 ù, au plus tard le 31 décembre 1960, l'écart entre leur tarif douanier vis-à-vis des pays non-membres de la Communauté et le « tarif extérieur commun ». Mais il avait été entendu, après de vifs débats, que le calcul se ferait par rapport à ce tarif, mais réduit de 20 % en prévision d'accords qui se préparaient avec les États-Unis.
En matière agricole, différentes mesures étaient décidées qui engageaient, timidement encore, l'ouverture des frontières à ces produits. Surtout, il était prévu que le Conseil tiendrait, avant la fin de 1960, des sessions pour délibérer de la politique agricole commune. Ils devaient dégager une première solution communautaire. Les différences de politique générale dans les secteurs agricoles et alimentaires la rendaient difficile. Il avait été décidé de soumettre l'accélération à la constatation de progrès substantiels en matière de politique agricole. La France l'avait demandé. Ce sera sa politique constante.
Fin décembre 1960, il fallait tenir la promesse. Les adversaires du Marché commun avaient fondé sur cette échéance de grands espoirs. L'Allemagne, désireuse de conserver le plus longtemps possible ses importations alimentaires des pays tiers, contrepartie pour des ventes de machines, posait des préalables. Ils furent, un à un, résolus. Un calendrier était établi pour les travaux sur la politique agricole commune. Surtout, un accord de principe de grande portée était acquis sur le système des prélèvements.
Une politique agricole commune, qu'est-ce que cela pouvait signifier? Qu'à la fin de la période transitoire, il n'y aurait qu'un seul marché des six, c'est-à-dire un seul prix, corrigé seulement par les différences de coût de transport entre les régions productrices et les régions consommatrices. En attendant cette phase finale, il fallait trouver un moyen de rendre possible la circulation des denrées à l'intérieur du Marché commun, sans ruiner les agricultures nationales. II fut décidé qu'aux frontières de chaque pays les denrées qui provenaient des autres membres paieraient la différence entre le cours du marché intérieur où ils entraient et celui constaté sur les marchés d'où elles venaient.
Autrement dit, la règle, c'est que les Européens achètent, par priorité, leurs denrées en Europe au prix européen. Si certains font des économies en les achetant, sur le marché mondial, à des cours inférieurs, ces économies, accrues d'un droit de douane, sont « prélevées » à l'entrée de la communauté et versées à une caisse commune.
Retenons ce système des prélèvements, car il donnera lieu à de très longs débats et sera un des points les plus sensibles de l'histoire du Marché commun.
Après une longue nuit de délibérations, les Allemands cédèrent, après avoir obtenu d'appréciables concessions.
La décision d'accélérer le rythme du traité de Rome fut validée en décembre 1960.
Rien n'était définitivement réglé. L'accord avait été difficile sur des progrès fort modestes.
Les rouages grinçaient, certes, mais ils bougeaient.
Le départ est pris : préparation, premières mesures avec leurs conséquences, accélération. La ruche bourdonne. Avant que vienne le moment de la récolte, nous le verrons, des difficultés vont surgir.
LE DÉPART D'EURATOM
Avant d'en venir à la période difficile de passage à la seconde étape, il nous faut évoquer rapidement la naissance de la Communauté soeur, celle de l'Énergie atomique, Euratom, le travail qu'elle entreprend et les difficultés qu'elle rencontre.
Son histoire s'engage en 1956, dans l'atmosphère de Suez. Des études avaient été menées à l'O.C.D.E. sous la direction de Louis Armand, alors président de la Société Nationale des Chemins de Fer Français. Elles avaient chiffré les perspectives du développement très intense et très constant de la consommation d'énergie du monde industriel. L'énergie atomique ne serait pas prête à prendre la relève de l'énergie classique avant 1975 environ. S'annonçait un moment extrêmement difficile dans l'approvisionnement européen en énergie, au moins si l'Europe ne voulait pas trop dépendre du Moyen-Orient, politiquement peu sûr. Il était donc nécessaire de prévoir très tôt un vaste programme atomique.
Dès avant la signature du traité d'Euratom, trois sages furent désignés pour préparer par une enquête un « programme pour Euratom ». Louis Armand, Franz Etzel, vice-président de la Communauté charbon-acier, et un professeur italien, M. Giordani.
Leur rapport constitua la première base de travail.
Louis Armand devint président d'Euratom. Hélas! une longue maladie l'empêcha d'assumer ses fonctions, ce qui en retarda le départ jusqu'au moment où il dut se retirer. Un collaborateur de M. Jean Monnet, Étienne Hirsch, le remplaça.
Travaux de recherche
Euratom a été, dans une très large mesure, un organisme de recherches.
Elle a notamment voulu contribuer à la mise au point de l'usage des radio-isotopes dans la science et l'industrie. On sait qu'on peut irradier certaines matières susceptibles d'entrer ensuite dans la composition de produits complexes ou d'être absorbées comme nourriture par des organismes vivants. Il devient alors possible d'en déceler la présence. Par exemple, on peut observer, par ce moyen, le chemin suivi, de la pousse à l'épi, par l'engrais répandu sur le sol à l'automne.
La Communauté atomique a également travaillé sur l'énergie de fusion, celle que dégage la bombe H, et qui réclamait d'énormes travaux pour devenir utilisable.
Ce programme de recherches faisait l'objet de contrats. L'Euratom apportait l'argent et les équipes composées de techniciens appartenant aux six pays. Elle travaillait avec le groupement signataire du contrat. Les recherches sur les isotopes furent confiées à des Belges et à des Hollandais; 1e contrat sur les recherches de fusion concernait le Commissariat français à l'énergie atomique. Certaines de ces recherches se sont faites dans les centres de l'Euratom, notamment celui d'Ispra en Italie, devenu un centre européen.
L'un des buts des promoteurs de la Communauté européenne de l'énergie atomique était de grouper en un ensemble industriel, de taille à traiter d'égal à égal avec les États-Unis, avec l'U.R.S.S. et avec la nation d'Europe qui a engagé sur l'atome le plus gros pari : la Grande-Bretagne.
Les sages chargés de préparer un programme avaient constaté aux États-Unis que le dialogue se révélait utile aux deux partenaires. Des travaux excellents avaient été réalisés en Europe continentale et surtout en France avec des moyens limités. Les Américains mettaient libéralement en vente, au prix du papier, le résultat de recherches coûtant des millions de dollars, pourvu qu'elles ne touchent pas aux problèmes militaires. Les Américains n'en pouvaient pas moins beaucoup apprendre aux Européens.
En contrepartie, l'énergie atomique semblait pouvoir dépasser les limites des laboratoires et les expérimenter au stade industriel, plus vite en Europe qu'aux ÉtatsUnis. Pourquoi? L'industriel ne s'intéresse qu'aux procédés rentables. Il choisit, pour produire de l'électricité, la technique classique parce qu'elle coûte moins cher que l'atomique. Mais alors que le prix de celle-ci est analogue d'un pays à l'autre, l’énergie classique est beaucoup plus onéreuse en Europe qu'aux U.S.A. La balance basculera donc en faveur de l'énergie atomiquc plus tôt sur le vieux continent que sur le nouveau.
D'où l'accord qui fut signé le 8 novembre 1958 entre les États-Unis et l'Euratom : outre un programme de recherches commun, il était prévu que les centrales atomiques rentables de type américain, représentant 1 000 mégawatts (soit un million de kilowatts), seraient édifiées en Europe par des groupes de firmes européennes et américaines. Les U.S.A. offraient des crédits à 4 ½% dont le remboursement ne commencerait qu'au bout de cinq ans. Ils garantissaient l'approvisionnement en combustible, l'achat du sous produit principal, le plutonium, et le traitement chimique des combustibles irradiés.
L'idée, c'était que l'Europe apporte aux États-Unis un champ d'expérience et les idées de ses techniciens. Elle en recevrait le moyen d'expérimenter à bon compte les méthodes à base d'uranium enrichi qu'elle n'a pu, faute de crédits, étudier à fond.
Ces accords furent suivis d'effets et d'une collaboration très constante. Ils furent parfois discutés. Ils ont incontestablement apporté des progrès sensibles à l'industrie atomique européenne, tout en étant fort utiles aux Américains.
Le plus souvent, l'action de l'Euratom est demeurée discrète. En une circonstance, toutefois, le grand public s'y intéressa.
Les difficultés d'Euratom
A la fin de 1961, le mandat de D' Étienne Hirsch, comme président de l'Euratom, devait être renouvelé. Le gouvernement proposa Pierre Châtenet pour lui succéder, bien qu’Etienne Hirsch ait souhaité poursuivre sa tâche.
Scientifique, ingénieur civil des mines, ayant l'expérience de l'industrie privée, celui-ci avait été, après la guerre, le plus proche collaborateur de Jean Monnet au Commissariat au Plan, puis son successeur. A ce titre, il avait collaboré aux travaux du Commissariat à l'énergie atomique avant de présider l'Euratom.
Le motif de son renvoi par le Gouvernement français n'était pas un mystère. Ses rapports avec les ministres français étaient tendus. D'où, à Bruxelles, des conseils de ministres orageux. E. Hirsch défendait les prérogatives de l'Euratom d'une façon qui, selon les autres ministres, cadrait bien avec l'intérêt européen mais assez mal avec la politique atomique française.
Nul ne discutait la personnalité de l'éminent juriste que le Gouvernement français avait désigné pour le remplacer. Il a d'ailleurs, depuis, rendu des services très appréciés. Les autres pays européens faisaient observer qu'ancien ministre de l'Intérieur, il était un des grands fonctionnaires que le général de Gaulle avait placé dans les postes clés de son gouvernement, préférant ces hommes rompus à la discipline administrative à des politiques qu'il craignait plus indépendants.
Les autres ministres ne connaissaient guère Pierre Châtenet. Ils redoutaient surtout de mettre à la tête d'un organisme européen un fonctionnaire français décidé à le rester. Ils remarquaient, et on les comprend, que si les responsables européens ne peuvent assurer leur carrière qu'à force de docilité à l'égard du gouvernement qui les a désignés, si, pour faire contrepoids à l'attitude française, tous les commissaires européens se mettaient à raisonner de leur point de vue national plutôt qu'adopter celui de l'Europe, celle-ci ne tarderait pas à se disloquer.
Le Gouvernement français répondait qu'il était libre de désigner qui il voulait comme candidat, que jusqu'ici aucun n'avait été récusé et que rien ne pourrait l'obliger à présenter de nouveau Etienne Hirsch.
Au-delà des hommes, le problème de l'indépendance des fonctionnaires internationaux était posé. Puisqu'ils doivent raisonner et décider en oubliant leur nationalité, il faut admettre qu'ils ne peuvent être, pour leur carrière, à la merci d'un seul gouvernement.
Dans quelle mesure doivent-ils complètement oublier leur nationalité? L'organe exécutif des organes européens a été dosé selon les nationalités. On a donc voulu que chaque nation y trouvât quelqu'un qui comprenne son point de vue, le sente et aide ses collègues à le saisir. Cela n'empêche pas, toute équivoque dissipée, de décider en Européen, selon l'intérêt commun.
Dans les institutions dont le pouvoir de décision propre est faible et dont l'influence vient très largement du contact qu'elles établissent, il est normal de tenir compte de l'aptitude des différents responsables au dialogue, non seulement d'ailleurs avec le gouvernement qui les a désignés mais avec tous les gouvernements. Etienne Hirsch avait-il refusé de comprendre la thèse française dans ce qu'elle avait de compatible avec le traité ? Avait-il, pour des raisons personnelles de sympathie ou de caractère, rendu difficile le fonctionnement du Conseil européen des ministres ? Dans ce cas, il eût été normal qu'avec l'agrément de ce conseil, il soit remplacé. Mais le succès d’Etienne Hirsch au Commissariat général au Plan avait prouvé qu'il avait, à un très haut degré, le sens du dialogue. Il y avait fait vivre en parfaite harmonie des techniciens et des financiers, des patrons et des syndicalistes, même les plus agressifs. Les ministres de cinq pays se déclaraient satisfaits de la manière dont à Bruxelles il avait tenu son rôle.
Cc que lui reprochait, semble-t-il, le Gouvernement français, c'était, dans une large mesure, d'avoir préféré le point de vue européen sur son point de vue national, comme l'exigeait sa fonction et le traité. Son éviction apparaissait comme une mesure injuste et dangereuse. Elle ne put cependant pas être évitée.
On avait fondé sur Euratom de grands espoirs au moment où le problème de l'énergie semblait devoir être crucial pour l'Europe. Cette communauté s'est trouvée un peu en porte à faux à cause de cette erreur initiale quand se manifesta une surproduction de charbon. Sa politique resta discrète.
D'autres difficultés vinrent de la « guerre des filières ». Pour produire de l'énergie atomique à usage pacifique, plusieurs méthodes sont concevables. Les Américains ont exploré toutes sortes de filières et retenu surtout, ainsi que les Anglais, les réacteurs qui utilisaient de l’uranium non pas naturel mais enrichi par une opération complexe et coûteuse : la séparation des isotopes.
Les Français ont dû concentrer leurs efforts et ont choisi une spécialité: les filières à uranium naturel. Ils y ont obtenu des résultats très appréciables compte tenu de la disproportion entre leurs moyens et ceux des Américains.
La question fut, pour Euratom, de savoir dans quelle mesure ses crédits de recherche et la réalisation des centrales atomiques suivraient l'une ou l'autre filière. Les partenaires de la France jugeaient souvent plus sûr de coopérer avec les États-Unis. Les Français pensaient qu'il fallait miser sur la seule solution européenne, la leur, qui, en cas de succès, donnerait un gros avantage à l'Europe.
Plusieurs budgets de l'Euratom furent adoptés, la France ayant voté contre. Un tel débat, aggravé par le fait que la force de frappe française était impopulaire dans les autres pays, ne pouvait être tranché. Il fallut accepter la difficulté et vivre de compromis.
Défendue par le caractère technique de ses travaux contre la curiosité du grand public, Euratom a joué dans la construction européenne un rôle discret. Mais le dernier mot est loin d'en être dit et il est bon qu'une industrie neuve appelée au plus prodigieux avenir ait été, dès sa naissance, européenne.
LE PASSAGE A LA SECONDE ETAPF
Nous avons laissé le Marché commun après l'avoir vu se préparer, démarrer, accélérer son rythme. Nous arrivons à un tournant, auquel le traité de Rome donnait de l'importance et qui en eut : le passage à la seconde étape, quatre ans après l'entrée en vigueur du traité, donc à la fin de 1961.
Pour calmer les défiances françaises, lorsqu'on négociait le traité de Rome, le passage de la première à la seconde étape n'avait pas été prévu automatique. Il exigeait un vote unanime constatant que les objectifs visés pour les quatre premières années avaient bien été atteints.
En matière douanière, aucun doute. En matière d'expansion économique, le Marché commun donnait entièrement satisfaction. Mais pour l'agriculture, rien de concret n'était acquis à l'automne de 1961. La France posa pour conditions que plusieurs règlements sur la politique agricole commune fussent adoptés avant qu'on passât à la seconde étape.
Les négociations avec la Grande-Bretagne, dont nous parlerons dans la seconde partie, étaient déjà engagées, et, le 8 décembre, le président allait lever la dernière séance ministérielle Marché commun-Royaume-Uni, quand M. Heath, le principal négociateur britannique, demanda la parole.
- Je ne voudrais pas vous quitter, messieurs, dit-il en souriant, sans attirer les bénédictions du ciel sur les travaux que vous, les Six, devez mener à bien d'ici la fin de l'année!
Ce souhait sincère, que relevait une pointe d'ironie, obtint un franc succès. Il soulignait la difficulté de la tâche qu'entreprirent les ministres du Marché commun à la fin de décembre.
Le Marché commun, on s'en souvient, avait prévu trois étapes pour parvenir à un Marché commun parfait, c'està-dire la totale liberté de circulation des personnes, biens et services. La première avait commencé le 1er janvier 1958 et s'achevait le 31 décembre 1961. Mais alors que le calendrier, seul, fixerait la fin des deux autres étapes de quatre ans chacune, lorsqu'on saurait la date de la fin de la première, celle-ci dépendait d'un satisfecit unanime des ministres des six pays.
C'est ce vote essentiel qui devait intervenir dans les derniers jours de décembre 1961. S'il était négatif, la première étape serait prolongée d'un an, voire de deux si le vote négatif se renouvelait fin 1962. Avec ou sans vote, la seconde étape eût commencé au plus tard le 1er janvier 1964.
Un refus eût-il été un drame ? Non. Il était conforme au traité. C'eût été pourtant un sérieux échec. Un vote négatif eût montré l'impuissance des Six à se mettre d'accord pour leurs propres affaires. L'unité de vues et d'attitudes qu'ils prenaient désormais dans les débats internationaux impressionnait le monde. Un désaccord profond entre eux eût été une désillusion.
De nombreuses questions pendantes furent « accrochées » à ce vote à la fin de la première étape. Quelques accords définitifs furent acquis sur le statut des fonctionnaires européens, la sécurité sociale des travailleurs immigrés, les exceptions provisoires admises au tarif douanier de la Communauté et nommées les contingents tarifaires, qui étaient un point de friction entre la France et l'Allemagne. Celle-ci en profitait volontiers. Celle-là voulait éviter que le tarif commun ne ressemblât à une « passoire ».
La question des salaires masculins et féminins était un thème de discorde. Les Six s'étaient engagés, par l'article 119 du traité de Rome, à payer aux femmes le même salaire qu'aux hommes à travail égal. Quatre pays étaient d'accord pour appliquer intégralement le traité. Les Belges et surtout les Néerlandais trouvaient trop large le règlement d'application proposé par la Commission et ne voulaient fixer aucun délai.
L'écart entre salaires masculins et féminins dans les Pays-Bas avoisinait, disait-on, 30 %. Les débats furent difficiles.
En revanche, le règlement sur les trusts et ententes était adopté à l'unanimité, sous réserve du passage à la seconde étape.
- On prépare le paquet, disait M. Muller-Armack, secrétaire d'État aux Affaires Économiques allemand, collaborateur intime du professeur Erhard qui présidait alors le Conseil de Ministres, et l'on emballera le tout ensemble pour Noël, espérons-le.
- Peut-on préparer le champagne ? demanda un journaliste à Ludwig Erhard.
- Oui, répondit-il, mais tenez-le au frais!
Et, en effet, l'attente fut longue.
Noël vint et, malgré cinq jours de débats épuisants, on n'avait guère avancé sur la question agricole. Échec? Non. La volonté d'aboutir et le progrès avaient été constants. Certains parlaient d'un duel entre deux personnalités : le ministre allemand de l'Agriculture, M. 5chwarz, et le ministre français, Edgard Pisani. Ce fut, au contraire, un débat général aux lignes de force fluctuantes. Mais l'accord devait fixer des centaines de pages de textes subtils, dont quelques-uns fort épineux.
Dans l'accord du Benelux, s'appuyant sur un détail du traité, la Belgique avait suspendu, dès le début, le jeu des clauses agricoles. Elles restèrent longtemps lettre morte.
Fin 1960, lors du débat sur l'accélération du régime prévu par le traité de Rome, la France s'était contentée d'un accord de principe qui n'avait pas été exécuté.
Les pourparlers avec la Grande-Bretagne allaient renforcer le camp de ceux qui souhaitaient laisser de côté la politique agricole commune. Ils affirmaient, non sans raison, que la politique agricole avait été accordée à la France, lors de la rédaction du traité de Rome, comme une compensation aux difficultés industrielles qu'elle prévoyait. Or, la France s'était révélée très compétitive dans le Marché commun. Cette compensation, selon les adversaires de la politique agricole, ne se justifiait plus. Tant du côté français qu'à la Commission européenne, on répondait qu'il n'y a pas de vrai pays sans agriculture. L'Europe ne peut se concevoir qu'avec une industrie et une agriculture, toutes deux partie intégrant de l'ensemble.
La France, avec raison, ne voulait pas signer un nouvel accord de principe, mais un texte exécutoire, donc complexe.
Les experts étant bloqués sur leurs positions, on pensait que les politiques, notamment les ministres des Affaires étrangères, dont la volonté d'entente était manifeste, pourraient arbitrer. C'était la règle normale.
Elle a joué en partie. On a assisté à un certain dégel des positions techniques. Mais très vite, les politiques ont senti les limites de leurs pouvoirs. Leurs offres se heurtaient à l'objection : C'est beaucoup plus compliqué que cela! Les techniciens sont restés maîtres du débat et
leurs lents travaux étaient encore alourdis parle fait que le professeur Erhard, qui présidait, se perdait un peu - il n'était pas seul - dans ces subtilités agro-jurrdiques.
Le 1er janvier 1962, on décida... d'arrêter les pendules.
Dans la première quinzaine de janvier, l'opinion publique devint nerveuse. Dans les couloirs de la Conférence, on savait qu'en aucun moment le blocage n'avait été absolu. Mais la discussion se situait à ras de terre. Elle avait découragé presque tous les ministres des Affaires étrangères. Elle n'avançait pas sensiblement.
A travers les détails techniques, de grandes questions étaient posées : tout le monde reconnaissait-il que l'agriculture et les industries agricoles faisaient bien partie du Marché commun ? Était-on disposé à faire confiance, en cas de trouble, aux institutions de la Communauté? Voulait-on un mécanisme que chaque pays puisse bloquer à son gré ? Approcherait-on assez chaque année du régime définitif pour l'atteindre à temps?
La France, pays qui compte la moitié des terres arables du Marché commun, était celui qui perdait le plus d'indépendance en remettant à la Communauté les grandes décisions agricoles, celui qui apportait le plus à la sécurité commune des approvisionnements, mais qui, par contrecoup, devait bénéficier le plus d'un financement commun de l'agriculture. Ses partenaires en conviendraient-ils ? Pour les fruits et. légumes, fallait-il s'en tenir au traité ou, à la demande de l'Italie, consentir à aller plus loin? Quel sort réserver aux diflicultés particulières de certaines régions d'Allemagne, proches du Rideau de fer? Quelle part des ressources communes pouvait être affectée à la modernisation du sud de l'Italie?
La nuit du samedi 13 au dimanche 14 janvier 1962 fut interminable. Elle venait après un mois de débats tendus au Conseil de ministres.
Des infarctus du myocarde avaient récemment obligé deux experts à suspendre leur travail et témoignaient de la fatigue générale.
A 4 heures et demie du matin, le dimanche 14 janvier, l'accord agricole était acquis.
A 5 heures et demie, à l'unanimité requise par le traité, la France, l'Italie, l'Allemagne, la Belgique, la Hollande et le Luxembourg déclaraient pleinement atteints les buts qu'ils s'étaient assignés pour la première étape de quatre ans du traité de Rome. La seconde étape prévue commençait et courait à compter du 1er janvier 1962.
Cette nouvelle produisit une vigoureuse détente. Poignées de main, accolades, félicitations mutuelles. A la conférence de presse, les journalistes applaudirent les ministres, ce qui est rare. On sentait qu'une décision historique venait d'être prise et bien prise.
Le Conseil avait remis à plus tard la discussion sur la seconde phase d'accélération du traité. Mais déjà on atteignait 40 % d'abaissement des droits de douane en quatre ans, alors que le traité n'en prévoyait que 30. Pour les produits industriels, les licences d'importation avaient pratiquement disparu. Le tarif extérieur commun et la politique agricole commune étaient plus avancés que ne le prévoyait le traité.
Passer à la seconde étape voulait dire que, dans un avenir encore éloigné mais inéluctable, des décisions de plus en plus nombreuses pourraient être prises à la majorité qualifiée. Chaque pays, si grand soit-il, acceptait le risque d'être mis en minorité. Passer à la seconde étape voulait dire surtout que désormais l'unanimité du Conseil de ministres serait requise non plus pour progresser vers les étapes suivantes, mais pour s'opposer à ces progrès, ce qui garantissait, semble-t-il, l'achèvement du Marché commun au plus tard pour le 1er janvier 1970.
Qu'y avait-il de changé pour l'agriculture? Toutes sortes de règles nouvelles variant selon les produits allaient infléchir les perspectives.
Pour les fruits et légumes, des normes de qualité communes aux six pays vont entrer en vigueur. Dès juillet 1962, les plus beaux pourraient se vendre librement dans toute l'Europe des Six, sous réserve des droits de douane qui diminueraient rapidement. Au plus tard le 1er janvier 1964 viendrait le tour de la première qualité. Enfin, avant le 1er juillet 1965, celui de la seconde.
Pour le producteur du Vaucluse, de Saint-Pol-de-Léon, du Languedoc rénové, de la plaine du Pô et du midi de l'Italie, c'était une prime très efficace aux cultures de qualité, à la stricte normalisation des produits, à l'étude d'un réseau commercial à l'échelle de l'Europe.
Pour les fruits et légumes, cependant, il n'était prévu ni achats off'iciels sur les marchés, pour soutenir les cours, ni prise en charge des excédents par la Communauté. C'était le système le moins organisé.
La structure des marché la plus communautaire et la plus complète, au contraire, s'appliquait aux céréales et aux denrées qu'elles permettent d'obtenir : viande de porc, œufs et volailles. Pour ces secteurs, le 1er juillet 1962 disparaissaient entre les six pays contingents tous droits de douane et obstacles aux échanges. La circulation devenait libre. Les céréales étrangères au Marché commun paieraient désormais à l'entrée dans la Communauté un «prélèvement », droit de douane variable qui non seulement alignerait le prix de revient du blé étranger sur celui que produit le pays importateur, mais encore accorderait aux denrées venues du Marché commun une marge de préférence leur permettrait d'arriver à meilleur compte.
Les prix payés aux agriculteurs restaient d'abord dissemblables, d'un pays à l'autre du Marché commun. Un «prélèvement interne » les corrigerait au passage des frontières. Partout dans la Communauté, un négociant achèterait les produits des autres membres aux mêmes prix que ceux de son propre pays.
Si l'acheteur allemand payait du blé de Westphalie à 50 francs (ordre de grandeur), il réglerait au même prix le blé venu de France. Le vendeur français ne recevrait que 40 francs comme s'il vendait dans son pays. La différence serait constituée par un prélèvement interne. Mais l'Allemand paierait plus de 50 francs, par le jeu du prélèvement externe et de la préférence, le blé d'Australie et du Canada.
A partir de juillet 1963, devait s'amorcer le rapprochement des prix. Mais l'échéance en sera retardée.
La Communauté achèterait sur les marchés lorsque les cours tomberaient au-dessous d'un certain niveau. Elle serait donc responsable de la stabilité des prix et de l'écoulement des stocks.
Mais la première année, elle ne paierait que 1/6 de ces dépenses d'intervention, 2/6 la deuxième année et 3/61a troisième. Le reste restait à la charge des gouvernements nationaux. Après? Le débat serait repris.
Les dépenses provoquées par l'exécution du traité seraient prévues au budget de la Communauté. Quand le Marché commun serait complet, il encaisserait la totalité des sommes prélevées sur les achats de denrées venues de l'étranger. En attendant, l'essentiel des dépenses agricoles des Communautés serait payé par les gouvernements selon la règle de répartition normale mais, à partir de 1963-1964, une part croissante serait proportionnelle aux achats nets à l'étranger : qui se fournit dans la Communauté serait avantagé sur celui qui achète à l'extérieur. Pour la viande de porc, les oeufs, la volaille, un système comparable était adopté.
Dans les cas de troubles graves sur le marché, le mécanisme des échanges pouvait être suspendu pour tous les produits par des clauses de sauvegarde. Elles seraient très vite levées si l'ensemble des partenaires n'en reconnaissait pas la nécessité.
Pour l'agriculteur, c'était la perspective d'une concurrence serrée où la qualité allait jouer le rôle dominant. Mais l'enjeu en était un marché réservé de 160 millions d'habitants et des possibilités d'expansion comme il n'y en avait encore jamais eu.
Tous les pays ont admirablement tenu leur rôle dans cette négociation difficile.
Les Allemands, à qui, dans cette occasion, il était beaucoup demandé, ont su à la fois défendre leurs intérêts et en sacrifier l'indispensable au progrès de l'Europe.
La Commission européenne sortait grandie de cette dure épreuve.
La France avait atteint l'essentiel de ses objectifs. Elle le devait à l'adresse de ses négociateurs mais, plus encore, à la manière dont ils ont su situer les intérêts français tout près de ceux de l'Europe.
C'était la leçon de ce succès. La seconde phase de l'accélération du traité de Rome était prévue pour janvier 1962, mais sans automatisme. Elle fut enfin décidée le 1er juillet 1962. La mi-temps du Marché cornmun était atteinte : les droits de douane entre les Six avaient diminué de 50% . Le succès avait dépassé les espérances et les craintes des pessimistes d'avant le traité apparaissaient désormais ridicules. Mais il fallait continuer.
A ce moment fut déposé par Robert Marjolin et adopté par la Commission un ambitieux programme détaillant ce qui devait être réalisé pendant ces secondes et troisièmes étapes : il fallait achever l'union douanière, harmoniser les politiques fiscales, les budgets, les économies, mettre en place une politique commune. La controverse fut vive entre les Français, partisans d'un plan européen, et les Allemands, qui n'en voulaient pas.
La seconde étape s'ouvrait sous d'excellents auspices. Bon départ du Marché commun et de l'Euratom, sévères difficultés surmontées entre les Six, projets audacieux proposés : l'histoire de l'Europe était encore toute neuve. Dix, vingt ans, c'est peu à l'échelle des siècles. Pourtant, très vite, la Communauté apparut comme irréversible. D'où venait son dynamisme ?
Une méthode a été créée.
Autrefois, disait un ministre qui a beaucoup négocié à Bruxelles, Edgard Pisani, lorsqu'on sortait d'une conférence internationale, le dossier semblait s'endormir et on le retrouvait tel quel longtemps après. Mais à Bruxelles, dès que vous êtes sorti de la salle de conférences, la Commission commence à travailler. Et pour elle, il ne semble pas y avoir de problèmes insolubles. Elle passe les idées et les mots dans un extraordinaire moulin qui en extrait une farine nouvelle. Vous retrouvez les textes tout différents. Quelques mots, quelques phrases à peine ont été changés, mais les arguments qui paraissaient dirimants ne trouvent plus de prise. A Bruxelles, la mauvaise volonté est la chose la moins payante du monde, ce qui n'est pas toujours le cas en diplomatie. Au lieu de soutenir son point de vue, on cherche ensemble. Ensemble on crée une politique plutôt que de défendre des intérêts. C'est une dimension nouvelle dans les relations internationales, un équilibre nouveau.
Chacun a acquis un sentiment de coresponsabilité. Une solidarité s'affirme. Tout trouble grave sur un marché ami affecte, nous le savons désormais, nos intérêts profonds. L'équilibre européen, c'est notre équilibre.
UNE TENTATIVE D' UNION POLITIQUE :
LE PLAN FOUCHET
Déterminés à établir les fondements d'une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens : tels sont les premiers mots du traité de Rome. Cette union ne peut aboutir que par la politique. L'idée en mûrissait doucement. L'occasion favorable était attendue. La première décision concrète en faveur d'une coopération politique date du 23 novembre 1959. Réunis à Strasbourg, les ministres des Affaires étrangères des Six pays de la Communauté y décidaient de se consulter chaque trimestre à la fois sur les prolongements politiques de l'activité des Communautés européennes et sur les autres problèmes internationaux.
Le premier projet d'union politique sérieusement pris en considération vint d'une initiative française, prévue dès 1960. Michel. Debré et Maurice. Couve de Murville ne cessaient alors de répéter : en matière d'union politique, nous sommes demandeurs.
L'affaire fut évoquée en juillet 1960 entre le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Celui-ci, après une conversation très floue, s'était déclaré enchanté. Ces projets furent également discutés avec les ministres hollandais et italiens.
Mais, le 5 septembre 1960, à l'Élysée, conférence de presse très sévère pour les communautés européennes.
Le président de la République française évoque certains organismes plus ou moins extra-nationaux qui ont leur valeur technique, mais n'ont pas, ne peuvent avoir d'autorité et par conséquent d'efficacité politique. Dès qu'il apparaît une circonstance dramatique, on s'aperçoit que telle Haute Autorité n'en a pas sur les diverses catégories nationales et que seuls les États en ont. Il applique ce propos à la crise du charbon et, dans le Marché commun, aux problèmes des produits agricoles, des concours aux États africains ou des rapports entre le Marché commun et la zone de libre échange.
La colère que suscita cette charge contre les communautés, contre l'oeuvre accomplie, empêcha de prendre en considération le projet de coopération politique dans le domaine culturel et celui de la défense que proposait le général de Gaulle : un concert organisé, régulier, des gouvernements responsables et puis le travail d'organismes spécialisés dans chacun des domaines communs et subordonnés aux gouvernements.
Cela comporte la délibération périodique d'une assemblée qui soit formée par les délégués des Parlements nationaux et, â mon sens, cela doit comporter, le plus tôt possible, un solennel référendum européen, de manière â donner à ce départ de l'Europe le caractère d'adhésion, d'intervention populaire, qui lui est indispensable.
Le temps faisant son oeuvre peu à peu, il est possible qu'on en vienne à des pas plus avancés vers l'unité européenne : encore une fois, c'est cela que la France propose, c'est tout cela, et pas autre chose.
Personne ne releva ces propositions. Un froid s'ensuivit entre Paris et Bonn. Les autres pays voulaient des garanties avant de s'engager dans la voie qu'esquissait le Général. Une rencontre européenne au sommet fut longtemps reculée à cause d'une grippe du chancelier Adenauer.
Le 10 février 1961, les six chefs d'État et de gouvernement se rencontrent à Paris et chargent une commission de présenter des propositions concrètes concernant les réunions de chefs d'État et de gouvernement et des ministres des affaires étrangères.
Le renvoi en commission est parfois un prétexte pour étouffer les projets, mais c'est aussi le meilleur moyen de les faire avancer lorsque existe une volonté politique. Celle-ci se précise le 18 juillet 1961, lors d'une réunion analogue à celle de Paris qui se tint cette fois à Bonn et dont le communiqué est devenu la charte des projets d'union politique. Les Anglais s'y sont référés lorsqu'il fut question pour eux d'entrer dans la communauté.
Les signataires de ce texte ont décidé de donner forme d la volonté d'union politique déjà implicite dans les traités qui ont institué les communautés européennes, d'organiser à cette fin leur coopération, d'en prévoir le développement et de lui assurer la régularité qui créera progressivement les conditions d'une union politique commune et permettra finalement de consacrer l'oeuvre entreprise dans ces institutions.
Il s'agit de tenir à intervalles réguliers des réunions qui auront pour objet de confronter leurs vues, de concerter leurs politiques et de parvenir à des positions communes afin de favoriser l'union politique de l'Europe, renforçant ainsi l'Alliance atlantique... Les dispositions politiques nécessaires seront prises pour préparer ces réunions... Les chefs d'État et de gouvernement ont la conviction qu'en organisant ainsi leur coopération, ils favoriseront par là même l'exécution des traités de Paris et de Rome.
Beaucoup de communiqués sont vides. Celui-là est très dense. Toutes les précautions y sont prises pour rassurer les plus réticents, notamment les IIollandais, qu'on a eu beaucoup de peine à convaincre. C'est pour eux qu'il a été fait allusion au Pacte atlantique, sur les modalités duquel le général de Gaulle fait des réserves, et qui réunit, pour une défense commune, outre les Six et les États-Unis, la plupart des nations européennes, sauf les neutres. Cette allusion est destinée à rassurer les pays les plus soucieux de ne pas se couper du reste du monde. Quant à celle qui porte sur le traité de Paris (C.E.C.A..) et ceux de Rome qui créèrent le Marché commun et l'Euratom, elle obligeait en quelque sorte le Général à nuancer les déclarations de sa conférence de presse.
Le général de Gaulle est-il européen ? Malgré les duretés de ses conférences de presse, les textes positifs abondent : construire l'Europe, c'est-à-dire l'unir, c'est évidemment quelque chose d'essentiel, a-t-il dit. La France, pour ce qui la concerne, a reconnu la nécessité de cette Europe d'Occident qui lut jadis le rêve des sages et l'ambition des puissants, et qui apparaît aujourd'hui comme la condition indispensable de l'équilibre du monde... Nous ferons donc en 1961 ce que nous avons à faire : aider à construire l'Europe qui, en confédérant ses nations, peut et doit être, pour le bien des hommes, la plus grande puissance politique, économique, militaire, culturelle, qui ait jamais existé.
Ces textes, de différentes dates, indiquent une pensée constante. Mais, disait encore le Général, il faut procéder non pas d'après des rêves mais suivant des réalités. Or, quelles sont les réalités de l'Europe ? En vérité, ce sont des États.
Ce n'est pas lui, mais Michel Debré, qui a lancé le slogan : L'Europe des patries. Mais il correspond bien à la pensée du Général.
LE PLAN FOUCHET
Un plan français traduisit son dessein politique. Il ne s'agissait nullement d'une manoeuvre, comme certains le disaient, et moins encore d'une manoeuvre hâtive. Elle avait été préparée par de nombreuses prises de position. De Londres, pendant la guerre, le général de Gaulle s'était déclaré désireux d'unir l'Europe. Il l'avait redit devant le Parlement britannique.
La Commission prévue par le communiqué de Bonn désigna comme président Christian Fouchet. Le 2 novembre 1961, celui-ci soumettait. un premier projet de traité en dix-huit articles, oeuvre de hauts fonctionnaires des Affaires étrangères. Il prévoyait une union d'États indissoluble qui respectait la personnalité et l'égalité des droits entre ses membres. Elle avait pour objectif une politique étrangère coordonnée, une défense commune des droits de l'homme, de la démocratie, l'entraide pour la sécurité, le progrès scientifique et culturel.
Les rencontres entre chefs d'État ou de gouvernement seraient institutionnalisées tous les quatre mois, coupées par une réunion des ministres des Affaires étrangères et des sessions extraordinaires.
Les décisions seraient prises à l'unanimité, sans que l'abstention ou l'absence d'un ou de deux membres puisse empêcher les autres de contracter ensemble des obligations qui n'engageraient qu'eux. La présidence était attribuée à un pays pour quatre mois.
Une assemblée délibérerait, poserait des questions auxquelles le Conseil de ministres devait répondre dans les quatre mois, voterait des recommandations suivies d'une réponse dans les six mois et discuterait chaque année un rapport d'activités du Conseil.
Jusque-là l'accord semblait devoir être facile.
Davantage de difficultés autour du projet de commission composée de fonctionnaires des Affaires étrangères de chaque pays, présidée par un représentant de la nation chargée de la présidence. Elle préparerait et exécuterait les délibérations des ministres et pourrait se voir chargée de missions.
Les « Européens » observaient que, sans présidence fixe, sans droit d'initiative, alors que, dans le Marché commun, elle a seule droit d'initiative, cette commission était un recul par rapport à ce qui existait déjà et risquait d'affaiblir les communautés dont la vitalité était le premier atout de l'Europe.
L'union devait être ouverte à tous les États du Conseil de l'Europe. Le siège de la commission devait être à Paris, et les Allemands, disait-on, étaient d'accord.
Le Benelux, à la demande des Hollandais, souhaitait la présence des Britanniques comme observateurs dès les négociations préparatoires. C'était le moment de la candidature britannique que nous évoquerons plus loin.
La principale opposition venait, en effet, de Joseph Luns, ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, qui se faisait avec constance l'avocat du Royaume-Uni dans les instances européennes. En revanche, le projet jouissait d'appuis politiques sérieux aux Pays-Bas.
Projet modéré, un peu timide même, mais acceptable par la Grande-Bretagne.
Quel en fut le point sensible ? l'article 16. Il prévoit : Trois ans après l'entrée en vigueur du présent traité, celui-ci sera soumis à une révision générale, qui aura pour objet l'examen des mesures propres à renforcer l'union, compte tenu des progrès accomplis. Cette révision devrait avoir pour objectifs principaux l'établissement d'une politique étrangère unifiée et la constitution progressive d'une organisation centralisant, au sein de l'Union, les communautés européennes mentionnées dans le préambule du présent traité.
L'admission d'un nouveau membre devait faire l'objet d'un accord unanime et d'un accord additionnel. Ce projet pouvait être un utile instrument de progrès.
Des Européens très fervents s'y ralliaient sans arrière pensée. Jugeant qu'en matière politique l'opinion n'était pas mûre pour aller plus loin, ils ne savaient que proposer d'autre. Comment, en matière de politique étrangère ou de défense, prendre des décisions autrement qu'à l'unanimité ? Tout au plus pouvait-on souhaiter voir l'organe communautaire plus indépendant des gouvernements et mieux doté de pouvoirs, mais on pouvait espérer que cela se réaliserait au bout de trois ans. L'Histoire a montré que les confédérations étaient toujours des formes de transition vers une union plus étroite, mais elles doivent avoir leurs institutions propres, disait Robert Marjolin.
Christian Fouchet, signataire du projet, était un collaborateur de très longue date du général de Gaulle puisque, dès 1944, celui-ci le considérait comme le plus apte à tenir le rôle difficile de chargé d'affaires de la France en U.R.S.S. Depuis, il avait été, sous Pierre Mendès France, ministre de l'Information, avait mené de très délicates négociations avec la Tunisie. Il deviendrait, plus tard, ministre de l'Éducation nationale sous Georges Pompidou. Ce texte fut débattu en plusieurs réunions.
Mais, en janvier, une recommandation fut votée au Parlement européen, insistant sur la nécessité d'éviter tout ce qui pourrait constituer ou même paraître un recul par rapport aux traités antérieurs. Aucune clause ne devait pouvoir être interprétée comme remettant en cause l'existence, les attributions ou le dynamisme ultérieur des institutions européennes.
Vers la rupture.
Le 18 janvier 1962, lorsque la Commission Fouchet se réunit à nouveau, le Gouvernement français lui remit un second projet d'un style plus concis et plus nerveux. Mais, dans ce texte, certaines précisions avaient été supprimées par Paris et cela parut assez significatif aux partenaires de la France pour qu'ils refusent de prendre ce nouveau texte comme base de discussion.
L'article 16 devenait :
Trois ans après son entrée en vigueur, le présent traité sera soumis à une révision qui aura pour objet l'examen des mesures propres, soit en général à renforcer l'Union, compte tenu des progrès accomplis, soit en particulier à simplifier, rationaliser et coordonner les diverses modalités de la coopération entre les États membres.
Y a-t-il dans ce « repentir » une nuance qui pourrait être interprétée comme une menace ou, en tout cas, une moindre garantie pour les Communautés existantes ? Ouvre-t-il la porte à une révision des traités de Rome et de Paris qui se traduirait par un recul de la politique d'intégration? Telles furent les questions que se posèrent alors certains milieux européens.
Les cinq autres délégations firent à leur tour une proposition. Elle introduisait un secrétaire général indépendant des États membres, assisté d'un personnel nommé par lui. La révision du traité devait avoir lieu lors du passage de la seconde à la troisième étape. Son objet était de renforcer l'union européenne et les pouvoirs de ses institutions. Elle devait comporter l'élection de l'Assemblée au suffrage universel direct, l'introduction progressive du principe majoritaire au Conseil de l'Union, les conditions dans lesquelles, à la fin de la période transitoire du Marché commun, l'Union européenne serait intégrée dans un cadre institutionnel organique dans le respect des structures prévues dans les traités de Paris et de Rome.
Était prévu, en outre, l'élargissement de la compétence de la Cour de justice. L'admission d'un État membre des Communautés européennes eût été de droit.
Le projet français fut amendé pour inclure un certain nombre d'amendements empruntés aux propositions des cinq autres délégations. Les points les plus sensibles n'en furent pas modifiés.
Sous-tendant ces débats, trois questions se posaient :
1° La sauvegarde des communautés existantes (C.E.C.A., Marché commun, Euratom), dont l'efficacité risquait d'être réduite si elles se trouvaient soumises à un organe moins « européen » qu'elles, sous prétexte de les intégrer à l'Europe politique.
2° Le problème de la défense. On sait que la France, dès cette époque, réclamait une réforme de l'Alliance atlantique. Ses cinq partenaires eussent voulu une référence à ce traité et inscrire parmi les buts de l'union politique l'adoption d'une politique de défense dans le cadre de l'Alliance atlantique ou contribuant au renforcement de l'Alliance atlantique. Ils hésitaient entre les deux formules.
3° Le problërne britannique. Les débats se déroulant durant les pourparlers sur l'admission de la GrandeBretagne dans la Communauté, les partenaires de la France souhaitaient éviter que l'accord sur l'union politique ne soulevât de nouveaux obstacles à l'entrée de l'Angleterre dans le Marché commun.
Edward Heath, le négociateur britannique, n'avait pas d'abord demandé à participer aux négociations sur l'union politique. Or, le 10 avril 1962, à Londres, au Conseil ministériel de l'U.E.O., il commenta ainsi les intentions de son pays en matière d'union politique: « Je peux vous assurer que l'entrée de la Grande-Bretagne ne sera pas employée par nous pour décourager ce travail ou pour faire obstacle, d'une manière quelconque, au développement de l'idée européenne. Au contraire, nous nous joindrons de tout coeur à vous pour aider à la construction de la nouvelle Europe. » A propos des textes qui se préparaient, il eut cette image : « Ils devraient contenir le principe du développement ; ils devraient donner à la plante air et lumière, mais sans définir trop méticuleusement à quelle vitesse elle devrait pousser. »
Surtout, il demandait qu'en tant que membre éventuel de la Communauté, la Grande -i3retagne puisse se joindre aux discussions sur la structure politique de l'Europe.
Le 17 avril 1962, à Paris, les ministres des Affaires étrangères ne purent s'entendre ni sur la participation britannique, ni sur la référence à l'Alliance atlantique, ni sur les garanties de sauvegarde aux communautés existantes. Ils se séparèrent sans publier de communiqué, ni prévoir de nouvelle réunion, ni donner de nouveau mandat à la commission C'était la rupture, bien qu'officiellement la négociation ait été seulement suspendue et qu'un accord soit resté possible.
J. Luns, ministre des Affaires étrangères, qui avait joué un rôle important dans ces débats, déclara : Le plan français est fondé sur l'ancienne idée d'un traité entre les États, d'une alliance, d'une Europe des patries. Notre point de vue est que ce plan doit être rejeté, mais nous sommes disposés à faire des concessions si la GrandeBretagne y est intéressée.
UNION POLITIQUE FRANCE-ALLEMAGNE
Un mois après la rupture, le point de vue français fut exposé par le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 15 mai 1962. Parlant de l'union de l'Europe, il déclara : Déjâ pendant la Guerre mondiale, je proclamais que cette évolution était un des buts essentiels de la France. Dans cet ordre d'idée, on a déjà fait quelque chose de positif qui s'appelle la Communauté économique européenne. Aux yeux de la France, ajoute-il, cette construction économique ne suffit pas.
Il proposa des réunions périodiques de chefs d'État et de gouvernement, assistés par une commission politique, une commission de défense, une commission culturelle analogues à la commission économique de Bruxelles. Elles procéderaient dans des conditions propres aux domaines particuliers qui seraient les leurs. L'Assemblée de Strasbourg serait mise à même de discuter les questions politiques communes.
Après expérience, termina le Général, nous verrons dans trois ans comment nous pourrons faire pour resserrer nos liens. Mais, tout au moins, nous aurons commencé à prendre l'habitude de vivre et d'agir ensemble.
Voilà ce que la France a proposé. Elle croit que c'est là ce qui peut être fait de plus pratique.
Sur une autre question, il juge parfaitement contradictoires les objections de ceux qui trouvaient, d'une part, le projet français trop peu supranational et qui, d'autre part, voulaient associer aux pourparlers la Grande Bretagne, ennemie de toute supranationalité.
En 1962, des négociations bilatérales discrètes entre 1a France et l'Allemagne s'ouvrirent. Du 4 au 9 septembre, le général de Gaulle faisait en Allemagne un voyage retentissant qui se termina par un communiqué où l'on relevait cette phrase : Les dispositions pratiques seront prises par les deux gouvernements pour resserrer effectivement les liens qui existent déjà dans un grand nombre de domaines.
Les négociations se poursuivirent pendant l'automne. Le 14 janvier 1963, la conférence de presse du général de Gaulle annonçait la rupture des négociations avec la Grande-Bretagne. Le 22 janvier, le traité franco-allemand était signé à Paris. C'était la reprise du plan Fouchet à l'échelon bilatéral. Le 29, les négociations avec la Grande-Bretagne étaient renvoyées sine die. Une faille profonde se creusait, pour un temps au moins, entre les Six. L'union politique n'était plus de saison. 11 faudra attendre deux ans avant qu'elle ne le redevienne.
Nous voici au terme de notre première partie. Les préludes, la C.E.C.A. et ses prolongements heureux ou malheureux, Messine, le traité de Rome, la mise en place des institutions nouvelles, les difficultés agricoles et l'accélération du désarmement douanier, la vie de la Communauté des Six, l'essai avorté d'union politique ont retenu jusqu'ici notre attention. Il est temps maintenant d'élargir l'horizon et de sortir de ces frontières qui ne sont pas celles de toute l'Europe.
Le Marché commun nous est apparu comme un fait nouveau de grande envergure. Jamais encore des nations si riches d'histoire, opposées depuis tant de générations dans des conflits inexpiables, n'ont réussi à surmonter si vite les vieux antagonismes et à s'unir.
A la base de leur succès, une nouvelle philosophie de la liberté. Comme la simplicité de l'écrivain, elle s'acquiert par une lente et pénible conquête. Ce qui est spontané, c'est de se protéger, d'élever des barrières. Mais la liberté, discipline sévère quand il s'agit d'échanges, s'est révélée le meilleur stimulant du progrès.
Une méthode a permis d'obtenir les difficiles accords nécessaires: celle du dialogue entre un groupe de personnalités européennes disposant d'une administration, d'une puissance d'étude et les représentants des gouvernements. Aux seconds le droit de décider. Aux premiers seuls, celui de proposer. Au dessus des uns et des autres, un traité comportant des échéances précises, un Parlement, une Cour de justice.
Art d'unir, art d'agir pour le progrès, l'expérience de la petite Europe apporte beaucoup à la paix.
LA GRANDE EUROPE
L'Europe des Six doit être une sorte de noyau autour duquel d'autres pays viendront se fédérer.
Depuis le premier jour, tel est l'espoir. En fait, ce ne fut pas si simple.
Dès avant la naissance du Marché commun, la Communauté eut avec ses voisins des rapports difficiles. Plusieurs formules ont été essayées.
Nous allons raconter l'histoire de ces tentatives qui vont nous découvrir certains aspects peu connus de la vie internationale et des échanges mondiaux, remis en cause par l'union des Six.
Ce sera d'abord la zone de libre échange, puis le grand épisode de la négociation anglaise mettant en jeu les intérêts du Commonwealth. Nous verrons se multiplier les candidatures à l'adhésion, d'une part, à des associations, d'autre part : celle des neutres, celle des Grecs et Turcs, tandis qu'avec l'Afrique, l'Europe crée une forme originale de coopération.
UNE AVENTURE SYMPTOMATIQUE
LA ZONE DE LIBRE-ÉCIHANGE
A Messine, on s'en souvient, les Six avaient invité la Grande-Bretagne à participer avec eus à la conférence qui allait préparer de nouvelles communautés européennes.
Mais, assez vite, deux tendances s'étaient dégagées : celle de l'union douanière et celle de la zone de libre échange. Simple querelle de techniciens en apparence, portant sur des subtilités obscures. En fait, ligne de clivage entre deux Europes.
Nous ne pouvons pas, dans cette histoire, ne pas accorder place à la grande zone de libre échange : projet, débat, rupture, scission, puis à la naissance de la petite. Entre les Six, et les autres pays d'Europe, entre la France et la Grande-Bretagne, les difficultés qui furent alors soulevées allaient prendre beaucoup d'importance.
LE PROJET
Quelle est la différence entre union douanière et zone de libre échange ? Les Français, grands adversaires de cette seconde formule, en avaient été les inventeurs. Ils avaient introduit dans la charte de La Havane, négociée au lendemain de la guerre, qui devint la règle du commerce mondial, le terme emprunté des travaux préparatoires menés en 1943 à Alger par André Phitip, futur ministre de l'Économie nationale, et un diplomate, M. Baraduc. 11s sentaient qu'après la guerre des regroupements d'États seraient nécessaires. Ils avaient cherché quelle forme économique ils pouvaient prendre. Ils en avaient distingué deux :
- l'union douanière. Par exemple, en Allemagne au siècle dernier, le Zollvereira, à l’image d'une économie nationale, adopte un seul tarif douanier à toutes ses frontières. Elle peut, par conséquent, abolir les douanes intérieures.
- la zone de libre échange, dans laquelle des pays conviennent de laisser pénétrer, sans droits de douane, les marchandises, envoyées par leurs partenaires, mais entendent garder leur liberté de tarif vis-à-vis des pays extérieurs. Conséquence : des douanes intérieures gardent un rôle. Elles doivent s'assurer que les produits qui entrent ont bien pour origine l'industrie de l'un des partenaires. Dans 1e cas contraire, elles font payer la différence entre le tarif national et celui qui a été perçu à l'entrée de la zone.
Mais quelle est l'origine d'une boîte de petits pois? Le pays qui a fourni les légumes ? l'étain ? la soudure ? les engrais ? etc.
Plus souple, réservant surtout une large part d'indépendance, la zone de libre échange est en fait un système très complexe et qui présente de graves inconvénients.
Très vite, les négociations de Bruxelles, sous l'impulsion notamment de C.H. Spaak, s'orientèrent vers la formule d'union douanière, tandis que les Britanniques préconisaient de toutes leurs forces une zone de libre échange dans laquelle les produits agricoles n'entreraient pas.
Zone de libre échange et difficultés britanniques.
Un système difficile à défendre ne s'adopte pas de gaieté de coeur. Il répondait pour les Anglais à des nécessités très graves. II faut les analyser. Comme les critiques, au-delà de l'oeuvre, cherchent l'homme, nous apercevrons mieux ainsi le visage actuel et les difficultés profondes de ce peuple glorieux qui, entre espoir et crainte, a cherché sa place dans l'Europe naissante, à côté d'elle ou contre elle, avant de vouloir y entrer.
Pourquoi ne pas adhérer simplement au Marché commun qui se préparait et dont la porte était alors largement ouverte? Les Britanniques répondaient que c'était impossible en alléguant leurs liens avec le Commonwealth et leurs propres intérêts économiques.
L'autre centre d'intérêt : le Cornmonwealth.
Qu'est-ce que le Commonwealth et pourquoi s'oppose-t-il à l'union douanière? Il glisse sous les définitions trop précises mais ses liens financiers (la zone sterling) et commerciaux (la préférence) sont parmi les plus forts.
Remontons à la guerre. Les ouvriers des usines britanniques étaient devenus des tommies. Les femmes travaillaient pour l'armée. A l'appel de Churchill, toute la nation était mobilisée. Pendant ce temps, isolé dans son ranch, le fermier australien continuait à guider vers le consommateur ses innombrables moutons. Celui de Nouvelle-Zélande préparait du beurre, du fromage. Le Royaume-Uni était acheteur. Il avait besoin du cuivre de l'Afrique du Sud, du cacao de la Côte-de-l'Or, du tabac de la Rhodésie. Tout se vendait.
En contrepartie, les produits industriels manquaient sur le marché. Dans les banques de Johannesburg ou de Sydney, succursales de celles de la City, les comptes créditeurs se gonflaient. L'argent affluait d'autant plus à Londres que les autorités locales, pour aider à la victoire, prêtaient au gouvernement leurs réserves de change. Ces disponibilités payaient la guerre, alors que la France la finançait par des «avances » de la Banque de France. Elle la payait par l'écrasement de sa monnaie, la misère de ses vieillards, l'anéantissement d'une part de son capital national.
Le sterling, lui, résistait, mais le Royaume-Uni a gardé envers ses dominions une dette très lourde, envers les pays de sa zone monétaire ou ceux qui, comme l'Égypte ou le Ghana, l'ont quittée. Le système d'équilibre monétaire du sterling est extraordinairement complexe. La zone sterling ressemble, par certains aspects, au groupe que des créditeurs, voulant sauver leur mise, formeraient autour d'un banquier menacé de liquidation par quelque cataclysme, mais sympathique, jouant le jeu et continuant à rendre d'importants services. L'équilibre fragile du sterling exige des ménagements et, pour y contribuer, l'Angleterre a besoin de beaucoup de liberté d'action. Mais le noeud du problème est ailleurs.
Le lien le plus puissant entre l'Angleterre et ce qu'elle n'ose plus appeler son empire, c'est cet incomparable cadeau qu'elle a fait au Commonwealth du seul véritable marché au monde qui soit grand acheteur de produits agricoles. Elle est le premier des consommateurs de fromage, avec le quart des importations mondiales. Les monotones plaines à blé du Canada et de l'arrière-pays de Melbourne s'y déversent. Aux fruits dorés d'Océanie, aux vins d'Afrique du Sud et de Chypre, elle offre un débouché exceptionnel. Les beurres d'Australie et de Nouvelle-Zélande, qui représentent la moitié des importations mondiales, ne parviennent pas à saturer le marché anglais. Celui-ci absorbe presque les trois quarts des quantités qui font l'objet d'un commerce international. La plupart des pays utilisent, en effet, surtout ce qu'ils produisent eux-mêmes. La Grande-Bretagne consomme les deux tiers de la viande de boeuf qui s'exporte dans le monde. Pour le mouton, elle a des fournisseurs très efficaces, les Néo-Zélandais, qui, à l'aide de techniques ultra-modernes, grâce à un climat exceptionnel, avec moins de trois millions d'habitants, parviennent à fournir les deux tiers de la viande de mouton qui s'exporte dans le monde. Mais les Anglais en absorbent 95 %.
Seul pays au monde qui ait, au XIXe siècle, poussé jusqu'à ses conséquences extrêmes la division du travail, sacrifié son agriculture et fait confiance pour se nourrir aux ressources mondiales, la Grande-Bretagne, en devenant protectionniste en 1932, a fait de son appétit un très puissant attrait et un lien entre les pays du Commonwealth à qui elle a assuré, selon les cas, soit le libre accès au marché anglais, soit un tarif préférentiel.
Ajoutez-y le besoin qu'éprouvent ces vastes pays lointains, presque vides d'hommes, de faire partie d'un ensemble assez fort pour défendre leurs intérêts. Tenez compte de l'origine britannique d'une part importante de leurs cadres, de leurs entreprises, et le besoin qu'ils ont de capitaux. Couronnez le tout par le sourire d'une reine, la présence d'une dynastie qui, depuis des générations, sait l'art d'unir et de rassembler : vous comprendrez que le Commonwealth n'ait pas besoin d'état-civil pour être une réalité vivante.
... Mais aussi que la Grande-Bretagne hésite à adhérer à un marché européen qui ferait passer une frontière douanière, le fameux tarif extérieur commun, entre elle et le Commonwealth et qui briserait ainsi l'une des poutres maîtresses qui soutiennent l'édifice.
Chaque fois qu'un Australien ou un Néo-Zélandais soigne un mouton, ramasse des oeufs, cueille des pamplemousses, qu'un Canadien sème du blé, qu'un Sud-Africain plante des cannes à sucre, c'est vers Londres qu'il regarde, Londres, auquel le rattachent les sillages patients des vaisseaux britanniques. Il sait que sa cargaison va pénétrer, comme chez elle, dans les docks de Londres. S'il apprenait demain qu'un droit de douane va lui être demandé alors que son concurrent européen entrerait en franchise, quel regard jetterait-il sur le portrait de Sa Majesté qui orne son ranch? Impossible!
Qu'importe si la formule d'une zone de libre échange se révèle compliquée, il faudra trouver un moyen de laisser ouverte la porte du Commonwealth et de préserver son marché agricole.
Les intérêts en jeu.
La présence du Commonwealth n'explique pas à elle seule le paradoxe de la position anglaise sur la zone de libre-écl3ange. Elle a d'autres motifs : le petit nombre des agriculteurs et les intérêts industriels.
On compte un cultivateur pour trois travailleurs en France, un pour vingt en Grande-Bretagne. Nos alliés ont eu faim pendant la guerre. Ils tiennent à ce qui leur reste d'agriculture. Ils la protègent, mais avec leur technique à eux. Nous aurons l'occasion d'y revenir, mais cette technique, avantageuse pour les Anglais, est inapplicable dans une union douanière avec le continent.
M. Smith, industriel anglais moyen, a gagné de bonne heure son bureau, remis à sa secrétaire son melon et son parapluie, demandé de gros dossiers et s'est abîmé dans un monde de pensées. Il devait, ce matin-là, répondre à une enquête de sa fédération qui lui demandait s'il était partisan d'une zone de libre échange.
Il vend dans le Commonwealth la moitié de ses produits. Dans l'Europe des Six, le huitième seulement. S'il lui fallait choisir entre ces deux marchés, il n'y avait pas à hésiter. Mais, regardant mieux, M. Smith constata que ses livraisons à l'Europe avaient augmenté, depuis cinq ans, dix fois plus que celles aux territoires d'outre-mer. Perplexité.
-- Qu'arriverait-il si le Marché commun à six se constituait sans zone de libre échange ? se demandait l'industriel.
Un collaborateur lui expliqua que la motocyclette qu'il vendait aux Belges au même prix que son concurrent allemand allait, par le jeu des douanes, coûter plus cher à l'acheteur tandis que le prix de celle de son compétiteur baisserait.
- En 1970, précisa-t-il, d'après les règles du Marché commun qui se prépare, si notre moto a la même valeur que la sienne à la sortie de l'usine, notre concessionnaire belge vendra la nôtre plus de dix mille francs et la sienne huit mille francs seulement, alors que nous sommes actuellement à égalité.
- Impossible! s'exclama M. Srnith. Le gouvernement doit obtenir que nous puissions vendre dans les pays européens aux mêmes conditions que nos concurrents!
Et M. Smith répondit au questionnaire qu'il était partisan d'une zone de libre échange. En même temps que lui, les constructeurs d'automobiles, d'avions ou de bateaux, les chimistes, électriciens, raffineurs, filateurs et tisseurs de laine, etc., ont répondu, eux aussi, affirmativement, formant une nette majorité.
Les intérêts du Commonwealth empêchaient donc la Grande-Bretagne d'adhérer à une union douanière qui eût coupé les liens préférentiels avec lui. Ceux des industriels exigeaient un rattachement au marché européen. Ceux des agriculteurs anglais rendaient la question plus délicate encore.
La Grande-Bretagne va devoir manoeuvrer en terrain très difficile.
La négociation s'engage.
Elle doit agir cependant.
Dès le début, disait, en octobre 1957, M. Jean Monnet au Congrès des cotonniers anglais, les Européens ont espéré que la Grande-Bretagne se joindrait au développement de cette communauté nouvelle. Les portes ont toujours été ouvertes et restent ouvertes. Les Six ne veulent pas élever de nouvelles barrières entre les peuples. Ce serait la négation de ce que nous avons déjà fait entre nous. Le Marché commun est tourné vers l'extérieur et non pas replié sur lui-même. Il n'y a rien de magique dans le nombre de six.
... Je me rappelle être venu a Londres en 1950 pour vous persuader de vous joindre aux négociations du plan Schuman, mais vous aviez alors le sentiment, comme vous l'avez maintenant, qu'il ne vous était pas possible de déléguer des pouvoirs de décision nationaux à des organismes communs. Nous nous sommes rendu compte alors que nous ne pouvions pas vous persuader seulement avec des mots. Nous savons que vous respectez les faits, non des hypothèses.
La morale, pour nous... a été que nous devions aller de l'avant. C'est ce que nous avons fait, et nos rapports avec vous se sont développés naturellement à partir de là. Nous avons mis sur pied la Communauté charbon-acier. Quand nous sommes arrivés à Luxembourg, le premier télégramme que j'ai reçu venait de votre gouvernement. Deux ans plus tard, vous avez signé un accord d'association avec la Communauté. Pourquoi ? Parce qu'elle existait et prospérait. Maintenant nous mettons sur pied le Marché commun et l'Euratom, et vous avez proposé la zone de libre échange. Pourquoi ? Parce que ces communautés nouvelles sont en passe de devenir des réalités.
Lorsque les Anglais quittèrent les négociations de Bruxelles, ils étaient très loin d'être sûrs que ces rêves iraient loin. Cependant, très vite, tous les pays européens qui ne faisaient pas partie du groupe des Six parce qu'ils n'avaient pas manifesté le désir de s'y joindre s'inquiétèrent des projets des membres de la Communauté charbon-acier. Le Marché commun leur apparaissait surtout comme une méthode qui entraînerait un déplacement des courants commerciaux au profit de ses membres et au détriment des non-membres. Il risquait de leur être néfaste, s'ils restaient à l'écart.
Une brochure publiée en octobre 1956 par le parti conservateur britannique estimait qu'une union douanière européenne qui ne comprendrait pas l'Angleterre pourrait écarter cette dernière de marchés importants.
Le cadre : l'O.E.C.E.
Peu de temps après le départ des Britanniques de Bruxelles, un comité de l'Organisation européenne de coopération économique fut chargé d'étudier ce que pourrait être une zone de libre échange. Il était placé sous la présidence de Jean-Charles Snoy et d'Oppuers.
Alors âgé de quarante-huit ans, il avait été à l'université de Louvain un brillant étudiant : docteur en droit, en philosophie, en sciences politiques et diplomatiques, il avait commencé une carrière au ministère des Affaires économiques, interrompue par la guerre et reprise dès 1944. Il avait joué un rôle très important dans la vie économique belge. En cette période extrêmement active d'après guerre où le franc belge était la monnaie la plus dure d'Europe, il avait contribué à doter son pays d'une productivité exceptionnelle, de salaires très élevés. II était l'un des champions de l'économie libérale, qui contrastait tant avec le dirigisme, l'inflation et le déficit chronique en devises, qui régnaient notamment en France. A l' O.E.C.E., il avait joué un premier rôle. Il présida longtemps le Comité des échanges, qui cherchait le moyen de libérer le commerce européen du système des contingents : hérités de la crise de 1930 et de la guerre, ils freinaient beaucoup le progrès.
La question de la zone de libre échange s'était posée dès 1956, pendant que se préparait le traité de Rome. Le moment était difficile pour l'Angleterre, qui connaissait une période de stagnation, et pour la France, dont l'industrie progressait très vite, mais dans l'atmosphère inflationniste du gouvernement Ramadier-Guy Mollet.
L'été de 1956 fut celui de Suez.
Cette crise du pétrole, cette crise du prestige international de l'Europe éclipsa d'abord le problème de la zone de libre échange. Tant que le traité de Rome ne serait pas conclu et signé, il fut convenu qu'on négocierait lentement à dix-sept, quitte à rattraper ensuite le temps perdu pour que Marché commun et zone de libre échange entrent en vigueur ensemble. Dans l'esprit de la plupart des observateurs, le traité de Rome préparait une union étroite de six pays et celle-ci s'encadrerait dans une union moins ferme, moins intime, à laquelle participeraient les dix-sept pays de l'O.E.C.E., c'est-à-dire, outre les Six, la Grande-Bretagne, la Suisse, l'Autriche et la Suède (le groupe des neutres), trois pays scandinaves : le Danemark, la Suède et la Norvège, et quatre pays qui se présentaient eux-mêmes comme moins développés et demandaient des conditions privilégiées : le Portugal, l'Irlande, la Grèce et la Turquie.
A la fin de 1957, dans les débats de ratification du traité de Rome, il avait été présenté comme à peu près sûr qu'une zone de libre échange élargirait le Marché commun. Au PalaisBourbon, lorsque 117 Mendèsistes avaient tiré argument contre les traités de l'absence de la Grande-Bretagne, la perspective de la zone de libre échange fut la réponse du Gouvernement à cette objection.
Le 17 octobre 1957, les ministres de l'O.E.C.E. se rencontraient. M. Thorneycroft, chancelier de l'Échiquier, qui présidait la réunion, expliqua dans une conférence de presse que la question de la zone de libreéchange avait été confiée, en février 1957, aux experts gouvernementaux divisés en plusieurs comités spécialisés. Cette phase technique était terminée. Pour la première fois, des ministres venaient d'exprimer leur détermination de mettre sur pied une zone de libre échange. Ils se saisissaient désormais de l'ensemble du problème.
Bases du travail :
1. La zone de libre échange doit associer sur une base multilatérale la Communauté économique européenne et les autres membres de l'O.E.C.E. et devrait prendre effet parallèlement au traité de Rome.
2. On se mettra d'accord en vue d'assurer, en matière agricole, une coopération plus poussée, une expansion des échanges.
3. On tiendra pleinement compte des intérêts des pays dont l'économie est moins développée.
Ainsi, sur un terrain difficile, malgré ses difficultés, la Grande-Bretagne est désormais décidée à s'engager en Europe. Un projet a été mis en discussion entre gouvernements. Où va-t-il mener?
LE DEBAT
Tandis que les experts discutent des détails, nous allons voir les opinions publiques, qui ont joué un rôle très important dans cette affaire, prendre position compte tenu des impératifs du moment et de la situation de chacun.
La France traversait alors une crise ministérielle, celle qui suivit la chute du cabinet Guy Mollet. Elle souffrait alors de pénurie de devises et avait dû se résigner, en août, à une demi-dévaluation : l'opération 20 %. Le 27 octobre, le gouvernement de Félix Gaillard achevait cette dévaluation.
Il n'était pas question de revenir sur le traité de Rome. La crise politique française d'octobre 1957 avait été longue et difficile. Du successeur, on ne savait qu'une chose : il serait européen, car c'était le seul point sur lequel il y eût une majorité décidée. Mais la situation économique très difficile de la France justifiait des précautions.
A l'O.E.C.E., les difficultés se multipliaient. Comment vérifierait-on, aux frontières, que les produits qui passeraient en franchise étaient bien originaires de la zone de libre échange et ne venaient pas de l'extérieur? Pour certains produits interchangeables, il était très difficile de le prouver. Les pays agricoles, et surtout la France, ne voulaient pas d'une zone exclusivement industrielle qui les eût placés dans une concurrence inégale. Enfin les syndicats ouvriers se défiaient d'un libre échange sans harmonisation sociale.
Les positions.
En France, en Grande-Bretagne et dans les différents pays, les discussions étaient vives.
Ni les syndicalistes ni les patrons français ne voyaient avec faveur cette zone où rien n'était prévu pour l'économie régionale, le progrès social, les investissements outre-mer. Le Marché commun, qui acceptait ces frais généraux, en serait handicapé dans la concurrence.
Une intéressante confrontation eut lieu à l'ombre de l'abbaye de Westminster, en février 1958, entre industriels et syndicalistes de quinze pays d'Europe.
- Le traité de Rome est un immense pas en avant, courageux, éclairé, pratique, déclarait en l'ouvrant M. Heathcoat Amory, chancelier de l'Echiquier. Robert Schuman défendit le Marché commun d'être un instrument de division de l'Europe.
- Nul reproche ne saurait nous atteindre davantage, dit-il. La préférence donnée aux pays membres du Marché commun est analogue à celle dont bénéficient les membres du Commonwealth. Faire l'union à plusieurs n'est pas déclarer la guerre aux autres.
Chaque pays soutint son point de vue. L'Autriche, avec ses voisins communistes, ne pouvait risquer le chômage. Le libre échange ne suffisait pas sans garantie de plein emploi. Les Grecs, les Portugais, les Turcs, que de grands souvenirs ne nourrissaient pas, demandaient, ainsi que les Irlandais, qu'on les aidât à se développer. Les Scandinaves étaient franchement tentés par le projet britannique, qui leur permettrait d'étendre leurs débouchés sans renoncer à leurs bas tarifs.
Les débats furent vifs entre les Anglais et les Français dont la délégation, composée d'adversaires de la zone, souhaitait des accords séparés entre Marché commun et chacun des autres pays.
Un coin entre France et Allemagne.
A l'O.E.C.E., M. Reginald Maudling avait été désigné comme président du comité ministériel chargé de préparer la zone de libre échange. Jeune ministre conservateur, l'un des espoirs du parti, affable, obstiné, concevant le Marché commun un peu comme la ville de Jéricho, il reprenait inlassablement les mêmes thèmes : la plupart des objections contre la zone de libre échange, selon lui, étaient de faux problèmes ; aucun pays n'est libéral pour l'agriculture ; ce serait une catastrophe de couper l'Europe en deux.
Très vite, il apparut difficile de diviser les pays du Marché commun. Ceux-ci avaient des opinions divergentes mais, quand ils se retrouvaient ensemble, ils réussissaient, avec l'aide de la Commission européenne, à retrouver, à reformer leur unité. Il apparut qu'il vaudrait mieux laisser les Six s'entendre entre eux sur les conditions d'une zone de libre échange avant de négocier à dix-sept.
Les débats entre les Six furent ardus. L'Allemagne et le Benelux tenaient beaucoup à élargir l'horizon. Pourquoi? Pour bien s'en rendre compte, il est bon d'ouvrir une grande parenthèse, de ne plus envisager un instant le coeur du problème, mais les cas limites, de se transporter aux frontières du Marché commun, par exemple à Hambourg ou à Brême, car l'Histoire doit être corrigée ou au moins nuancée par la géographie.
Les grands ports du nord de l'Europe jouissaient, avant 1914, d'une place incomparable. Au coeur du plus riche continent, ils étaient le point de départ vers un plantureux arrière-pays, vers un monde encore immense. Malgré le protectionnisme relatif d'alors, les négociants et les navigateurs ainsi placés avaient la partie belle.
Ne nous étonnons pas qu'en plein xxe siècle ces villes soient attachées, par leurs institutions, aux souvenirs de ces temps de splendeur dont leurs palais municipaux gardent l'opulence. Pour un observateur résigné à la toute-puissance des capitales, à la sourdine des vies politiques locales, de petites républiques comme Brême et Hambourg semblent de prime abord un jeu folklorique, avec leurs sénateurs-ministres qui, dit-on, se prennent parfois à rêver des pompeux atours de naguère.
La guerre de 1914 a fermé la Russie au commerce. La vigueur de la riposte des aviateurs alliés a démoli ces belles villes. L'armistice a mis entre les deux Allemagnes une frontière toute proche de Hambourg. Combien d'habitants de ces républiques libres ont laissé de l'autre côté leurs clients, leurs parents ?
Lorsque reprit le commerce, la ligne de partage entre les deux zones était devenue étanche. Le Rideau de fer était tombé sur l'Europe centrale, dont ces ports assuraient le trafic maritime, et sur les Pays baltes, leurs partenaires commerciaux.
L'Europe, dont Hambourg et Brême s'étaient sentis le centre, était brisée.
Vient le Marché commun. Il est accueilli d'enthousiasme. Comrnent des marchands ne seraient-ils pas heureux de ce qui ouvre les barrières? Les Hambourgeois n'y virent que cela. Ils n'avaient pas envie d'admettre qu'une union douanière comporte des limites, qu'elle entraîne des disciplines communes, un tarif commun. Ils envisageaient surtout la Communauté des Six comme une première étape vers une grande zone de libre échange à l'échelle de l'Europe.
Première déception : pour sceller son association au Marché cornmun, la France obtint pour l'Afrique une préférence pour la banane, le cacao, le café, l'arachide, produits que, traditionnellement, Brême et Hambourg achetaient aux Américains.
La déception de leurs vieux clients et amis d'Asie, du Nouveau Monde, ils la font leur.
L'échec de la zone de libre échange les confond. Scandinaves et Anglais sont jusqu'ici, pour eux, de bien meilleurs partenaires commerciaux que la France et l'Italie. Et c'est ceux-là qu'on écarte!
Hambourg se sent frustré, coupé des débouchés et relations qui faisaient sa splendeur. Quand toutes les routes étaient libres, elle était au centre de l'Europe. Dans un marché réduit à la proportion des Six, elle n'est plus qu'une ville frontière excentrée.
Hambourg n'est pas plus loin de Paris que Toulon, ni que la Suisse, ni que l'Italie. Pourtant les réseaux commerciaux européens s'y développent mal.
Cette crainte d'isolement se nourrit par l'idée que le grand axe du Marché commun ira de Rotterdam à Anvers, vers la Ruhr et la Lorraine, jusqu'à Milan, repoussant vers le sous-développement les régions excentriques. Par rapport à 1936, le trafic de Hambourg s'est accru d'un quart. Celui de Rotterdam a doublé. C'est pourquoi, en mars 1961, lorsque le maire de Hambourg, M. Nevermann, apprend la réévaluation du mark, il déclare à des journalistes :
- C'est une nouvelle épreuve qui s'ajoute pour nous à celles du Marché commun.
De ces doléances faut-il déduire que les villes de la mer du Nord soient en déclin et très malheureuses ? Comme les quatre célèbres musiciens de la ville de Brême : l'âne, le chien, le chat et le coq, elles pensent parfois que crier fort est une arme préventive efficace. Comme beaucoup de ports qui ne trouvent plus sur mer un développement suffisant de leur activité, Brême et Hambourg s'industrialisent et souffrent bien plus de pénurie de main-d'oeuvre que de chômage.
Le président de la Fédération des Chambres de commerce allemandes, un Hambourgeois, M. Munchmeyer, témoignait pourtant de l'inquiétude en proposant que le Marché commun devienne le huitième membre de la zone de libre échange. L'idée ne fut pas acceptée.
En fin de compte, ce dont rêvaient les vieux routiers des grandes traversées, qui, sur ce point, avaient emporté la conviction du gouvernement allemand, c'est une sorte de Marché commun à l'échelle mondiale avec une grande liberté commerciale. Ils ont raison. Peut-être y viendra-t-on. C'est souhaitable.
Le Marché commun, tel qu'il est, est-il un bon moyen de s'y préparer? Ils ne le croient pas, à tort peut-être. Leur point de vue est partagé par le Dr Erhard.
Universitaire et libéral farouche, celui-ci a joué un rôle très actif dans la réforme monétaire de 1948 qui a donné au mark sa solidité. Il a été le père du miracle allemand avant d'être élu chancelier, le 16 octobre 1963, malgré la persévérante opposition de son prédécesseur, le Dr Adenauer.
Est-il ou non européen? On peut se le demander, comme on se pose la question pour le général de Gaulle. Il est favorable au Marché commun, mais pas à ses frontières. Il a été partisan de toutes les conciliations vis-à-vis de la zone de libre échange et du tiers monde. Ce qui l'intéresse, c'est l'abaissement des droits de douanes, non l'organisation économique de l'Europe: il n'y croit pas, pas plus qu'à la planification. L'Europe, pour lui, devait supprimer les douanes et chercher dans la politique des motifs d'union plutôt que dans un tarif douanier commun.
Rond, souriant, malicieux, un gros cigare à la bouche, parfois déroutant dans sa manière de présider, fin politique cependant, sachant jouer du « bon sens » pour soutenir ses thèses, le Dr Erhard a joué d'abord dans la Communauté le rôle d'opposant, en duo avec les Français.
L'Europe a souffert cet hiver, disait M. Pleven au début da 1961, de la grippe du chancelier Adenauer, de la fièvre aphteuse et des articles de M. Erhard.
II s'agissait d'articles publiés à la fin de 1960 dans Handelsblatt qui s'en prenaient aux fantaisies hautement subjectives de ceux qui ne pensent que dans la catégorie des Six. Il s'attaquait aux petits Européens : ils font, disait-il, du Marché commun une construction en lit de Procuste qui méconnaît la nécessité de rassembler toutes les forces du monde libre dans un ordre multilatéral.
Devenu chancelier, le Dr ILrhard a joué franchement le jeu européen.
On sent bien les deux objectifs qui s'opposent :
- soit un marché commun qui abolit des obstacles aux échanges pour préparer un libre échange mondial. C'est celui du Dr Erhard, des Hambourgeois, de beaucoup d'industriels allemands ;
- soit un marché commun qui, s'appuyant sur la réconciliation franco-allemande, crée une nation plus vaste, pacifique et ouverte, certes, mais ayant ses disciplines et ses frontières. C'est la thèse française, souvent partagée par la commission Hallstein.
C'est plutôt jusqu'ici la seconde thèse qui l'a emporté, mais ce débat durera sans doute fort longtemps.
A la veille des vacances de 1958, le général de Gaulle venant d'arriver au pouvoir, la préparation de l'association économique européenne, nouveau nom officiel de la zone, progressait. Les Six allaient remettre leurs propositions après avoir tranché quelques derniers litiges, moins nombreux que les péchés capitaux. Ils se réunirent pour cela à Venise, à San Giorgio, le 18 septembre.
Hélas, on se rendit compte qu'il n'était pas seulement question des détails du contrat, mais encore du désir de se marier. Le patronat français avait accentué sa pression contre la zone. A Bruxelles, des études poursuivies pendant l'été apparurent peu favorables à ce projet. Le Marché commun allait-il entraîner la lourde zone de libre échange, ou ce combat arrêterait-il la marche de la Communauté?
A Venise fut mis sur pied un mécanisme un peu moins anarchique que celui de la zone, mais celui qui abuserait des clauses de sauvegarde ne serait justiciable que d'un tribunal statuant à l'unanimité... et dont il ferait partie.
Sur cette base, on se dirigeait vers un texte du traité qui, sans satisfaire personne, serait peut-être acceptable,
LA RUPTURE
En France, l'opposition au projet se faisait de plus en plus intense. Le Conseil économique, unanime, avait pris position contre la zone de libre échange. L'accord qui se préparait n'était en aucune façon ratifiable par le Parlement français, pas même sous la forme que proposait le mémorandum des Six. Contre lui, le patronat menait une campagne obstinée.
Le principal argument des pays partisans de la zone était la nécessité d'éviter une coupure en deux de l'Europe.
- On ne m'a pas encore bien expliqué en quoi la division de l'Europe en deux groupes serait plus dangereuse que la précédente division en treize pays indépendants, disait Pierre Louis au patronat français en février 1960.
Une part de l'opinion française suivait avec intérêt l'effort pour élargir la petite Europe. Personne n'était prêt à s'y battre pour la zone.
Dans le Marché commun, à l'abri d'une protection commune, le travail se spécialise. L'un se concentre, par exemple, sur les amortisseurs et l'autre sur les avertisseurs pour plusieurs marchés. Mais, dans une zone, le pays qui aura perdu une industrie profitera de la première négociation commerciale pour supprimer son droit de douane sur cet article qui ne l'intéresse plus et le partenaire perdra le marché.
De plus, si ce libre échange conduit un pays au déséquilibre de sa balance des paiements, non seulement la zone sera bloquée par des clauses de sauvegarde, mais le Marché commun va l'être aussi.
Les risques d'un refus? d'abord ceux d'un affront à la Grande Bretagne. La France, si elle en assumait la responsabilité, apparaissait comme le seul pays protectionniste, bloquant l'élargissement de l'Europe.
Si les Anglais prenaient l'initiative d'un regroupement du club des pays à bas tarifs, l'Allemagne et le Benelux rte les rejoindraient-ils pas?
Dès le début de novembre 1958, une crise européenne s'annonçait.
Dans d'autres pays, le ton montai
Les représentants britanniques à Paris perdent leur temps, écrivait le Times. Ce n'est pas la zone de libreéchange que les Français détestent le plus, c'est le libre échange.
Le Financial Times jugeait qu'en refusant le libreéchange, la France conduisait à la tragédie politique. Les représentants belges et hollandais s'épuisaient à offrir des formules de conciliation.
Toutefois la France a pu résister. Personne ne pouvait la contraindre à adopter le projet. Son économie, dans une situation difficile, justifiait beaucoup de réserve. Dans les négociations pour un accord, qui le désire le moins a l'avantage. Surtout, la Commission avait une intense conscience des dangers qu'une zone de libre échange ferait courir au Marché commun. Elle a réussi constamment à persuader l'Allemagne et les pays du Benelux qu'il fallait d'abord être unis, d'abord réaliser le libre échange à six, que le traité de Rome était le solide, et la zone de libre échange, une idée discutable. L'unité des Six, cimentée par la volonté d'appliquer intégralement le traité de Rome, subsista.
La dramatique séance du 15 décembre 1958.
Le débat se tendit à l'extrême à partir de novembre 1958.
Le 1er janvier 1959, le traité de marché commun devait produire ses premiers effets. Il était entendu que, ce jour-là, les droits de douane seraient abaissés entre les Six de 10 %. Les contingents devaient augmenter de 20 % et surtout n'être en aucun cas inférieurs à 3 % de la production nationale. Pour des produits modernes très protégés, cette seconde règle était lourde de conséquences.
Les partenaires du Marché commun firent un effort désespéré pour obtenir que les avantages que se concédaient ainsi les Six fussent étendus à toute l'Europe. Pour eux, il était inadmissible qu'une part en fût pénalisée par rapport à l'autre. L'industriel anglais voulait pouvoir continuer à vendre en Belgique aux mêmes conditions que son concurrent allemand.
La négociation, menée par Reginald Maudling, fut suspendue à la suite d'une déclaration de M. 5oustelle à la sortie du Conseil des ministres français, le 15 novembre 1958, affirrnant que la France ne pouvait accepter une zone de libre échange puisqu'elle ne comportait pas de tarif extérieur commun.
Au début de décembre, les non-membres du Marché commun se retrouvaient à Genève dans une conférence discrète. Ils voulaient un régime provisoire : le même traitement que les membres du 'Marché commun. Les Six, au contraire, voulaient bien étendre à l'échelle du monde certains des avantages douaniers qu'ils se concédaient mais entendaient s'en réserver certains autres, les plus intéressants.
A Genève, les voisins du Marché commun resserrèrent leur unité assez compromise par des menaces de dissidence de la Suisse et du Danemark. Tous étaient passionnément décidés à n'accepter aucune différence entre membres et non-membres de la Communauté économique européenne. La coopération économique européenne doit continuer à reposer sur la reconnaissance des principes de non-discrimination et de réciprocité, qui doit être réglementée par un accord multilatéral à long terme, déclarait une note norvégienne à la France. C'était l'avis des sept pays qui avaient participé à la conférence de Genève : la Grande-Bretagne, trois Scandinaves, la Suisse, l'Autriche et le Portugal. Autrement dit, il était dénié aux membres du Marché commun le droit de s'accorder mutuellement des avantages de quelque importance qu'ils n'étendraient pas aux autres pays d'Europe.
Le 15 décembre 1957, siégeait au château de la Muette le Conseil de ministres de l'Organisation Européenne de Coopération Économique. Réunion qui eût pu être presque de routine. On n'élève guère la voix, d'ordinaire, au calme château où siégeait, à la lisière du Bois de Boulogne, l'O.E.C.E. Mais cette fois ce fut le débat le plus dramatique de l'histoire de cette institution. Les membres s'en trouvèrent séparés en deux blocs : les Six du Marché commun d'une part ; les onze membres d'une éventuelle zone de libre échange, de l'autre.
Les « dix-sept » avaient encore tous le même régime douanier dans leur commerce entre eux. Quinze jours plus tard, les Six, décidés à progresser vers l'Europe unie, devaient s'accorder réciproquement des avantages exclusifs. Les autres refusaient la différence. Tel était le débat.
Présidé par le chancelier de l'Échiquier, M. Heathcoat Amory, le Conseil de ministres entendit d'abord un compte-rendu de M. Maudling sur la mission qui lui avait été confiée et sur les raisons de son échec. Se livrerait-il à un acte d'accusation contre la France? Annoncerait-il la libre convertibilité de la livre ? Il en résulterait la suppression de l'Union européenne des paiements et des facilités de crédit qu'elle comportait. On pouvait craindre que cela n'entraînât de graves difficultés pour le Marché commun.
La délégation britannique comprenait cette fois Sir David Eccles, président du Board of Trade et adversaire déclaré de l'union du continent. C'est un économiste classique ; il a des intérêts financiers importants et une expérience d'homme d'affaires. Il a été ministre des Travaux publics, fut diplomate. Il aime les gestes spectaculaires. Il est très connu sur le continent pour avoir dit et répété que le Royaume-Uni a mené trop de guerres afin d'éviter l'union de l'Europe continentale pour tolérer qu'elle ne se fasse en pleine paix.
Les Six proposaient d'étendre à tous les pays duG.A.T.T. (accord mondial sur le commerce) l'abaissement des droits de douane de 10 % et l'élargissement de 20 °% des contingents non encore libérés, mesures prévues par le traité de Rome. Mais ils se réservaient les uns aux autres le bénéfice da l'ouverture d'un contingent égal à 3 °' au moins de la production nationale pour les produits jusqu'ici pratiquement fermés à toute importation, très modernes et très sensibles. Par exemple, la France Importait 4 000 automobiles par an. La règle des 3 % l'obligeait à en importer 25.000. La question très brûlante était de savoir si elles ne pouvaient venir que du Marché comrnun ou également des autres pays.
Les ministres examinèrent 1a situation de la France. M. Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères depuis l'arrivée du général de Gaulle, déclara que son pays, à cause de ses déficits extérieurs, ne pouvait libérer le 1er janvier suivant que 40 % de ses importations au lieu de 75% comme l'exigeaient les règles de l'0.E.C.E. En contrepartie, il offrait d'élargir de 20 % les contingents qui subsistaient, Pour l'automobile, par exemple, élargir de 20 % c'était passer de 4 000 à 4 800 voitures, Ce n'était plus le même ordre de grandeur.
L'accueil des onze fut plus que froid. M. Petitpierre, au nom de la Suisse, M. Lange, au nom de la Suède et Sir David Eccles au nom de la Grande-Bretagne eurent beau jeu de souligner que, pour honorer sa signature dans le traité de Rome, la France était obligée de ne pas la respecter à l’O.E.C.E. Ils s'élevèrent contre la discrimination dont étaient l'objet les onze.
Dans une intervention plus que vigoureuse qui provoqua une verte réplique de M. Couve de Murville, Sir David Eccles menaça de représailles la France et elle seule, puis il offrit que les onze, eux aussi, ouvrent des contingents égaux au minimum à 3 % de leur production nationale afin d'obtenir des Six la même mesure. On leur répondit qu'il fallait étudier leur proposition.
Rendez-vous fut pris pour le 15 janvier et l'on se sépara sans avoir voté aucun texte. Les Six avaient gagné. Rien ne pouvait les empêcher d'appliquer intégralement le traité de Rome le 1er janvier 1959.
Mais, immédiat ment après, les Britanniques se mirent à préparer la convertibilité de la livre qui devait faire supprimer l'Union européenne des paiements et risquait de mettre la France dans une position très difficile. On prévoyait alors que le franc ne pourrait pas suivre la livre, alors que le mark et le florin suivraient. Pour le Marché commun, ce devait être un très lourd handicap.
Au nom de la France, Wilfrid. Bamgartner, gouverneur de la Banque de France, eut le courage d'annoncer, à la surprise générale, que la France tiendrait le pari et établirait, elle aussi, la convertibilité. Elle demanda l'appui d'autres banques centrales. Sportivement, la Banque d'Angleterre et les autres acceptèrent de lui prêter main-forte. La France adopta, pendant la trêve des confiseurs de 1958, le vigoureux ensemble de mesures, le programme « Pinay-Rueff », qui comprenait une dévaluation du franc de 17 %, sa convertibilité, la libération des échanges à 90 %, un rééquilibre budgétaire malgré une augmentation des investissements, le blocage du crédit à moyen terme.
Et ce fut le magnifique redressement de l'économie française après tant d'années d'inflation. La convertibilité de la livre, décidée dans un moment d'irritation britannique contre la France et le Marché Commun, fut l'occasion d'un renouveau français et d'un afermissement du Marché commun.
Pourquoi les Français n'avaient-ils pas voulu d'une formule de zone de libre échange ? Elle n'était guère acceptable pour eux. La France est un pays qui compte un tiers d'agriculteurs et un tiers de communistes. C'est dire qu'il n'est pas question de le gouverner sans l'appui soit des communistes, soit des agriculteurs.
D'où des mesures de protection pour les aliments qui renchérissent les salaires. La Grande-Bretagne, elle, n'a que 5 % d'agriculteurs. Ouvrir les marchés industriels seuls, c'est offrir les débouchés français à presque tous les Britanniques et le débouché anglais à une partie seulement des Français : l'industrie, elle-même handicapée par les charges d'un lourd soutien à une agriculture nombreuse.
Disposant à la fois du marché européen et de celui du Commonwealth, l'Angleterre eût été beaucoup mieux placée que ses partenaires pour l'investissement...
Reginald Maudling allait répétant que si l'on mettait de la bonne volonté tout pourrait s'arranger, qu'il n'y avait pas de problème sérieux, qu'on pouvait faire l'Europe autrement. Il a voulu traiter l'affaire sur ' le plan d'une pression purement politique, alors qu'il s'agissait de difficultés peut-être pas insolubles mais réelles et profondes. Il a perdu.
Sans agriculture ni politique commerciale commune, il n'est pas d'Europe possible avec la France. Restait à savoir s'il était possible d'appliquer le système avec d'autres pays que les Six.
LA PETITE ZONE DE LIBRE ÉCHANGE
Au cours de 1959, les voisina du Marché commun, ceux qui s'étaient réunis à Genève avant la rupture, décidèrent de créer un groupe qui discriminerait à son tour le Marché commun et l'obligerait ainsi à traiter. Parmi les onze pays d'Europe occidentale, non-membres du Marché commun, sept y sont entrés: Suède, Norvège, Danemark, Autriche, Suisse, Portugal et Grande Bretagne. Le 19 novembre 1959, les négociations étaient achevées et les ministres de la moitié de l'Europe se retrouvaient à Stockholm pour parapher l'accord qui créait l’European Free Trade Aera (F:.F.T.A.).
Entre membres de la zone, les droits de douane et contingents qui faisaient obstacle au libre échange des produits industriels devaient s'effacer à des dates synchronisées avec celles du Marché commun.
Ce traité était beaucoup plus court que celui de Rome: il n'avait que 49 articles. Mais les annexes étaient longues. Pas d'organe exécutif mais un secrétariat auprès duquel s'installeraient des délégations permanentes. Il fut décidé de demander au Gouvernement français l'autorisation d'installer le siège à Paris pour bénéficier du voisinage de l'O.E.C.E. et des représentations permanentes qui y sont déjà installées.
Dès ce moment, l'U.R.S.S. adressait à la Finlande des remontrances officielles, l'avertissant que, si elle adhérait à la zone de libre échange, sa voisine réclamerait les mêmes privilèges que ceux qui seraient accordés aux membres de la zone en vertu d'un traité conclu avant la guerre et comportant la clause de la nation la plus favorisée.
L'espace commercial européen pouvait être comparé à un plateau sans relief. Les Six du traité de Rome avaient décidé qu'ils creuseraient leur champ afin de travailler à un niveau douanier plus bas. Les sept ont résolu d'en faire autant chez eux. Mais entre les uns et les autres reste une frontière qui, à mesure que le travail progressera, prendra, tout en demeurant au même niveau, la forme d'un talus puis d'un mur, d'une ligne de partage bientôt difficile à franchir. Le problème était : comment éviter cette coupure, niveler cette frontière ?
Deux Europes, pourquoi?
Pourquoi, dans les moments importants de l'Histoire, faut-il que des détails masquent les perspectives ? Dans le salon doré du Palais du Prince, à Stockholm, on discutait surtout du tarif de douane sur les filets de poisson congelés au moment où, pour la première fois, la Grande-Bretagne venait de se lier profondément au continent en constituant une zone de libre échange, au moment où le fléau de la vieille balance de Richelieu et de Metternich venait d'enregistrer un nouvel équilibre de l'Europe.
En tentant de s'unir, celle-ci s'était clivée en deux. En rétablir l'unité était le voeu de tous. Mais le pourrait-on ?
Et puisque, à la Communauté charbon-acier, au Marché commun, tous les pays d'Europe ont été conviés, pourquoi n'en est-il venu que six? Soupant avec des délégués portugais, je leur demandais les motifs du refus de leur pays. Ils hésitèrent puis l'un deux, d'une voix lente, qui évoquait de vieilles ombres, répondit :
- Le Marché commun, c'est l'empire de Charlemagne. Nous n'en étions pas. Nous ne voulions pas y entrer.
II y eut un silence.
- Établir entre Européens une paix durable et solide ne vous paraît-il pas un motif suffisant ?
- De tout coeur, nous applaudissons au rapprochement franco-allemand. Nous ne voulons pas en payer les frais. Laissez-nous notre totale indépendance.
Peu de temps auparavant, le Parlement danois discutait pour savoir s'il fallait adhérer au Marché commun. Le parti agraire, celui des terriens, répondait oui.
Pour quel motif fut-il largement battu ? Fins négociateurs, les Danois ont obtenu de la Grande-Bretagne des avantages inespérés. En 1961, les droits de douane sur le « bacon » danois disparaîtraient : il entrerait comme un produit du Commonwealth. De plus, le Royaume-Uni s'interdisait de neutraliser, comme il l'eût fait volontiers, l'effet de cet avantage par des subventions à ses éleveurs.
Sur le plan des intérêts matériels, le débat était ouvert.
Le tempérament a prévalu. Un journaliste danois l'a bien exprimé, éprouvant, lui aussi, le besoin de rappeler des temps très lointains : Le Danemark, écrivait-il, ce vieux pays viking, fait partie du groupe des États maritimes plutôt que des Etats continentaux... Notre place était chez les sept.
Et comme en écho venait cette image d'un ministre danois évoquant le prochain début de la zone: Le convoi, disait-il, se rassemble dans l'archipel de Stockholm pour prendre la mer.
Pourquoi Etats maritimes? Pourquoi prendre la mer ? Ce sont, me semble-t-il, des mots clés.
Au terme d'une longue enquête sur les grands courants de l'histoire universelle, l'historien belge Jacques Pirenne écrivait : A travers toutes les vicissitudes de l'Histoire, l'humanité est restée divisée en deux types essentiels de civilisation : les pays maritimes sont individualistes et libéraux, les pays continentaux sont « sociaux » et « autoritaires », sociaux voulant désigner le goût de sociétés plus hiérarchiques.
Le Marché commun continental et la zone de libreéchange maritime illustrent une fois de plus cette constante de l'Histoire.
Il faut aimer le paradoxe pour placer l'Autriche et la Suisse parmi les États maritimes et pour en exclure les Pays-Bas. Mais l'Autriche est «un cas >,. Elle n'a jamais caché ses préférences pour le groupe des Six vers lequel se dirige la quasi-totalité de ses ventes. L'U.R.S.S. lui a fait savoir qu'une telle adhésion serait tenue pour incompatible avec sa neutralité. En revanche, les Paysbas soutiennent dans le Marché commun un point de vue très proche de celui des sept, qui tranche souvent sur celui de ses partenaires.
Et la Suisse? Elle s'est jointe spontanément aux pays de la mer. Comme eux, elle vit d'échanges. Comme eux, elle a conçu son industrie et son équipement non pas à la mesure d'un marché intérieur trop étroit et encombré de montagnes, mais à celle des débouchés du monde.
Comme eux (sauf l'Angleterre), elle a le tarif douanier le plus bas possible : pour vendre dans le libre marché international, il ne faut pas commencer par surchargcr le prix de ses fournitures par des droits d'entrée.
Les Six, au contraire - au moins pris en groupe -, ont un marché intérieur et travaillent beaucoup pour lui. S'ils s'y confinaient, ils se condamneraient eux mêmes à la médiocrité. Mais un marché intérieur, de quelque ampleur, rendu cohérent et gardé par un cordon douanier, même peu élevé, est une assise. En temps de crise, il rend ceux qui en disposent moins sensibles aux tempêtes de la conjoncture extérieure. Un marché commun ne se conçoit pas sans discipline commune.
Dépendant des caprices du marché mondial, les États marins en sont-ils plus pauvres ? Certes non. Les Suédois, les Norvégiens, les Danois, les Suisses, les Anglais sont parmi les citoyens les plus riches d'Europe.
Les pays de la mer aiment faire miroiter le bien être qu'apporterait le libre commerce, comme le rat des villes vantait ses festins. Mais le Marché commun, tel le rat des champs, sans renoncer aux promesses d'échanges de plus en plus denses, apprécie la sécurité qu'apporte un marché intérieur bordé de limites. C’est là l'éternel débat : faut-il enclore son jardin?
L'histoire de l'Europe a renforcé cette division en deux groupes : d'un côté ceux dont le drame fut la séculaire bataille du Rhin. De l'autre, des peuples qui ont moins souffert ou tout au moins n'y ont pas toujours trouvé que des inconvénients. L'union de la Franco et de l'Allemagne parait à certains de ceux-ci presque autant une menace qu'un espoir. Tous ne consentent pas à payer la création de la grande Europe en donnant le pas à des intérêts communs sur leur égoïsme sacré.
Un Suisse qui vivait intensément les difficultés suscitées dans son pays par l'Europe naissante affirmait : Bien sûr, au début, il ne se passera rien. 10 à 20 % d'écart de droits de douane sont rarement sensibles, mais c'est un coin qui s'enfonce dans le bloc. A partir de 30, le clivage apparaît et les solidarités cèdent.
Les sept avaient escompté que la mise en vigueur de leur traité obligerait les Six à négocier. Il n'en fut rien. En réalité, l'E.F.T.A. (European Free Trade Aera, le sigle de la zone) n'a constitué à aucun monent, pendant les premières années au moins, une gêne sensible pour les pays du Marché commun. Après avoir fait longtemps attendre sa réponse, le Gouvernement français en refusa l'implantation à Paris. Il ne souhaitait pas voir l'O.E.C.E. se mettre à la disposition de ce groupe. L'E.F.T.A. s'installa à Genève, près des Nations Unies. Elle avait un état-major réduit. Son premier secrétaire général était un Anglais, M. Figgures. Celui-ci avait scruté les possibilités d'accord qu'offrait le traité de Rome. Il le jugeait, au fond, très anglo-saxon: pour toutes mesures nouvelles l'unanimité est requise et ce n'est que pour le délayage qu'on décide à la majorité.
- Pour permettre aux Anglais de signer le traité de Rome, il faudra renégocier, disait-il, car il n'y a plus de place au bas de la feuille...
Une pénible histoire, cette création de la zoner de libre échange, avec ses espoirs, ses débats, la rupture et le schisme.
Les sept auraient voulu croire que les querelles de la zone de libre échange étaient les séquelles d'un protectionnisme attardé.
Ce n'est pas cela. La volonté d'être maître en commun des limites du territoire qu'ils organisent ensemble est essentielle à la construction des Six, à la naissance des États-Unis d'Europe.
Le refus de la Communauté, l'individualisme profond des pays de la zone, des pays de la mer, ont séparé les deux blocs par une faille hélas! profonde. Les Six ont décidé de constituer une famille. Les autres ne veulent être qu'une parenté.
Cette autre constante, selon Jacques Pirenne, me revient en mémoire : rappelez-vous les Assyriens et Alexandre, Charles Quint, Napoléon et Hitler : toutes 1es tentatives pour unir dans un même empire les pays de la mer et ceux de la terre ont échoué.
Toutes, sauf celle de Home.
LA GRANDE-BRETAGNE FRAPPE
A LA PORTE DU MARCHÉ COMMUN
Entre le moment où la Grande-Bretagne dit non à l'Europe unie, puis s'efforce de faire pression sur la Communauté économique européenne, comme nous l'avons vu, et celui où le général de Gaulle l'empêchera d'y entrer, se situe un grand épisode de cette histoire : la candidature anglaise. Pour en jauger l'importance, il suffit de rappeler qu'elle entraîna trois candidatures à l'adhésion, de nombreuses demandes d'associations et d'accords, enfin l'offre américaine de partnership.
La Communauté européenne est alors devenue en quelque sorte le centre du monde. C'est une sorte de refrain à cette époque pour les pays les plus divers : leur premier problème est celui de leurs relations avec le Marché commun. Pour l'Europe c'est un sommet. De très nombreux aspects des relations entre peuples prennent alors un jour nouveau.
I1 nous faut donc nous arrêter sur la candidature anglaise, sur les problèmes agricoles et ceux du Commonwealth qui en furent le noeud. Pour examiner les faits, nous y découperons trois phases.
La première sera la candidature elle-même : ses mobiles, ses objectifs, comment se sont engagés les pourparlers ?
La seconde sera centrée sur le Commonwealth ; difficultés, réactions, solutions esquissées.
La troisième phase, enfin, montrera le débat politique qui s'est institué en Grande-Bretagne sur le Marché commun, en parallèle avec les pourparlers de Bruxelles.
Ce sera l'objet de trois chapitres. Un quatrième évoquera la tentative des autres pays d'Europe qui s'efforcèrent eux aussi de rejoindre les communautés.
LA DEMANDE BRITANNIQUE
Malgré le démarrage honorable de la petite zône de libre échange, Harold Macmillan, Premier ministre d'Angleterre, était inquiet. Dans une déclaration publique, K. Adenauer avait affirmé qu'il aimerait beaucoup voir l'Angleterre adhérer au Marché commun européen. Certains signes avaient montré que le Gouvernement anglais était animé du même désir.
Au Parlement de Westminster.
Le 16 mai 1961, une question lui fut posée à la Chambre des communes par M. Wyatt, qui demanda : Puisque vous avez pris la décision d'adhérer, chaque jour qui passe ne signifie-t-il pas que les conditions auxquelles nous pouvons entrer deviennent de plus en plus mauvaises ?
-- Non, monsieur, répondit M. Macmillan, ce n'est pas d'adhérer qu'il s'agit. Si l'honorable représentant veut dire que, nous devrions signer le traité de Rome, un point c'est tout, cela est tout à fait impossible, et nous ne l'avons pas même envisagé avec nos alliés. Nous avons décider s'il serait possible de nous associer avec les membres d'une telle organisation sous condition d'un protocole...
Le 13 juin, la situation a évolué. Pour H. Macmillan, la question n'est pas alors de savoir si la GrandeBretagne doit entrer dans le Marché commun mais si elle doit entrer en négociations à ce sujet avec les autres pays de la zone de libre échange. II envoie dans les différents pays du Commonwealth plusieurs de ses ministres. M. Sandys publie, à l'issue de ses entretiens avec les gouvernements australien, canadien, néo-zélandais, des communiqués qui évoquent l'hypothèse où la Grande-Bretagne adhérerait à la Communauté économique européenne et les réserves des gouvernements intéressés. L'accueil n'est pas enthousiaste.
Le 18 juillet 1961, à Bonn, les chefs d'État ou de gouvernement des pays du Marché commun se sont réunis et se sont mis d’accord sur un communiqué à propos des projets d'union politique européenne que nous avons évoqués dans un autre chapitre, mais qui paraissent rassurants à la Grande-Bretagne puisqu'il s'agit d'une coopération intergouvernementale, non d'un organe supra-national.
Dès les 27 et 28 juin â Londres, puis le 28 juillet à Genève, les ministres de l'E.F.T.A. (petite zone de libre échange) ont discuté d'éventuelles adhésions à la Communauté économique européenne.
En Grande-Bretagne, la situation économique ne cesse d'empirer. Les réserves de devises diminuent. La livre est menacée. Il a fallu présenter à la Chambre des communes un plan d'austérité. Le 25 juillet, le taux d'escompte est porté à 7 %.
Le 31 juillet enfin, devant la Chambre des communes, H. Macmillan annonce son intention d'ouvrir des pourparlers avec les pays du Marché commun pour savoir quelles seraient les conditions d'une adhésion. Il évoque l'objectif politique du traité de Rome : promouvoir l'unité et la stabilité en Europe, facteur essentiel dans la lutte pour la liberté et le progrès, ainsi que la tendance à créer de vastes groupements de nations qui peuvent renforcer la position de chacun dans la lutte pour la liberté. Je crois qu'il est à la fois de notre devoir et de notre intérêt de contribuer à ce renforcement en facilitant la création de l'unité la plus étroite possible au sein de l'Europe, dit-il.
Pourtant, si une relation plus étroite entre le Royaume-Uni et les pays de 1a C.E.E. devait troubler les liens anciens et historiques qui unissent le Royaume-Uni et les autres pays du Commonwealth, la perte serait plus grande que le bien. Il évoque aussi les problèmes de l'agriculture britannique et les intérêts des autres pays de la zone de libre échange.
Le même jour, le Gouvernement danois fait une déclaration analogue de candidature à la Communauté économique européenne. A Genève, le Conseil de la zone de libre échange publie un communiqué : il approuve la décision britannique, mais ne précise pas que tous les pays membres de la zone de libre échange se sont engagés à ne pas conclure leur accord avec le Marché commun avant que les intérêts « légitimes des autres membres de la zone de libre échange ne soient satisfaits. »
Le même jour enfin, la Commission de Bruxelles publie un communiqué où elle voit dans la déclaration d’Harold Macmillan un tournant de la politique européenne d'après guerre, une nouvelle consécration de la valeur économique et politique de l’oeuvre d'intégration européenne entreprise depuis 1950. Elle ne méconnaît pas plus que le Gouvernement britannique l'ampleur et la difficulté des négociations qui vont s'ouvrir. Elle essaiera de contribuer à la réalisation de cette nouvelle étape dans l'unification économique et politique de l'Europe et, par là même, au resserrement des liens du monde libre sur les deux rives de l’Atlantique.
Pourquoi M. Macmillan s'est-il décidé? A court terme, la crise économique est sans doute la cause principale.
S'y ajoute le sentiment d'être embarqué sur le mauvais bateau. Certes, en d'autres temps, les progrès obtenus par les pays de l'E.F.T.A. eussent paru très appréciables. Entre 1958 et la moyenne de 1961, leur production industrielle a augmenté de 15,8 %. Mais, dans la Communauté économique européenne, le progrès est de 25,6 %, malgré un départ difficile de la France qui a dû prendre le temps de restaurer sa monnaie au début de 1959.
Le Royaume-Uni n'est plus le brillant leader de l'Europe d'après guerre, l'un des grands vainqueurs du conflit. Il a perdu son empire. Il a été vaincu à Suez. La zone sterling est devenue pour lui une très lourde charge bien plus qu'un avantage. Le jeu de bascule traditionnel entre les pays européens, qui a beaucoup contribué à sa grandeur, est devenu impossible. Si Ia Communauté commerciale européenne, déclarait vers cette époque Winston Churchill, devait rester toujours limitée aux six nations, le résultat pourrait être pire que rien, pour eux aussi bien que pour nous. Cela, tendrait, je le crains, non à unir l'Europe, mais à la diviser -- et pas seulement sur le plan économique.
L'industrie britannique souhaite une adhésion. C'est de la Federation of British Industries qu'est parti le projet de petite zone de libre échange. Les milieux industriels souhaitent aller plus loin. Ils ressentent avec beaucoup de déplaisir la discrimination commerciale qui frappe leurs ventes dans les pays du Marché commun au profit de leurs concurrents, membres de ce Marché.
Ainsi une situation complexe dans laquelle se mêlent des difficultés économiques et des revers politiques a préparé les Anglais à prendre le tournant. Mais il s'agit aussi d'une évolution psychologique.
Lorsqu’ a démarré le Marché commun, les Anglais ont pensé, avec R. Maudling, qu'il serait impossible au Royaume-Uni de s'y joindre. Ils avaient éprouvé une admiration pour l'habileté, la largeur de vues, la ténacité remarquable des hommes d'État qui avaient élaboré, signé et ratifié le traité. Mais ils étaient très amers de l'échec de la grande zone de libre échange qu'ils imputaient en large part à l'action de la France.
Fait capital : la visite à Londres du général de Gaulle, le 6 avril 1960. Il y reçut un accueil étonnant. Les foules se déplacèrent, la presse illumina. Une grande séance se tint au Parlement de Westminster.
- Sans doute, déclarait le Général, du caractère largement continental de l'économie française et de la nature de la vôtre qui se fonde essentiellement sur des échanges au-delà des mers, certaines différences peuvent elles résulter. Mais, au total, nous nous sentons étroitement unis par une conscience égale de nos devoirs de fortes et solides nations, par une commune expérience de notre monde, de ses troubles et de ses espoirs, par un pareil attachement à la liberté civique, à la démocratie politique, enfin aux valeurs spirituelles, morales et sociales de notre civilisation.
- L'unité est nécessaire, répondait Élisabeth II. Le temps en est venu et, si la volonté d'y parvenir existe, comme je le crois, nous pourrons arriver à des résultats importants.
Et je ne pense pas à l'Europe seule, ajouta-t-elle. Nos deux pays sont liés au Canada et aux États- Unis par l'histoire, la culture et la langue, aussi bien que par les opinions. En conséquence, en renforçant notre unité, nous renforçons aussi les liens entre l'Europe et l'Amérique.
Cette visite produisit des effets d'une ampleur imprévisible. La presse britannique découvrit soudain que le Marché commun est une réalité. S'il est une menace sérieuse pour le commerce britannique, il est absurde de le considérer comme un acte hostile. Les ressentiments laissés par l'échec de la grande zone de libre échange s'estompent. La voie se libère. Harold Macmillan, Européen de longue date, va pouvoir agir.
Lettre de candidature.
Voici cinq ans qu'il est Premier ministre. Il a succédé à Sir Anthony Eden, après Suez, en un moment où la Grande-Bretagne et les États-Unis étaient en froid. II a voulu rétablir et développer des relations amicales avec ce pays, dont il a tenté de rester l'interlocuteur privilégié. Il a voulu s'entremettre entre les communistes et l'Occident.
Malgré Suez, il a fait réélire une forte majorité conservatrice avec un slogan économique : « Vous n'avez jamais si bien vécu. » Il voulait doubler les salaires en vingt ans. Mais il a eu affaire à une conjoncture difficile et fut souvent déçu.
Petit-fils d'un pauvre paysan écossais, fils d'un éditeur fortuné et d'une Américaine, il a été formé à Oxford, a épousé la fille du duc de Devonshire et est allié aux Salisbury. Simple et distingué, il parle un français raffiné et sa culture est européenne. Il fut, avec Churchill, membre fondateur du mouvement européen.
La candidature anglaise est une responsabilité personnelle d‘Harold Macmillan. II l'a fait approuver par une large majorité de la Chambre des communes, avec cependant une double opposition à l'extrême droite et à gauche.
Le 9 août, il écrivait au professeur Erhard, qui présidait alors le Conseil des ministres du Marché commun, pour lui demander d'ouvrir des négociations en vue d'adhérer au traité de Rome, aux termes de l’article 237.
La lettre précise les points sensibles : le gouvernement de Sa Majesté doit tenir compte de ses relations spéciales avec le Commonwealth, ainsi que des intérêts essentiels de l'agriculture britannique et de ceux des autres membres de l'Association européenne de libre échange.
Ces trois thèmes sont bien connus. Ils ont déjà fait échouer le projet de grande zone de libre échange.
Nous les retrouverons. Pour l'instant, plusieurs questions se posent: dans quelle mesure ces particularités vont-elles obliger à négocier le traité de Rome ? Comment et par qui va être examinée la candidature britannique?
Une négociation est nécessaire pour toute entrée. Les articles du traité qui fixent le nombre de voix dont dispose chaque pays, les règles de la majorité qualifiée et les contributions s'en trouvent en effet modifiés. Un accord doit intervenir pour ménager quelques étapes afin d'éviter un brusque changement de régime douanier. L'article 237 le prévoit, ainsi qu'une ratification parlementaire dans chaque pays membre. La question est alors : va-t-on n'amender le traité qu'au minimum ou le remanier en profondeur ?
Le ministre des Affaires étrangères des Pays-Bas, M. Luns, « ravi de la perspective d'une adhésion britannique, estimait nécessaire d'accorder à la GrandeBretagne des conditions particulières comme cela a déjà été le cas pour les autres membres de la Communauté.
Les Français étaient prêts, évidemment, à tenir compte des problèmes originaux qu'apportait avec elle la Grande-Bretagne, mais ne voulaient pas altérer le caractère propre du Marché commun qui est de créer un territoire économique réglé à la manière du marché intérieur d'un seul pays : les produits européens - qu'ils soient agricoles ou industriels - devaient donc bénéficier, en Europe, d'une préférence. Sur le marché anglais, ce sont les membres du Commonwealth qui jouissent d'une préférence. Leurs produits y entrent avec un régime douanier plus favorable que ceux de l'Europe. Ils craignaient de voir la préférence se retourner contre eux.
La France et l'Allemagne n'allaient-elles pas se substituer à l'Australie pour fournir les 750 000 tonnes de blé qu'elle exportait en Grande-Bretagne? demandait M. McEven, ministre australien du Commerce. Et notre sucre ? notre beurre ? nos pommes ? notre fromage ? notre viande? ajoutait-il.
Mêmes échos au Canada et en Nouvelle-Zélande. Quant aux Intérêts des agriculteurs et des consommateurs britanniques, on les avait, jusqu'ici, présentés comme contredisant formellement les perspectives de politique commune agricole des Six.
La politique du Marché commun européen ne conviendrait pas à la Grande-Bretagne, disait en 1960 un ministre britannique, M. Butler. Elle se traduirait par des prix beaucoup plus élevés dans les magasins et par une inflation subséquente. C'est en grande partie pour cette raison que nous sommes associés rz la zone de libre échange et non au Marché commun.
Or, la France et ses partenaires étaient bien décidés à ne pas laisser vider de son contenu la politique agricole commune, pièce essentielle du traité de Rome.
Les Six acceptaient donc d'examiner les demandes anglaises, non de bouleverser le Marché commun. Comment allaient-ils procéder et qui négocierait ?
Il n'existe aucune garantie de succès, avait dit H. Macmillan aux Communes, mais il avait présenté la demande d'adhésion comme le seul moyen de faire préciser quelles conditions seraient offertes par la Grande-Bretagne pour adhérer, afin de pouvoir en juger honnêtement.
Au cours du débat aux Communes, les ministres compétents avaient reconnu que l'entrée dans la Communauté impliquait une mise en pool des souverainetés, mais avaient insisté sur le fait que ces abandons étaient limités par le traité de Rome aux domaines économiques et que la Grande-Bretagne ne s'engageait pas au-delà de la lettre du traité.
L'un des motifs qui hâtaient l'adhésion anglaise était le désir de pouvoir contrôler les règles adoptées sur la politique agricole, le statut des pays d'outre-mer associés, les problèmes sociaux et la coopération politique. Il ne semble pas que c'eût été afin d'en renforcer le caractère communautaire.
Dès septembre 1961, de nombreux journalistes anglaisétaient venus à Bruxelles recueillir la réponse du Conseil de ministres des Six à la lettre de candidature présentée par M. Macmillan. Ils craignaient que la France ne fît prévaloir une position distante. En effet, au cours des travaux préparatoires, les Français disaient aux Britanniques : Commencez par établir un inventaire limitatif de ce que vous souhaitez, puis donnez-nous le temps de l'étudier, enfin nous ouvrirons les négociations. Les Anglais, eux, voulaient négocier tout de suite et préciser leurs demandes au fur et à mesure des pourparlers.
Un moyen terme fut retenu : les Britanniques feraient un exposé de leurs demandes puis, un moment après, les négociations s'ouvriraient.
Leur gouvernement avait franchi le pas. Sa demande était bien accueillie. Restait à engager les pourparlers, à dénombrer les difficultés. Nous allons voir qu'elles furent nombreuses.
LES POURPARLERS S'ENGAGENT
Des questions préliminaires durent être résolues. Où négocierait-on? Bruxelles fut choisie malgré le désir de la France. Le préliminaire se déroulerait à Paris. On signerait à Bonn.
La commission ne fut pas chargée, comme le souhaitait le Parlement, de conduire la négociation, mais fut le conseiller technique des Six. L'admission de nouveaux membres est un problème que se sont réservé les gouvernements.
Ceux-ci auraient-ils un président plus ou moins porte-parole et arbitre? M. Spaak eût aimé l'être. La France refusa.
Du côté britannique, Edward Heath, lord du Sceau privé, fut chargé de la négociation. Il est alors âgé de quarante-cinq ans, souriant, dynamique. Visage bon enfant, cordiale jovialité, optimisme.
Sorti d'Oxford, c'est un politique, un économiste et un virtuose de l'orgue. Avant la guerre, il visita en autostop l'Europe jusqu'à Dantzig, puis, au retour, les pays nordiques. Pendant la guerre, il devint lieutenant-colonel d'artillerie, puis fut trois ans maître tireur de l'honorable Artillery Company qui tire les salves royales de la Tour de Londres. Député conservateur depuis 1950, c'est un protégé d‘Harold Macmillan, qui l'appelle « Ted », et un rival de Reginald Maudling. Il est adroit et a de l'autorité.
Pour adjoint, il a l'ambassadeur à Paris, Sir Pierson Dixon, spécialiste imbattable du racisme, négociateur habile et chaleureux. Leur premier adjoint, Eric Roll, très lié à Robert Marjolin, ami de M. Jean Monnet, parle français avec une aisance remarquable. L'ensemble de l'équipe est de haute classe.
Les ministres des Six allaient-ils retrouver ce RoyaumeUni, avec lequel ils avaient négocié la zone de libre échange, obstiné dans des solutions incompatibles avec le vrai Marché commun ? Ou celui de Sir David Eccles, pour qui empêcher l'union du continent était le but héréditaire?
C'est une tout autre perspective que présenta Edward Heath, le 10 octobre 1961, aux ministres réunis à Paris, dans le salon de l'Horloge du Quai d'Orsay, en prélude aux négociations. Le ministre répondit d'abord à la question : pourquoi sommes-nous ici? Depuis la guerre toute une série de traités avaient déjà resserré la coopération européenne. La concentration de la puissance économique et politique rend nécessaire l'unité de l'Europe: face aux menaces, il faut s'unir ou périr. La remarquable réussite des Six a été un attrait.
Le Gouvernement britannique est prêt à souscrire entièrement au but que vous vous êtes proposé, déclara M. Heath. Nous acceptons en particulier sans réserves les objectifs inscrits aux articles II et III du traité de Rome, y compris l'élimination des tarifs internes, un tarif douanier commun, une politique commerciale commune, une politique agricole commune. Nous sommes prêts à accepter les institutions établies conformément à l'article IV et aux autres articles du traité et à y participer entièrement.
Le Royaume-Uni acceptait donc, notamment, les perspectives politiques.
Il suggérait qu'un examinât dans quelle mesure les dispositions intervenues depuis l'entrée en vigueur du traité : règlements, directives, décisions, recommandations, pouvaient s'appliquer sans modifications au Royaume-Uni : le système de sécurité sociale et d'allocations familiales, la législation sur les monopoles et les pratiques restrictives, le droit d'établissement et les services, le contrôle des devises pouvaient exiger des aménagements.
M. Heath acceptait le tarif extérieur commun comme base du tarif de la Communauté élargie, mais demandait à négocier sur certaines positions du tarif.
La Grande-Bretagne adhérerait àl’Euratom et à la Communauté charbon-acier, ainsi qu'à la déclaration de Bonn du 18 juillet sur l'Europe politique en même temps qu'au Marché commun.
Les circonstances particulières du Royaunze-Uni ne posaient-elles pas de problème? Oui, trois de grande envergure.
D'abord le Commonwealth. Nous croyons, dit-il, que vous partagez notre opinion sur la valeur du Commonwealth non seulement pour le Royaume-Uni mais aussi pour vous-mêmes et le monde libre tout entier.
Or, l'économie de la plupart des pays qui le composent est fondée sur l'approvisionnement du marché britannique où, traditionnellement, leurs produits entrent en franchise de douane et souvent jouissent d'une préférence. La Grande-Bretagne ne peut adhérer à la Communauté dans des conditions qui entraîneraient la rupture de ce lien commercial. M. Heath voudrait pour le Commonwealth des solutions analogues à celles qui furent retenues pour le Maroc et la Tunisie dans le traité de Rome : entrée en franchise de leurs produits en France.
Edward Heath analysa également différents aspects du problème agricole et demanda que des solutions favorables, d'association ou d'adhésion, fussent étudiées pour les autres pays de la petite zone de libre échange.
Après cet exposé liminaire, qui resta secret, E. Heath tint une conférence de presse où, en réponse à des questions, il précisa sa pensée. Le gouvernement de M. Macmillan offrait de signer intégralement le traité de Rome avec, pour seules modifications, celles, indispensables, des articles concernant la liste des membres et contributions et droits de chacun. Tout le reste pourrait être traité en protocoles annexes. Les Anglais acceptaient tous les délais prévus par le traité, la perspective de hausses lentes mais sensibles des prix des céréales, des produits laitiers et de la viande pour leurs consommateurs, conséquence de la politique agricole commune. Ils ne réclamaient aucune situation privilégiée pour ces pays de la zone de libre échange. Ceux-ci devraient négocier avec la Communauté européenne l'accord qui leur conviendrait. Tous ces traités seraient seulement conçus pour entrer en vigueur le même jour.
Le ton général de la conférence était : Nous réglerons tout facilement.
Les journalistes étaient presque gênés de poser des questions délicates. Ils avaient l'air de vouloir susciter des difficultés imaginaires.
La Grande-Bretagne, décidée à prendre le train en marche, n'hésitait pas à adopter son rythme, à rattraper le temps perdu.
Dans ces conditions, l'Europe, semblait-il, était prête à l'accueillir cordialement... sans se dissimuler qu'après cette chaleureuse préface viendrait l'heure des obstacles liés à la nature profonde des peuples.
Boulevard de Waterloo.
Le 8 novembre suivant, à Bruxelles, s'ouvrent les pourparlers proprement dits. Ils se situent non pas au siège habituel du Conseil de ministres, rue de Ravenstein, ni comme on l'avait dit, en y voyant un heureux présage, rue de la Joyeuse-Entrée, où travaille la Commission européenne, mais près du Palais de Justice qui domine la ville, dans le building où était en train de s'installer le ministère belge des Affaires étrangères, à l'angle de la rue des Quatre-Bras et du boulevard de Waterloo.
C'est un mauvais présage, disait-on déjà, pour les rapports anglo-français.
Dès la première séance, le débat s'engage. E. Heath souhaitait utiliser pour le Commonwealth un mécanisme prévu par une annexe du traité pour la Tunisie et le Maroc.
Une déclaration des Six répondit que ces protocoles ne pourraient transformer l'exception en règle plus générale que la règle elle-même.
Le tarif extérieur commun, c'est-à-dire ce que refusaient les tenants de la zone de libre échange, est le sujet que les Six voulaient traiter en priorité, pour faire préciser par les Britanniques qu'ils acceptaient bien de l'appliquer à l'ensemble de leur commerce extérieur, Commonwealth compris.
Les Hollandais proposèrent alors d'inclure dans la déclaration commune des Six une phrase précisant que de toute façon les intérêts vitaux du Commonwealth seraient intégralement respectés. Les Anglais en eussent été fort heureux. La formule retenue fut beaucoup plus nuancée : les Six y admettent l'intérêt que présente pour le monde le Commonwealth, mais rappellent qu'il ne saurait être question de compromettre ni l'essence, ni l'existence de la Communauté européenne.
Les Six précisaient qu'ils ne laisseraient pas reconstituer, à l'aide d'un découpage habile de textes provenant du traité et de ses annexes, une sorte de nouvelle zone de libre échange. La situation du Commonwealth était étudiée avec déférence, mais la contradiction fondamentale entre les préférences et le traité de Rome était nettement précisée. Les renoncements qu'implique pour le Royaume-Uni l'entrée dans le Marché commun étaient clairement définis.
Les Britanniques se déclarèrent satisfaits de la manière dont le débat commençait. Leurs interlocuteurs aussi.
LES DIFFICULTES S'ACCUMULENT
Les ministres partis, les suppléants se mirent au travail, tandis que l'intérêt se reportait sur la visite qu'allait rendre deux semaines plus tard, à M. Macmillan, le 24 novembre 1961, le général de Gau11e. L'énigme, c'était l'attitude du président de la République française.
Les conversations du général de Gaulle avec M. Macmillan restèrent discrètes. Peut-être celui-ci a-t-il exprimé quelque amertume : la France souhaitait régler avant l'arrivée anglaise non seulement la politique agricole mais encore l'union politique ; elle s'opposait à la demande du Benelux qu'un observateur britannique assistât aux négociations.
l'eut-être a-t-il exprimé son angoisse devant le problème du Commonwealth... Sir Donald Fleming, ministre canadien des Finances, qui venait de voir chacun des deux interlocuteurs, a dit qu'il n'avait pu obtenir du Général les assurances qu'il souhaitait pour son pays et que le Premier britannique n'avait pu lui garantir de tout faire pour obtenir le régime le meilleur possible.
Le dossier des secteurs sensibles.
L'hiver 1961-62 fut utilisé à constituer les dossiers. Ils se situaient autour de deux thèmes majeurs: Commonwealth et agriculture.
Pour le premier, deux questions majeures : son statut et le sort de ses produits.
Le statut de membres associés, assimilés aux premiers associés, pouvait-il être accordé? Ceux-ci n'étaient pas très enthousiastes pour partager, donc amoindrir, leurs privilèges. Le Ghana et la Nigeria n'avaient, de toute façon, aucune envie de s'associer.
La Grande-Bretagne voulait laisser le maximum de liberté de choix à l'Australie, aux Indes, à Ceylan, indépendants depuis longtemps, à l'île Maurice, à la Sierra Leone, à la Nigeria, qui l'étaient depuis peu, et au Tanganyika, qui était sur le point de le devenir.
Pour leurs produits, les Britanniques songeaient à demander le régime réservé par le traité de Rome aux produits du Maroc, de la Tunisie, du Viet-nam et du Laos, qui continuaient, en dérogation au tarif extérieur commun, à entrer en France en franchise. Pourquoi pas ?
Le Commonwealth représente 36 % de notre commerce et les importations que la France tire de ses anciens territoires sont quelque 20 % de son commerce, disait E. Heath. Mais les Six discutaient le second chiffre. La majeure partie de ces 20 % venait d'Algérie ou de territoires à statuts divers. Les dérogations au tarif extérieur commun ne portaient que sur 5 % des importations françaises, 1,5 % de celles de la Communauté européenne et comprenaient surtout des matières premières. Le Commonwealth, avec des pays beaucoup plus avancés, posait un problème de tout autre consistance. Décembre et janvier avaient surtout été consacrés par les Six à définir leur politique agricole commune. En février, les débats reprirent avec les Britanniques, très difficiles. Pour l'agriculture et le Commonwealth, les formules que proposaient ceux-ci n'avaient aucune chance d'être acceptées.
Au nom des Six, unanimes, M. Couve de Nlurville réaffirma qu'il n'était question de remettre en cause ni les principes ni les mécanismes agricoles adoptés le 14 janvier 1962.
Les Britanniques demandaient des délais (ils avaient parlé de dix à quinze ans), arguant de difficultés plus grandes chez eux que dans les autres pays.
- Vous avez eu le temps depuis cinq ans de vous préparer, disaient-ils.
- Nous n'en avons rien fait, répondaient les Six. En cette matière, on repousse l'échéance tant qu'on peut encore le faire... Quand le remède est connu, lorsqu'il est amer, il faut le boire sans trop attendre.
Les Six voulaient que le Marché commun fût achevé en 1970. Les demandes anglaises de régime spécial pour leurs maraîchers et horticulteurs (notamment ceux qui font mûrir des tomates en serre, à la vapeur) étaient vues d'un oeil très critique par les Hollandais et les Italiens. Mais les négociateurs anglais évoquaient de gros intérêts électoraux dans leur pays.
Surtout, la querelle entre le système de « prélèvement » adopté par les Six et les deficiency payments anglais, sur laquelle nous reviendrons, s'annonce interminable.
L'échéance d'août 1961.
Déjà au printemps, une certaine impatience se manifesta. Au cours d'une réunion entre ministres des Six, P-H Spaak affirmait que la nécessité politique d'un accord avec la Grande-Bretagne devait prendre le pas sur le maintien des principes économiques de la Communauté. M. Couve de Murville, appuyé par les délégués allemands et italiens, s’éleva contre cette thèse et obtint gain de cause.
La Grande-Bretagne entra dans la voie des concessions. Elle était obligée d'admettre que le tarif extérieur commun s'appliquerait, sauf exceptions précises, aux produits du Commonwealth. Elle renoncerait donc progressivement, avant 1970, à la préférence pour les produits manufacturés de ces pays. Un calendrier était adopté. Il avait été décidé que l'essentiel des conditions d'admission devait être connu pour la fin juillet.
Pour l'Inde, le Pakistan et Ceylan, sur proposition des Six, une solution heureuse s'esquissa. Le tarif extérieur commun s'appliquerait, mais des niveaux de référence en progrès seraient établis pour les recettes en devises de ces pays. Si ces recettes tombaient au-dessous de ce niveau, il serait prévu qu'on se consulterait et qu'on prendrait des mesures. Les Britanniques convinrent que cette solution était non seulement équitable, mais qu'elle était généreuse.
Sur les débouchés agricoles du Commonwealth blanc, céréales du Canada, beurre et viande de NouvelleZélande et d'Australie, l'idée de résoudre le problème par des accords mondiaux fut admise par tous. Mais cette entente cachait quelque équivoque. Les Anglais imaginaient que les accords mondiaux consolideraient la part qu'ont actuellement les pays du Commonwealth sur le marché anglais, ce qui paraît incompatible avec la politique agricole commune.
A la veille des vacances de 1961, une négociation très tendue se déroula : seize heures de débats en grande partie de nuit, pour essayer d'en finir avec les grandes options. De nombreux accords y furent acquis : examen annuel communautaire de la situation des agriculteurs de la Communauté économique européenne élargie ; association offerte aux pays africains et antillais dépendant de la couronne britannique ; suppression des contingents pour les cotonnades indiennes et pakistanaises sous réserve de clauses de sauvegarde et d'accords commerciaux à conclure avant le 1er janvier 1967 ; droits nuls pour le thé, production importante de l'Inde et de Ceylan.
Mais la pierre d'achoppement fut le sort réservé aux produits agricoles en provenance du Commonwealth blanc et surtout de Nouvelle-Zélande, pays de cocagne et concurrent redoutable. Les Six voulaient maintenir la préférence accordée aux producteurs membres de la Communauté sur tout le territoire de celle-ci, ce qui n permettait pas à E. Heath d'obtenir une formule présentable à la conférence du Commonwealth prévue pour septembre.
Sur une dernière difficulté à propos du financement de la politique agricole du Marché commun dont les conséquences pour l'Angleterre étaient très importantes, puisque, principal importateur d'aliments, elle serait le plus gros payeur, l'accord n'étant pas acquis, il fut décidé qu'on se retrouverait en octobre.
Peut-être ce jour-là une possibilité d'accord sur l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun fut-elle gaspillée. Les positions s'étaient rapprochées sur nombre de points. Peut-être E.Heath préférait-il se présenter à la conférence du Commonwealth ayant résisté plutôt qu'ayant lâché.
Depuis la décision anglaise de demander l'adhésion, un immense chemin avait été parcouru. Mais chaque pas avait montré que le problème était plus vaste qu'il n'avait paru d'abord. II nous faut maintenant quitter les négociateurs pour observer, à travers le monde, les remous que provoquent leurs débats.
LES ANGOISSES DU COMMONWEALTH
Les négociations qui se poursuivaient â Bruxelles, discrètement, entre quelques dizaines d'experts et de ministres, étaient suivies avec attention dans le monde entier et avec passion dans le Commonwealth.
Pourquoi le Marché commun avait-il été conçu? D'abord pour éteindre les foyers de discorde d'où, trop souvent, l'incendie avait gagné le monde ; pour substituer au grondement des armes et aux chicanes de frontières la sympathique activité d'un commerce plus libre ; pour mieux aider les nations africaines, naguère colonisées, à compléter leur indépendance neuve par une économie digne des nations modernes. Les promoteurs de la Communauté ne se croyaient pas trop loin de leur but.
Ce que pensaient les chefs de nations lointaines contrastait durement avec cette image idéale. Nombreux étaient ceux qui voyaient dans la Communauté européenne une menace contre le progrès et même contre le maintien de leur niveau de vie. Les membres du Commonwealth, depuis l'ouverture des pourparlers avec la Grande-Bretagne, tenaient très souvent des propos amers. Un rapide tour du monde va nous aider à situer ces griefs, puis nous verrons comment les Anglais et les Six se sont efforcés de concilier tant d'intérêts.
CE QU'ON DIT AUX QUATRE COINS DU MONDE
Nous nous sommes enquis de l'opinion des représentants de beaucoup de ces pays d'Asie, d'Afrique, puis de ce qu'on appelle le Commonwealth blanc: Canada, Australie et Nouvelle-Zélande.
L'Asie, pays des bas salaires.
Les plaines de l'Indus et du Gange, les immenses plateaux du Deccan sont la capitale mondiale de la misère : des foules innombrables y cherchent en vain l'occasion de gagner une vie décente.
- Nos gens ont faim, rappelait un ambassadeur des Indes. Pour les nourrir mieux, nous devons développer notre industrie. Comment le pourrions-nous si, vous, Européens, vous élevez une barrière contre nos produits?
- Une barrière ? Non! une haie tout au plus. 12 % de droits en moyenne, n'est-ce pas très modéré ?
- Cela s'ajoute à des transports très coûteux. Nos achats portent sur des machines : nous n'allons pas prélever de lourdes taxes sur notre propre équipement. Nos ventes, ce sont des produits manufacturés simples pour lesquels vos droits sont des plus sévères. En moyenne, nous percevons 7 %, nous payons 25 %.
- Le Marché commun n'y change rien. Notre tarif n'est que la moyenne des anciens tarifs nationaux.
- Un mur très élevé dans lequel on découvre, çà et là, quelques brèches est plus facile à franchir qu'une muraille de hauteur constante... Nous avons besoin de gagner de l'argent sur les marchés européens, renchérissait un haut fonctionnaire du Pakistan : nous avons acheté des machines à crédit. Comment les payer si les principaux marchés du monde se ferment devant nous? Nos plans de développement escomptent le débouché britannique. Comment le réaliser si un cordon douanier, difficile à franchir, vient nous en séparer ?
- Le traité de Rome est conscient des difficultés de ce genre...
- Sans doute, répondit l'un des interlocuteurs, vos intentions sont-elles excellentes, mais vos lobbies industriels et agricoles mènent campagne contre nos intérêts. Le traité ne vaut qu'à travers la glose qu'en donnent ses grands prêtres, les hauts fonctionnaires de Bruxelles.
Cette crainte de voir le Marché commun interdire pratiquement aux pays sous-développés l'accès des débouchés européens, seuls importateurs, bien pourvus de devises, était-elle excessive ? Peut-être, mais le risque existe. Quand on songe au nombre d'ouvriers et d'ouvrières de chez nous qui, plutôt moins bien payés que ceux d'autres activités, se consacrent à fabriquer les cotonnades et autres produits simples qu'on pourrait importer d'Extrême-Orient à bien meilleur marché tout en contribuant à faire vivre des peuples où règne la faim, alors qu'en Europe d'autres activités plus rentables ne peuvent se développer faute de main d'oeuvre, on sent la gravité du problème.
Une question analogue se pose, quoiqu'en termes différents, pour un autre territoire d'Asie qui soulève des passions : pour Hong-kong.
- Nous sommes, pour les uns, la Suisse; pour les autres, le Berlin de l'Extrême-Orient. Nous sommes le poste avancé de la civilisation occidentale en Asie, une vitrine ouverte sur la Chine. Nous sommes le seul exemple d'une dépendance lointaine de l'Europe qui, sans aucune aide économique de qui que ce fût, ait réussi à s'industrialiser. Nous sommes la preuve de l'efficacité de l'économie libérale en face du monde communiste. Ne nous oubliez pas dans le grand règlement qui doit être adopté si la Grande Bretagne entre dans le Marché commun.
C'est le langage que tenait, en octobre 1962, une délégation conduite par le colonel Klague, vice-président du Conseil exécutif du territoire.
Pourquoi Hong-kong sentait-il le besoin de rappeler son existence ? La ville vit largement, dit-on, quoique les salaires y soient plus que médiocres, mais, depuis 1960, ils auraient augmenté de 25 à 50%. Les horaires de travail, excessifs, auraient été réduits. Hong-kong ne dépend que partiellement du marché anglais qui représente le cinquième de ses exportations. Pourquoi craindre ? Colonie de la couronne britannique, le territoire n'est pas directement représenté dans les négociations. Il se sent très vulnérable : la plupart de ses 3 millions d'habitants ne sont guère pourvus de pouvoir d'achat. La Grande-Bretagne est son marché intérieur. Si le tarif extérieur du Marché commun doit l'en séparer, son industrie se sent très menacée en face de concurrents aussi puissants que l'Inde, le Pakistan et surtout le Japon.
Ce que voulait Hong-kong ? Devenir un des associés du Marché commun. Ce statut que les colonies et anciennes colonies de l'Angleterre refusaient lui paraissait très avantageux. Mais il était douteux qu'on le lui offrît.
Hong-kong se plaint de l'Occident. Toute l'Europe y trouve une balance commerciale positive : la ville exporte par son port vers l'Asie. Elle suscite des frayeurs terribles chez certains industriels, en particulier chez ceux du textile.
Et pourtant, au Syndicat de l'industrie cotonnière française, par exemple, ce n'est pas une fin de non-recevoir qu'ont rencontrée les envoyés de cette ville, mais un conseil constructif : Si des envois massifs concentrés sur un seul produit désorganisent une branche industrielle, leur disait Pierre de Calan, nous serons obligés de réagir. Si, au contraire, vous diversifiez vos articles, nous ne demandons qu'à vous accueillir.
L'accord de Genève sur les textiles, qui prévoit, sous le contrôle d'un contingent, un élargissement des handicaps douaniers imposés aux «pays à bas salaires », offre un cadre à une politique plus libérale.
Mais l'exemple de Hong-kong, comme celui des Indes et du Pakistan, illustre bien les problèmes que posait le Marché commun pour ces pays d'Asie, courageux et dynamiques, dont les bas salaires effraient tant l'Europe.
L'Afrique coupée en deux.
Changeons d'horizon : l'Afrique, tout près de l'équateur. Au Ghana, sur les bords de la Volta, l'atmosphère est chaude, humide, abritée. C'est le royaume du cacao. Les fèves que récoltent les Noirs sont en concurrence serrée avec celles de la Nigeria, autre membre du Commonwealth, avec celles du Venezuela, du Brésil, des Antilles, mais aussi avec celles d'anciens territoires français : Côte-d'Ivoire, Togo, Cameroun. La récolte de ces associés au Marché commun jouit d'un accès direct au marché européen et allemand en particulier, tandis qu'un droit de douane, dont ils sont dispensés - et c'est là que se noue le problème -, y assure à leur profit une préférence sur les autres et, notamment, sur les Ghanéens. Ceux-ci sont privilégiés sur le marché britannique, mais avaient jusque-là, en plus, un accès aux marchés allemand, italien, belge, hollandais égal à celui de tous leurs concurrents.
Aussi le Ghana n'est-il pas tendre pour la Communauté européenne. Sur le plan purement économique, tout en réclamant l'harmonisation des préférences du Commonwealth et du Marché commun et la réduction du tarif douanier commun de l'Europe sur ces produits agricoles tropicaux, il reste sur l'expectative. Lui déplairait-il de jouir d'un régime préférentiel partagé avec toute l'Afrique? Ses dirigeants, de toute façon, tiennent l'association entre Marché commun et pays africains pour un moyen subtil de maintenir une dépendance politique par l'attrait d'un régime économique favorable. Ils se présentent - comme ceux de plusieurs autres jeunes États - en champions de l'unité africaine et voient dans les préférences accordées par le Marché commun à certains pays sur leurs concurrents une menace de division. Le haut-commissaire ghanéen à Londres nous exprimait cette attitude par cette phrase qu'il scandait et répétait : Le Marché commun est impérialiste dans ses conceptions et colonialiste en fait.
- Et le Commonwealth?
- Nous refusons absolument de comparer l'un et l’autre. Nous avons une foi profonde dans le Commonwealth. On n'y trouve absolument pas de colonialisme.
Ce témoignage surprenait un peu après de retentissantes déclarations du Dr N'Krumah, le grand leader ghanéen, lors de son voyage à Moscou. Mais il mérite d'être retenu : il jette une curieuse lumière sur la subtilité des liens qui unissent le Royaume-Uni au Commonwealth.
Pour tous ces pays africains associés à la GrandeBretagne, le problème du Marché commun est celui du statut des premiers associés de la Communauté européenne. Si ceux-ci continuent à bénéficier d'une préférence, leurs voisins, eux, se sentiront défavorisés. Si, au contraire, on étend à tous le régime dont bénéficiaient seuls les pays dont la liste figure au traité de Rome, quelle valeur garderait le privilège partagé? Et l'association entre l'Europe et l'Afrique, dont les prémices étaient très encourageantes, ne risquait-elle pas de tomber en quenouille?
Pour un pays comme l'Afrique du Sud, fâché avec le Commonwealth mais gardant certains liens avec lui, le problème, pour être différent, n'en est pas moins important.
Malgré la grande expansion de notre commerce depuis la guerre, déclarait M. Diederichs, ministre des Affaires économiques, en octobre 1962, la Grande-Bretagne demeure notre plus important marché d'exportation, offrant en particulier un débouché à divers produits, tels que fruits, confitures, vins, produits laitiers, viandes, plus des marchandises manufacturées que nos exportateurs ne peuvent vendre aussi facilement ailleurs.
Mais ce traitement de faveur se trouve mis en question. Non seulement nos produits auraient à payer des droits d'entrée, mais encore les marchandises analogues en provenance du Marché commun ou des territoires associés d'outre-mer en seraient, elles, dispensées. D'où concurrence inégale.
L'écheveau des intérêts est complexe. Les premiers associés au Marché commun ne voudraient rien perdre de leurs avantages. Les pays du Commonwealth aimeraient partager ce régime favorable ou craignent de perdre le bénéfice du régime préférentiel en vigueur jusqu'ici. Des concurrents épars dans le monde, désirent que tous soient égaux. Il faut tenir compte enfin des exigences propres du Marché commun.
Toute la politique africaine, qui avait coupé ce continent en deux parties au moins, était à repenser.
Le Commonwealth blanc.
Parmi tous les pays intéressés à la négociation entre l'Europe et la Grande-Bretagne, une place très particulière était à réserver aux pays du Commonwealth blanc : le Canada, la Nouvelle-Zélande et l'Australie, que les Anglais ont non seulement colonisé mais peuplé. Ils méritaient le titre de Royaume-Uni d'outre-mer. Ils se sont développés très largement. Ils restent attachés à 1a couronne britannique comme à un symbole, mais symbole de quoi? D'une parenté entre les hommes de plus en plus lointaine mais profonde cependant; d'une réalité économique aussi : tous ces pays vivent avant tout ou en tout cas très largement du débouché anglais.
La négociation avec la Grande-Bretagne se situe dans un moment particulièrement difficile pour l'économie canadienne, un moment où un plan d'austérité doit être adopté. Ce pays n'en est que plus nerveux. Or, selon son ministre des Finances, Donald M. Fleming, l'un des leaders les plus écoutés du Commonwealth, l'intérêt canadien est gravement engagé. Quatrième commerçant du monde, il se vante d'être, par tête d'habitant, le premier.
Le marché britannique est, pour les Canadiens, après celui des États-Unis, le plus important du monde. II représente plus de 17 % des exportations totales et se révèle en rapide expansion. Il a accru ses achats de 46 % en 1960 et, en dix ans, les a presque doublés, absorbant deux fois et demie plus de papier, quatre fois plus de produits chimiques, cinq fois plus d'acier, six fois plus de textiles et de fibres.
Les matières premières formaient la moitié des exportations canadiennes dans le Royaume-Uni, les produits de l'agriculture et de la pêche, un tiers. Les articles manufacturés ou demi-produits ne comptaient que pour 41% du total, soit 105 millions de dollars, mais c'était pour l'industrie canadienne un appoint difficile à placer. Pour une longue liste de produits, la Grande-Bretagne était le premier débouché, le seul grand marché ouvert sans contingents.
Ce que changerait l'adhésion britannique au Marché commun? Alors que, sur ce grand marché, les pays du Commonwealth bénéficiaient d'un tarif douanier préférentiel, un nouveau système de préférence, dont jouiraient les pays européens, mais d'où les pays du (:ornmonwealth seraient exclus, résulterait du tarif extéieur commun : 76 % des ventes canadiennes au Royaume-Uni en seraient affectées. L'aluminium, qui y entrait librement et en très forte quantité, se trouverait en concurrence avec celui d'Europe, probablement awec un avantage pour les producteurs de l'Ancien monde.
La politique agricole commune s'annonçait, selon Al. Fleming, hautement protectionniste et restrictive, alors que le blé est l'une des principales exportations canadiennes, non seulement en Grande-Bretagne, mais aussi dans l'Europe des Six et surtout en Allemagne.
Nouveau paysage: Nous sommes en Océanie, en ce paradis des éleveurs qu'est la Nouvelle-Zélande.
Pour un habitant, le pays compte deux bestiaux et vingt moutons.
- Nous pourrions en nourrir davantage, disent les Néo-Zélandais.
Ont-ils, eux aussi, des griefs? Sur une terre grande comme la moitié de la France, 2 millions d'hommes vivent à l'aise. Des pluies abondantes et bien réparties procurent de l'herbe douze mois l'an. Pas besoin de fourrage ni d'abri pour les bêtes. Toute proche des pâtures, la mer permet d'expédier à bon compte. Ajoutez-y un équipement remarquable : le premier bateau frigorifique de ce pays le quittait dès 1882. De tels avantages permettent des prix de revient incomparables tout en assurant au Néo-Zélandais un revenu moyen record du monde.
Des produits à bon marché devraient se vendre avec une facilité...
Détrompez-vous. Les marchés sont fermés. Plus bas sont les prix et plus rigoureuses les interdictions d'importer. La Grande-Bretagne est seule accueillante. Elle consomme 95 % du mouton exporté par tous les pays du monde tandis que la Nouvelle-Zélande en produit 63 %.
- Le système de prélèvement prévu par le Marché commun nous atteint plus que d'autres, nous disait un haut fonctionnaire néo-zélandais, puisqu'il impose le droit de douane le plus fort à ceux qui vendent le moins cher. Sa politique agricole commune tend à faire consommer par les Européens tout ce que produit et produira leur Communauté avant qu'on ait recours à des importations. S'il est appliqué à la Grande-Bretagne, à qui pourrions-nous vendre notre mouton et notre beurre?
- Le meilleur service que l'Europe puisse vous rendre n'est-il pas de fixer les prix intérieurs assez bas pour que la production interne soit faible et qu'il faille alors importer ? Plutôt qu'un régime préférentiel pour vos produits dans certains pays d'Europe, ne vaut-il pas mieux essayer d'obtenir des accords mondiaux, comme celui qui se prépare actuellement à Genève sur le blé, permettant aux produits agricoles de circuler dans le monde à des prix raisonnables?
- Certes, mais cela risque d'être bien long!
L'Australie n'est pas moins inquiète : le mouton, le blé, l'industrialisation y posent des problèmes analogues à ceux que connaissent le Canada et la NouvelleZélande. Dès le lendemain de la signature du traité de Rome, le délégué australien à Genève, le Dr Westerman, s'inquiétait de la tendance à l'autarcie agricole dans l'Europe occidentale, du système de marché dirigé et régularisé qui se préparait, antithèse du libre échange.
J'ai été chargé de dire que l'Australie... ne souhaite pas barrer la route au développement soit d'une union douanière, soit, le cas échéant, d'une zone de libre échange.,. Mais nous serions aveugles si nous ne voyions pas que ce nouveau groupement peut entraîner des inconvénients majeurs pour nous et d'autres pays.
Au moment où l'on négociait à Bruxelles, l'Australie faisait un effort pour mondialiser son commerce en supprimant toutes les restrictions à l'importation. Mais elle ne pouvait voir sans inquiétude la GrandeBretagne envisager de rendre moins accessible son marché au Commonwealth pour l'ouvrir vers l'Europe.
Blé du Canada et d'Australie, moutons d'Australie et de Nouvelle-Zélande... ces trois pays blancs du Commonwealth sont pour les cultivateurs européens des concurrents directs. En Europe, on ne concevait pas que la Grande-Bretagne puisse entrer dans la Communauté sans accorder la préférence aux producteurs d'aliments européens. Celle-ci ne pouvait s'exercer qu'au détriment de ces trois pays du Commonwealth qui risquaient non seulement de perdre soudain leurs privilèges, mais de les voir transférer à leurs concurrents.
Comprenons le choc qu'ils en ressentaient non seulement dans leur intérêt mais jusqu'au plus profond de leur être !
Asie, Afrique, Commonwealth blanc, aux quatre coins du monde ou suivait avec inquiétude ce qui se tramait à Bruxelles.
COMMENT CONCILIER TANT D'INTÉRÊTS ?
Toutes les craintes venues du monde britannique convergèrent en septembre 1962 à la conférence des premiers ministres du Commonwealth, puis à Bruxelles, lors de la reprise des pourparlers.
Haqrold Macmillan n'arrivait pas les mains vides. Aux pays africains et antillais, les Six offraient une association avec le Marché commun, comprenant l'égalité totale avec les premiers associés : Nous avons obtenu des conditions magnifiques, tout simplement magnifiques, déclarait H. Macmillan. Mais le Ghana, la Nigeria, le Tanganyika, probablement aussi le Kenya et l'Ouganda, les refusaient, quitte à s'en repentir un jour, comme le Royaume-Uni regrettait de n'avoir pas compté parmi les pionniers de l'Europe.
Ils rejetaient ce statut avantageux par passion politique, croyant agir contre le colonialisme. Chypre et la Trinité l'acceptaient. Hong-kong, à qui on ne l'offrait pas, le demandait. La République centrafricaine soutenait le projet d'entrée de la Grande-Bretagne afin que l'Europe pût servir de contrepoids entre l'Est et l'Ouest. L'opposition des anciennes colonies britanniques, sérieuse, n'apparaissait pas générale.
Aux pays d'Asie, H. Macmillan offrait l'accord franchement prometteur pour les textiles de l'Inde, du Pakistan, de Ceylan. A la conférence du Commonwealth, ces pays n'en ont pas moins boudé.
- Les propositions actuelles pour l'entrée de la GrandeBretagne, disait M. Nehru, Premier ministre de l'Inde, réduiraient beaucoup notre commerce, alors que la meilleure aide réclamée par les pays qui se développent, c'est un régime commercial favorable.
Le maréchal qui représentait le Pakistan, sans être enthousiaste, se souciait d'assigner au Marché commun deux buts :
- lutter contre la chute des prix des matières premières quand s'élèvent ceux des produits industriels ;
- réserver aux pays neufs des industries simples, tandis que les zones industrielles fabriqueraient les machines complexes.
Ce sont des thèmes qui, jusqu'ici, ne faisaient pas partie de la négociation.
A noter la déception des Canadiens de ne rien voir venir sur leurs revendications : l'entrée en franchise de l'aluminium dans le Marché commun, ainsi que sur le régime des industries alimentaires. Le seul point qui, dans l'ensemble, ait été bien accueilli, c'était le projet de régler par des accords mondiaux la question des produits alimentaires de zone tempérée : viande, beurre, céréales, et d'adopter pour la Nouvelle-Zélande des accords spéciaux. Mais le vague de ces perspectives avait été maintes fois déploré. Or, les préciser ne serait pas facile.
Fait à souligner, malgré la vivacité de certains discours échangés pendant la conférence, rien n'avait laissé prévoir une forme quelconque de dissolution du Commonwealth si la Grande-Bretagne adhérait au Marché commun. Plus que jamais, ces pays avaient besoin du Royaume-Uni.
En fin de compte, H. Macmillan obtint à peu près carte blanche. Certes, les représentants du Commonwealth avaient beaucoup protesté et discuté, mais avaient-ils jamais mieux senti la solidarité profonde qui les liait à la Grande-Bretagne?
- Après tout, disait à peu près, à la radio, H. Macmillan, peut-être convient-il que nous nous souvenions, comme nos partenaires du Commonwealth, que nous sommes nous-mêmes indépendants.
A Bruxelles, un accord important.
La question du Commonwealth fut reprise à Bruxelles en novembre 1962. Comment pouvait-on y concilier toutes ces divergences?
On y discuta le régime qui serait réservé aux pays africains du Commonwealth tels que le Ghana et la Nigeria, qui pouvaient s'associer au Marché commun mais qui avaient déclaré n'être pas candidats. L'accord se fit pour que Ghana, Nigeria, Tanganyika et Ouganda aient la faculté pendant plusieurs années de s'associer, s'ils sont agréés par le conseil d'association. Autrement les Six étaient d'accord pour négocier avec eux des conventions commerciales qui seraient cependant moins intimes que celles accordées à l'Inde, au Pakistan et à Ceylan, à plus forte raison moins avantageuses que l'association.
Parmi les très épineux problèmes du Commonwealth, certains ont été pratiquement résolus par les négociateurs de Bruxelles : ceux des colonies d'Afrique, du thé, des textiles d'Extrême-Orient, c'est-à-dire pratiquement ceux d'Asie et d'Afrique. Restaient ceux du Commonwealth blanc : Australie, Canada, NouvelleZélande. Pour l'un d'eux, l'aluminium du Canada, des solutions s'esquissaient. Pour les produits agricoles concurrents de ceux de la zone tempérée, en particulier le beurre de Nouvelle-Zélande, rien ne laissait encore prévoir une issue. En fait, on n'en avait guère parlé, l'adoption d'une règle européenne pour les produits laitiers étant préalable à tout débat à ce sujet.
Donc, sur le Commonwealth, les thèses s'étaient rapprochées, mais l'obstacle majeur n'était pas franchi. L'adhésion de la Grande-Bretagne à la Communauté ne pouvait qu'entraîner une rupture de la préférence du Commonwealth, et même une préférence à l'Europe contre le Commonwealth. Mais des accommodements étaient possibles. L'écheveau des intérêts démêlé, restait la grande option politique.
LA RUPTURE
Depuis la demande britannique d'adhésion au Marché commun, en juillet 1561, beaucoup de chemins tortueux ont été parcourus, beaucoup de difficultés, affrontées. Tant à Bruxelles qu'à Londres, approche l'heure d'une décision vers laquelle vont converger de multiples motifs et qu'on sent lourde de conséquences.
DERNIÉRES BATAILLES
Les ultimes débats eurent un double enjeu. D'une part, se précisent les conditions posées à l'entrée de la Grande-Bretagne. D'autre part, au Parlement anglais, se préparent les votes du futur débat de ratification.
Bruxelles piétine.
L'agriculture britannique constituait-elle un obstacle très sérieux à l'entrée de son pays dans le Marché commun? Vos objectifs agricoles sont les nôtres, avait déclaré E. Heath : productivité agricole accrue, meilleurs prix au consommateur. Les farmers ont une excellente productivité et sont parfaitement compétifs. Il semblait que, sur ce point, l'accord fût beaucoup plus aisé avec les Britanniques qu'avec les Allemands, par exemple.
En fait, E. Heath se battit avec acharnement sur le problème de l'agriculture anglaise et n'avait pas démordu d'un pouce de ses positions lorsque survint la rupture.
Passons sur un problème épineux : l'horticulture britannique. Peu favorisée par le soleil, elle est fort peu compétitive, mais elle se rattrape au bureau de vote, où elle apporte aux conservateurs des voix irremplaçables. C'est pourquoi M. Heath refusa toujours d'envisager un Marché commun des produits maraîchers avant de longs délais qui dépassaient nettement la durée prévue de la période transitoire, c'est-à-dire 1970.
L'affaire des subventions anglaises.
Où se situa l'essentiel du débat? sur deux problèmes liés où se mêlaient curieusement technique et politique : celui des deficiency payments et celui du règlement financier.
Le but des Six, vigoureusement souligné par la France, est d'obliger la Grande-Bretagne, si elle veut adhérer, à participer pleinement à la politique agricole commune.
Le principe essentiel, c'est qu'il n'y a qu'un seul marché européen, industriel et agricole. Tous ceux qui en sont membres en accueillent les produits librement en franchise de droit. Tous ceux qui n'en sont pas membres paient à l'entrée la douane en matière industrielle et le prélèvement sur les denrées agricoles.
Ce prélèvement, sorte de droit de douane mobile, varie selon les différences entre le prix des marchés
La grande Europe 207
à l'intérieur des Six et le prix mondial. Il sera versé pour une part croissante dans les caisses de la Communauté et servira, entre autres, à subventionner l'exportation des excédents, s'il s'en produit.
Or, le système britannique de subventions aux agriculteurs, nommé deficiency pa,yments, est incompatible avec cette mise en marche progressive des mécanismes communs. Chaque année, après examen de la situation des agriculteurs, le Gouvernement britannique fixe un prix garanti, qui assure aux cultivateurs un revenu normal.
Le marché fonctionne librement. Les prix se fixent au niveau qui correspond à l'offre et à la demande mondiales. Ils sont très bas, non que les grands pays exportateurs aient des prix de revient modiques, mais parce que, pratiquement, tous les pays subventionnent leurs exportations d'excédents agricoles. Le marché mondial, alimenté par ces ventes subventionnées, s'établit à un niveau artificiel, non rémunérateur pour les producteurs.
Les services agricoles anglais enregistrent les cours moyens auxquels se déroulent les transactions, et versent aux agriculteurs, pour chaque quintal vendu, la différence entre le prix moyen réel et le prix garanti. Ce système, très ingénieux, permet au consommateur d'être servi à bas prix. Il lui permet également, grâce aux subventions versées par les gouvernements exportateurs, d'être ravitaillé à très bon compte. Il assure l'agriculteur d'un niveau de vie décent. Il avantage les plus productifs et les meilleurs commerçants puisque ce qui est versé à chacun n'est pas la différence entre son propre prix de vente et le prix garanti, mais la différence entre celui-ci et le prix de vente moyen. Qui a vendu au mauvais moment ou dans de mauvaises conditions se trouve donc pénalisé au profit de son voisin plus habile.
Pourquoi ce système ne serait-il pas transposable dans tout le Marché commun?
208 Histoire de l'unité européenne
C'est qu'il coûte fort cher au Trésor britannique. Il est tolérable parce que 5 % seulement des Anglais sont agriculteurs. Il serait hors de prix dans le Marché commun. De plus, puisque les ventes se font au cours mondial, ce système ne donne pas prise au prélèvement qui joue un rôle décisif dans la politique agricole commune des Six.
Ce point est important. En effet, la Grande-Bretagne importe en beurre, viande, sucre, des quantités colossales quand on les compare aux importations des autres pays. Si le o prélèvement o s'appliquait sur toutes ces importations et sur le prix laissé au producteur britannique, la Grande-Bretagne devenait, et de beaucoup, le premier payeur d'Europe. Les sommes qu'elle eût dû verser eussent profité notamment à l'agriculture française qui, elle, a des excédents à exporter. L'intérêt en jeu est donc considérable.
Avant tout accord, les Français tiennent à voir confirmer le règlement financier n° 25 de la politique agri ficole commune, clé de tout ce système. Ils l'ont rappelé au début d'août 9.962. C'est même sur ce point qu on s'est séparé pour les vacances, à la grande déception de ceux qui espéraient qu'un accord serait obtenu dès ce moment.
Quel est l'enjeu de ce règlement? Il avait été très dillicile d'admettre, en janvier 1962, que, progressivement, la totalité du prélèvement sur les importations de produits alimentaires venus de l'extérieur de la Communauté irait au budget de celle-ci pour financer l'écoulement des excédents et la modernisation de l'agriculture. Il avait été prévu que cette disposition serait soumise à la ratification des Parlements nationaux, ratification qui fut longtemps ajournée.
Comme le règlement déplaisait à la Grande-Bretagne, mais aussi à l'Allemagne, à la Belgique, aux Pays-Bas, la tentation était grande de faire marche arrière à l'occasion des pourparlers avec le Royaume-Uni.
Les Anglais finirent par admettre qu'ils accepteraient
La grande Europe 209
toute solution du règlement financier qui serait acceptée par les Six, l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas étant plus proches d'eux, sur cette question, que les Français. Le règlement financier resta à l'arrière-plan de la négociation. C'est sur le système des subventions, qui conditionnait le tout, qu'on se battit.
M. Heath gagna ce qu'on a appelé la bataille du breakfast ; il obtint, en novembre, de garder quelques années encore, sous réserve de quelques retouches, le système des subventions sur les ceufs et le bacon. Concession importante, certes, mais qui permettait en revanche, aux Six, de renforcer leur unité sur les autres points agricoles.
A la mi-décembre 1962, à huis clos, à trois personnes seulement par pays, fut abordé l'ensemble du problème. - Il est illogique, disaient les Anglais, de nous faire changer, dès l'entrée dans le Marché commun, notre système de subvention. Il suffit qu'il soit dégressif.
b'I. Couve de Murville répliquait :
- Le système britannique limiterait, pendant la pàriode transitoire, le Marché commun aux produits industriels, donnerait un avantage important aux agriculteurs britanniques sur ceux des Six, obligerait les Six à vzrserà leurs agriculteurs des restitutions pour pouvotir exporter sur le marché anglais qui, fournissant des vWres à meilieur marché à l'ouvrier britannique qu'à celui du continent, fausserait la concurrence.
La tactique de i17. Ileatla.
Quelle est, dans cette affaire agricole, l'attitude anglaise? Elle est ambivalente. Certes, M. IIeath désire un accord mais, déjà, la plupart des observateurs tiennent pour acquise l'entrée prochaine de la Grande-Bretagne dans le Marché commun. bI. Heath met donc l'accent sur son désir d'éviter des difficultés électorales et politiques au Gouvernement britamiique. Il veut se montrer ferme
210 Histoire de l'unité européenne
et profiter d'une position politique qui lui paraît forte. En effet, dans ces contacts fréquents avec les gouvernements de Bonn et des pays du 13enelux, il a maintes fois reçu l'assurance qu'on le soutiendrait contre l'intransigeance française. C'est pourquoi il mène avec acharnement la bataille sur le système de prix garantis opposé à celui que veulent lui imposer les Six.
M. Heath a dû serrer les dents lorsqu'il a entendu, le 11 décembre 1962, M. Luns, ministre hollandais des Affaires étrangères et président alors du Conseil de ministres, le plus fidèle soutien du point de vue britannique, affirmer :
- Si le Royaume-Uni a eu l'illusion de pouvoir diviser les Six sur la politique agricole, il doit l'avoir perdue. Il doit le savoir, s'il veut entrer dans notre Communauté. Je me demande toutefois, ajouta-t-il, si toutes les avenues qu'ouvrent les propositions des Six ont été vraiment comprises et explorées.
Il fut décidé de mener une étude plus précise des conséquences sur l'économie britannique des réformes envisagées.
Les experts, sous la direction de 147. 141ansholt, eurent un mois pour travailler. Des négociations quasi continues étaient prévues dans la seconde quinzaine de janvier 1963. Une étude extrêmement détaillée fut préparée.
Mais l'affaire agricole fut brusquement interrompue. Le rapport de NI. Mansholt ne sera évoqué que très rapidement, en un moment où il n'avait plus aucun intérêt. Les Britanniques avaient tenu très ferme. La négociation piétinait. b1. Heath était-il, comme il le prétendra plus tard, à la veille de concessions importantes? Qu'appelait-il concessions majeures? Eussentelles suffi ? Jusqu'où avait-il le moyen d'aller ? L'Histoire ici s'arrête brusquement pour faire place aux suppositions.
La réponse ne dépendait d'ailleurs pas uniquement de considérations agricoles mais, en très large partie, de la politique intérieure britannique.
La grande Europe 214
La Grande-Bretagne à l'heure du choi.x.
Tous les problèmes, en partie au moins, sont économiques, mais toutes les décisions sont politiques. Les Anglais auraient-ils dit oui ou non au Marché comnmun ? Les conditions mises au point à Bruxelles eussent-elles été « vendables » à l'opinion britannique? Nul ne peut, à ces questions, donner une réponse formelle. Elles méritent cependant d'être posées, car elles mettent en jeu des données très profondes de la psychologie britannique, ont donné lieu à des prises de position variées. Elles évoquent un épisode très animé de l'histoire politique du Royaume-Uni: la bataille du Marché commun.
Si l'on veut comprendre la psychologie britannique dans l'affaire européenne, il faut évoquer d'abord la perspective historique puis les intérêts en jeu.
Un caricaturiste avait un jour dessiné deux vieilles Anglaises sur la côte de leur pays, armées d'une lorgnette, et l'une d'elles disait :
- Par temps clair, on aperçoit le Marché commun. Qui arrive pour la première fois à Londres sent combien le Channel est profond et le continent lointain. Où est la différence?
Les Six du' Marché commun ont tous été, pendant la guerre, vaincus et occupés. La plupart d'entre eux ont dû changer de régime politique. Ils avaient pu mesurer leur faiblesse et l'impossibilité de se tirer seuls d'affaire. Les Anglais, eux, ont beaucoup travaillé, beaucoup souffert, beaucoup donné pendant la guerre, mais ils ont réussi et n'en ont tiré, légitimement, aucun motif d'humilité. Ils ont cru pouvoir continuer comme avant sans rien changer d'essentiel ni à leur régime politique, ni au sterling, ni au Commonwealth. Les recettes qui avaient fait la grandeur de « l'Angleterre de Papa», comme eùt dit le général de Gaulle, leur paraissaient toujours valables.
212 Histoire de l'unité européenne
Or, l'une de ces recettes essentielles, c'était l'équilibre européen, l'opposition à tout regroupement des puissances, le jeu d'un pays contre l'autre chaque fois qu'il le fallait et, pour cela, les mains parfaitement libres, la souveraineté la plus absolue. Pour les Six, il ne pouvait plus être question de ce jeu-là. L'Allemagne était partagée en deux, écrasée, et dans une situation qui pouvait faire renaître l'hitlérisme ou se propager le communisme. Seul espoir, l'intégrer à l'Ouest dans un système solide, ferme, durable, auquel les Anglais pouvaient apporter beaucoup. Ils ne l'ont pas voulu. Cela s'est fart sans eux. Ils se sont tenus dans une neutralité bienveillante. A tort ou à raison, les continentaux y devinaient une pointe d'ironie : on attendait l'écroulement de leur puéril château de cartes.
Quand il est apparu, vers 1956, que le Marché commun était sérieux, les Anglais allaient-ils admettre qu'un grand pays nouveau était en train de se créer près d'eux ? que c'était, pour la paix du monde, un progrès décisif puisqu'il unissait la France et l'Allemagne et supprimait la source de guerres qui avaient coûté si cher au monde et à la Grande-Bretagne? Dès ce moment, ils ont dit, à maintes reprises, leur admiration pour l'Europe naissante, mais ils ajoutaient qu'il n'était nul besoin, pour faire l'Europe, de créer une « discrimination » commerciale.
Ce fut le grand mot d'alors. La France et l'Allemagne pouvaient s'entendre, mais à condition de ne se réserver mutuellement aucun privilège commercial. Ces réalistes n'admettaient qu'une Europe de rêve.
On a souvent reproduit en France le mot de Sir David Eccles, rappelant que le Royaume-Uni a mené, contre l'union du continent, trop de guerres pour la tolérer en pleine paix. Certains ont vu là l'expression profonde de la pensée profonde des Anglais. Ce n'est pas vrai. Mais c'était une idée refoulée qui gardait une place discrète, parmi d'autres, au fond du cerveau d'un bon diplomate britannique.
La grande Europe 213
ls tait-il possible, par un contre-projet, de diluer l'affaire? La pensée qu'une Austin doive payer plus de droits à Francfort qu'une Renault, et à Rouen qu'une Volks`vagen, parce que l'Allemagne et la France font partie d'une unité dont l'Angleterre n'était pas, était irritante. Pour rejoindre alors le continent, la Grande-Bretagne fit, à la demande de b1. Macmillan, un grand effort. Elle proposa une Europe qui respectait la pleine souveraineté (le chacun en matière de commerce extérieur comme de L.)uvernement, maintenait la préférence impériale et excluait l'agriculture. Ce projet, celui d'une grande zone de libre-échange, fut repoussé. Pourquoi?
Parce que les Français n'en ont pas voulu? C'est, vrai. Mais était-elle acceptable pour eux? Probablement pas, nous l'avons vu.
Sans agriculture et sans politique commerciale commune, il n'est pas d'Europe possible avec la France ct, même sans la France, il n'est pas, dans un tel système, d'Europe solide et dynamique.
Après le scepticisme, après le contre-projet, les Britanniques ont adopté une troisième attitude : ils ont demandé leur adhésion. Les malentendus se sont-ils trouvés dissipés?
Lors de sa première conférence de presse à Paris, M. Heath avait repris la tactique de M. Maudling : tout était simple, facile à résoudre.
Les Britanniques avaient reconstitué, avec des mécaxcisxnes trouvés dans le traité de Rome, tout un système auquel ils trouvaient place à l'aise. Ils comptaient sur le « libre examen » du texte du traité de Rome (cc toutes les possibilités y sont prévues n, disaient-ils). Ils ont été déçus de se heurter à une interprétation plus restrictive. C'est vrai que le traité de Rome n'est que le fondement sur lequel, depuis 1957, une puissante maison a été bâtie. Il n'était pas question de la raser pour lui substituer, sur le même fondement, une autre architecture. ;
211, Ilistoire de l'unité européenne
Les Britanniques ont eu peine à prendre au sérieux les discussions techniques soulevées par leur adhésion. Pour eux, tout était une question de politique. Il suffisait de, savoir si le général de Gaulle voulait ou ne voulait pas l'entrée de la Grande-Bretagne. La suite leur a donné raison.
I<-lais n'ont-ils pas, dans une certaine mesure, provoqué le coup d'arrêt en jouant constamment de leur influence sur les Allemands ou les pays du Benelux contre la France? Chaque fois que b1. Heath revenait d'une tournée dans les capitales européennes, les négociateurs français se retrouvaient isolés et devaient remonter le courant.
Les négociations de Bruxelles se sont déroulées dans une excellente atmosphère. Mais le rapprochement profond de la Grande-Bretagne et des pays de la petite Europe s'est effectué dans uneatmosphère lourde d'équivoques.
Et maintenant, quels intérêts mettait en jeu cette bataille intérieure anglaise pour ou contre le Marché commun?
Ceux du Commonwealth, d'abord. A la conscience des sujets d'Élisabeth II s'adressaient des appels inquiets et parfois pathétiques de ces pays, redoutant que l'Europe unie ne soit une Europe fermée pour eux, une Europe qui, refusant de rien leur acheter, les vouerait à la misère ou empêcherait leurs progrès. Les Britanniques se préparaient à choisir, le coeur serré, mais nul ne savait de science certaine où mèneraient tant le oui que le non au Marché commun.
- Si vous deviez opter entre l'Europe et le Commonwealth, demandait alors un sondage à des électeurs anglais, que choisiriez-vous?
Un Anglais sur trois se tut.
Sur cent, vingt-deux répondirent « l'Europe » ; mais quarante-cinq « le Commonwealth »
Lorsqu'il demanda l'adhésion, Harold Macmillan n'ignorait pas les difficultés des pays de la zone sterling. S'il a demandé à être admis dans la Communauté, c'est qu'il envisageait des concessions. Mais quels étaient les points sur lesquels les Britanniques ne pouvaient transiger?
Tous les souhaits du Commonwealth, faisait-on remarquer à Londres, ne peuvent être placés au même niveau. On pèsera les intérêts de chaque pays avec la balance dont il use lui-même lorsqu'il s'agit de ceux de la Communauté britannique.
Parmi les pays membres, certains, soit qu'ils se tournent vers les Etats-Unis pour des raisons stratégiques ou autres, soit qu'ils entendent mener une politique divergente, s'en détachent assez pour que leurs avis ne puissent arrêter la Grande-Bretagne dans la voie qu'elle aurait choisie.
Les conditions essentielles ?
- Aux abords de Christmas, disait en souriant un membre de la délégation britannique aux pourparlers avec le Marché commun, on vend des paniers avec tout le nécessaire pour un bon repas. Certains articles ne coûtent pas bien cher, d'autres davantage. C'est d'après l'ensemble que l'on juge la valeur du colis. Pour nous, de même, la question n'est pas tel ou tel détail, c'est de savoir si nos hommes politiques pourront présenter l'ensemble à leurs électeurs comme une solution honorable.
Dans quelle mesure existait-il des solutions de rechange? En décembre 1962, à la réunion de l'assemblée de l'Union européenne occidentale, les députés conservateurs anglais insistèrent sur le fait qu'il n'en manquait pas.
De longues fiançailles, disait Maurice Macmillan, fils du Premier ministre, conduisent souvent à une rupture, prélude à un autre mariage.
II n'engageait que lui-même, mais un fait nouveau rendait plus facile la recherche d'une solution de rechange : les pouvoirs qu'avait obtenus M. Kennedy pour négocier un abaissement mondial de moitié des droits de douane. S'il menait à bien ce projet, il y aurait moins d'inconvénients pour Londres à rester en dehors du Marché commun et à en subir le tarif extérieur réduit de moitié. La préférence au Commonwealth pourrait continuer. Peut-être...
Malgré tout, la Grande-Bretagne se présentait dans la négociation européenne dans une position de faiblesse. Plusieurs fois, elle avait menacé et mis à exécution ses menaces sans rien obtenir. Elle avait rétabli la convertibilité de la livre en un moment où elle pouvait penser que cela ferait pression sur le Marché commun. Et celuici en était sorti renforcé. Elle avait menacé de créer une petite zone de libre-échange pour faire pression sur lés Six, pour que ceux-ci se rendent compte de ce qu'avait d'intolérable le fait d'être «discriminés », c'est-à-dire de ne pas bénéficier du même traitement que celui que se réservaient entre eux les membres d'un groupe privilégié. La modeste vitalité de la petite zone de libre-échange, soulignée par le fait que presque tous ses membres demandaient à adhérer an Marché commun, prouvait que cette menace avait été inconsistante. Les atouts avaient été joués et perdus.
En face de ces données de fait, quelles positions avaient prises les partis britanniques?
Les libéraux appuient très fermement la politique européenne. Le grand journal économique de la City, l'Economist, a soutenu le projet d'intégration avec beaucoup de constance. Mais la puissance parlementaire reste aux mains des conservateurs et des travaillistes. Quelle est leur attitude en face du projet?
Les deux partis sont divisés. C'est un pays indécis qui négocie à Bruxelles, un pays qui vient de sentir lui échapper le rôle de premier partenaire des Etats-Unis, un pays que vient de blesser profondément la formule d'un ancien ministre américain des Affaires étrangères, M. Dean Acheson, parlant de l'Empire qu'elle a perdu et du rôle qu'elle n'a pas retrouvé, un pays qui, vers ce moment, reçoit du gouvernement des États-Unis un camouflet : le refus de lui vendre les fusées porteuses indispensables à son armement atomique.
Dans le monde occidental, c'est celui des grands pays dont l'expansion économique est la plus lente et les experts pensent que cette situation continuera. C'est un pays qui, malgré d'énormes efforts, se sent menacé dans son rôle de banquier du monde, parce que le sterling est depuis trop longtemps sur la défensive, un pays au niveau de vie élevé mais qui sent que les autres le rejoignent et menacent de le dépasser ; un pays où des industries traditionnelles, comme la construction navale, subissent une crise profonde.
L'anglais moyen comprend mal les exigences des Six. Elles lui paraissent ne témoigner que de mauvaise volonté. politique, même lorsqu'il ne s'agit que d'établir les communautés nouvelles sur des principes solides qui ne soient pas criblés d'exceptions.
Le Royaume-Uni a intérêt à entrer en Europe, et peut-être coûte que coûte, mais il le craint comme une humiliation. Il veut négocier mais n'a guère d'atouts. Il en a eu d'énormes au temps où, dans tous les pays d'Europe, nombreux étaient ceux qui ne concevaient pas qu'on pût faire quelque chose sans lui (ce fut en France, dans la bouche de Mendès France, une des grandes objections qui firent échouer le projet d'armée européenne), au temps où ce pays fut, avec insistance, appelé à participer à toutes les conférences où se réunissaient les membres fondateurs du Marché commun. Comme le héron de la fable, il a trop attendu.
L'histoire de la bataille politique autour du Marché commun serait trop longue à détailler. Elle se situe surtout dans le second semestre de 1962. Pendant l'été, les ministres conservateurs multipliaient les déclarations en faveur de l'adhésion au Marché commun.
Edward Heath, dans une brochure, les met en garde contre le « péché d'insularité » et il affirme que les Six sont destinés à avoir de plus en plus d'influence politique en Europe, dans l'Alliance occidentale et dans le mande. Allons-nous demeurer à l'écart de ces projets? demande-t-il.
Et il cite les relations étroites qu'a gardées la France avec les pays africains, les Antilles et les îles du Pacifique: l'influence qu'on peut exercer dans le Marché commun n'est donc pas incompatible avec les liens qui unissent la Grande-Bretagne au Commonwealth, au contraire.
Le vice-Premier ministre R. A. Butler, qui ne passait pas pour fanatique du Marché commun, déclara fin septembre à Bristol : Le Marché le plus fructueux, pour nous, est l'Europe occidentale. Le commerce avec le Commonwealth reste vital... mais ni son pouvoir d'achat, ni ses besoins ne constituent une ouverture comparable.
Et du côté travailliste? On a longtemps hésité. De nombreux jeunes militaient vigoureusement dans le Mouvement européen et beaucoup d'entre eux pensaient que M. Gaitskell, avec son tempérament de chef de gouvernement, saurait, l'heure venue, se rallier à l'Europe.
Légèrement roux, élégant, séduisant, Hugh Gaitsliell, leader du parti travailliste, ne se présentait pas comme un anti-Européen. Il pensait qu'entrer dans le Marché commun serait un avantage, mais que la GrandeBretagne le paierait trop cher si elle devait pour cela abandonner ses partenaires du Commonwealth et de la zone de libre-échange.
Il pensait qu'on n'avait pas donné à celle-ci le temps de s'affirmer, que M. Macmillan s'était laissé obnubiler par le succés du Marché commun et avait mal engagé la négociation: il se présentait en solliciteur, ce qui ne pouvait qu'accroître les exigences des Six.
Rien ne prouvait que M. Gaitskell eût renoncé à entrer en Europe s'il avait pris le pouvoir, mais il voulait des élections générales et avait mis en elles beaucoup d'espoir.
Hugh Gaitskell prit le tournant décisif au Congrès travailliste de Brighton, au début d'octobre 1962, dans un discours très vigoureusement opposé non pas au principe de l'entrée dans le Marché commun mais aux conditions négociées par M. Heath, qui ne lui paraissaient ni justes ni honorables pour le Commonwealth. Il affirmait que des conditions meilleures devaient être obtenues.
Le ton était violent et les positions plutôt brutales. Il déçut profondément ceux des jeunes députés travaillistes qui, tel Roy Jenkins, plaidaient pour l'intégration de la Grande-Bretagne dans l'Europe. Ils soulignaient qu'aucune solution de rechange n'avait été suggérée au cours de la récente conférence du Commonwealth. La Grande-Bretagne ne pouvait pas échapper à l'Europe en 1962 plus qu'elle ne s'en était tenue écartée en 1914 et en 1939.
Le parti travailliste suivit M. Gaitskell.
Que répliquèrent les conservateurs? Quelques jours après, leur Congrès s'ouvrait à Landudno. La position travailliste aida le gouvernement de M. Macmillan à resserrer l'unité du parti conservateur qui lui accorda très largement les mains libres pour traiter avec les Six. Trop largement peut-être, car E. Heath, négociant à Bruxelles, se trouva plus gêné pour refuser les concessions que lui demandaient les Six puisqu'il était mieux assuré de sa majorité.
Le 22 novembre 1962, cinq élections partielles furent une grave défaite pour le parti conservateur. II perdit un siège qu'il tenait depuis un demi-siècle. Dans les circonscriptions de Norfolk et de Northamptonshire, la majorité conservatrice tombait de 7 000 à 74 voix et de 6 000 à 970. Ce désavoeu ne pouvait qu'avoir une profonde influence sur la négociation de Bruxelles. Il faut cependant observer que, dans quatre sur cinq de ces scrutins, les travaillistes ont perdu, eux aussi, des voix. Les libéraux, eux aussi Européens, avaient été vainqueurs.
A la Chambre des communes, de nombreux débats n'entamèrent en rien la majorité européenne de M. Macmillan, mais la question était de savoir si l'on pourrait conclure avant les prochaines élections générales qui s'annonçaient pleines de hasard. Elles devaient avoir lieu, au plus tard, en octobre 1964, mais il est de coutume, en Grande-Bretagne, de devancer la date. L'hiver est une mauvaise période à cause de la recrudescence saisonnière du chômage. On se demandait alors si octobre 1963 ne serait pas la date la plus favorable. Or, la Grande-Bretagne s'était engagée à ne pas signer un traité sans que soient sauvegardés les intérêts « légitimes » de ses partenaires de la zone de libre-échange. La complexité des problèmes posés, nous le verrons, rendait difficile un accord avant cette date.
Hugh Gaitskell mourut en janvier 1963, au moment du dénouement tragique des négociations. Nul ne pourra savoir ce qu'il eût obtenu ni comment il eût agi. Savoir si les Anglais auraient dit oui ou non, savoir si le problème aurait été posé au corps électoral ou simplement résolu par la majorité conservatrice au pouvoir, savoir si sa position anti-européenne eût valu au parti travailliste victoire ou défaite, ces questions resteront dans les limbes de l'Histoire. Le problème était posé, passionnément débattu, et le choix restait ouvert, lorsqu'une conférence de presse vint bouleverser les perspectives.
LA FRANCE ROMPT
Jusqu'ici, cette histoire de l'Europe est continue, progressive, comme la croissance d'un arbre. Nous parvenons maintenant à une brusque mutation. Le 14 janvier 1963, le général de Gaulle déclare que ce dialogue engagé avec la Grande-Bretagne lui paraît sans issue. C'est une décision d'une énorme portée. Il nous faut nous y arrêter pour observer d'abord les faits, puis les motifs de cette décision, enfin ses conséquences.
La conférence de presse.
La scène se passe au Palais de l'Élysée, devant près d'un millier de journalistes de la presse internationale. A droite de l'estrade, le Gouvernement, dont certains membres seront surpris par les photographes profondément endormis. Une déclaration liminaire, très courte, puis viennent les questions. L'une d'elles est ainsi conçue :
- Mon général, pourriez-vous définir explicitement la position de la France face à l'entrée de la GrandeBretagne dans le Marché commun et l'évolution politique de l'Europe ?
- Dans cette très grande affaire de la Communauté économique européenne et aussi dans celle de l'adhésion éventuelle de la Grande-Bretagne, répond le président de la République, ce sont les faits qu'il faut d'abord considérer. Les sentiments, si favorables qu'ils puissent être et qu'ils soient, ces sentiments ne sauraient être invoqués à l'encontre des données réelles du problème.
Ces données, selon l'orateur, c'est que le traité de Rome a été conclu entre États continentaux, entre lesquels il y a beaucoup plus de ressemblances que de différences, tant pour leur production industrielle et agricole ou leurs échanges extérieurs que pour leurs habitudes ou leur clientèle commerciale, leurs conditions de vie et de travail. Leur développement économique, leur progrès social, leurs capacités techniques marchent de façon fart analogue. Entre eux, ni griefs politiques ni questions de frontières, ni de rivalités de dominations, mais une solidarité liée à la conscience de détenir ensemble mie part irmlztrtante des sources de notre civilisation.
²La Grande-Bretagne, rappelle le Général, s'est refusée à participer naguère aux communautés, a créé une zone de libre-échange avec six autres États. Elle a fait quelques pressions sur les Six pour empêcher que ne commence réellement l'application du Marché commun.
Puis est venue sa candidature, selon, ses propres conditions, qui posent à chacun des six tats, conune en Angleterre, des problèmes d'une très grande dimension. Insulaire, maritime, liée par ses échanges, ses marchés, son ravitaillement, aux pays les plus divers et souvent les plus lointains, elle est industrielle et commerçante et très peu agricole.
Elle a, dans tout son travail, des habitudes et des traditions très marquées, très originales. Par exemple, elle se nourrit de denrées achetées à bon marché dans les deux Amériques et dans les anciens dominions, tout en donnant des subventions considérables aux agriculteurs anglais. Ce moyen-là est incompatible avec le système que les Six ont établi pour eux-mêmes, et qui consiste à faire un tout avec les produits agricoles de toute la Communauté, à interdire qu'on ne les subventionne, à organiser leur consommation entre tous les participants et à imposer à chacun d'eux de verser à la Communauté toute l'économie qu'ils feraient en faisant venir du dehors des aliments au lieu de manger ce qu'offre le Marché commun.
La question est de savoir si la Grande-Bretagne peut se placer avec le continent et, comme lui, à l'intérieur d'un tarif qui soit véritablement commun, renoncer à toute préférence à l'égard du Commonwealth, cesser de prétendre que son agriculture soit privilégiée, et encore tenir pour caducs les engagements qu'elle a pris avec les pays qui faisaient partie ou qui font partie de sa zone de libre-échange.
Puis le général de Gaulle évoque les problèmes de la Communauté élargie : ce serait « un autre -Marché commun » à onze, puis à treize, puis peut-être à dix-huit, qui ne ressemblerait plus à celui qu'ont bâti les Six. Cette Communauté trop vaste verrait bientôt se poser le problème de ses relations avec les États-Unis et les autres Étais tiers. Il apparaîtrait une Communauté atlantique colossale, sous dépendance et direction américaines, et qui aurait tôt fait d'absorber la Communauté de l'Europe.
Il est possible qu'un jour l'Angleterre parvienne à se transformer elle-même suffisamment pour faire partie de la Communauté européenne sans restrictions, sans réserves et de préférence à quoi que ce soit, et dans ce cas là les Six lui ouvriraient la porte et la France ne ferait pas d'obstacle, bien qu'évidemment la simple participation de l'Angleterre à la Communauté changerait considérablement sa nature et son volume. Il est possible aussi que l'Angleterre n'y soit pas encore disposée, et c'est bien là ce qui paraît résulter des longues, si longues conversations de Bruxelles.
Puis le Général rappelle le rôle que joua l'Angleterre dans 1e moment le plus dramatique et le plus décisif de la Seconde Guerre mondiale, lorsque le destin du monde libre d'abord., le nôtre et même celui des Etats-Unis et celui de la Russie ont dépendu dans une large mesure de la. résolution, de la solidité, du courage du peuple anglais. Et il laisse prévoir, si les négociations de Bruxelles ne devaient pas actuellement aboutir, un accord d'association de manière à sauvegarder les échanges, tandis que se développerait la coopération scientifique, technique et industrielle entre les deux pays qui venaient de décider de construire ensemble l'avion supersonique « Concorde ».
Une autre part importante de la conférence de presse, et qui explique en partie celle sur la Grande-Bretagne, était consacrée à l'accord nucléaire des Bahamas, conclu en décembre entre le président des États-Unis et Harold Macmillan. Le Général taxe sévèrement cet accord : il s'agit de constituer une force atomique dite multilatérale dans laquelle l'Angleterre verse les moyens qu'elle a et ceux qu'elle aura et où les Américains placent quelques-uns des leurs... Quant à la masse des moyens nucléaires américains, elle demeure au dehors de la force multilatérale et sous les ordres directs des Étais- Unis.
Enfin, la conférence étant donnée très peu de temps avant la visite du chancelier Adeuauer à Paris, le président de la République annonça que cette réunion permettrait d'organiser la coopération entre les deux pays mieux qu'elle ne l'était déjà, mais sans rien qui ressemble à une communauté exclusive. Les deux pays s'engageaient à faire partie. intégrante de l'Europe telle qu'on l'a bâtie à partir du traité de Rome.
Cette conférence de presse suscita immédiatement dans tous les milieux une énorme inquiétude. Le non à John Kennedy qui lui avait proposé d'adhérer à l'accord des Bahamas et celui à M. Macmillan bouleversaient des perspectives politiques.
Les commentateurs restaient cependant assez désemparés devant l'exercice de haute voltige politico-historique que l'on baptise conférence de presse sous la cinquième République, et dans laquelle, selon Raymond Aron, l'orateur survole la planète, rappelle le passé et jette des rayons de lumière sur l'avenir, distribue blâmes et éloges aux uns et aux autres, couvre de mépris ses adversaires et ne dissimule pas la satisfaction que lui inspire la France qu'il façonne... La portée exacte des propos demeure incertaine. L'objectif visé dans l'immédiat n'est pas toujours visible, les intentions à long terme sont soigneusement maintenues dans une équivoque enveloppée de mystère...
Orage à Bruxelles.
Une conférence de presse n'est pas un acte diplomatique. Que se passait-il à Bruxelles, où les passions étaient vives?
Les ministres étaient réunis pour la première des
séances prévues pour la seconde quinzaine de janvier. Elles devaient, dans l'intention de leurs promoteurs, permettre d'arriver, à la fin de janvier ou au début de février, à un marchandage d'ensemble sur les problèmes qui restaient pendants avec la Grande-Bretagne. C'est en séance qu’Edward IIeath eut connaissance du texte de la déclaration du Général. Des témoins affirmèrent qu'il en blêmit. Non sans raison.
Toute la nuit qui suivit, on discuta du prix des oeufs en Grande-Bretagne et dans le Marché commun, et quel il serait si l'on appliquait le système proposé par les Six, enfin pour mettre au point non pas des conclusions mais un exposé valable des arguments pour et contre cette formule. La négociation continuait et, dans des milieux proches de la délégation française, on pensait que le général de Gaulle ne songeait pas à rompre les pourparlers, mais les avait seulement replacés dans leur contexte. Certains s'attendaient à voir le Général dresser un constat d'échec de la négociation et l'avaient trouvé modéré. Du côté de la Commission, on pensait que le président de la République française avait parlé un peu comme si la négociation n'avait abouti à aucun résultat et qu'il serait peut-être possible de le détromper.
Mais, dans les couloirs, les journalistes anglais serraient les dents. Rappelez-vous, disait l'un d'eux, que nous avons réélu les conservateurs au lendemain de Suez... Pierre-Henri Spaak déclarait :
- Nous sommes résolus à continuer les négociations avec la volonté de réussir et nous ne pourrions être d'accord avec une politique d'intransigeance qui conduirait à la rupture.
Le ministre allemand des Affaires étrangères, M. Schroeder, se déclarait convaincu que, pour des raisons politiques et économiques, l'Angleterre devait être membre de la Communauté et citait l'article 237 du traité : La Communauté est ouverte â tous les pays européens.
Le débat entre ministres continuait sur le prix de l'orge mais déjà, dans les couloirs, certains délégués français demandaient avec humour si tout n'était pas déjà terminé et si l'on n'en était pas, comme à l'Opéra, au moment où la jolie héroïne vient de succomber, et où l’on danse encore un moment pour savoir qui sortira avec le plus de grâce.
Au dîner, chez M. Spaak, dans une atmosphère glaciale, M. Couve de Murville avait demandé à différents ministres de les voir personnellement pour savoir quel sens avait pour eux la poursuite de la négociation après la déclaration du général de Gaulle, alors que lui-même avait l'impression de perdre son temps.
Le lendemain, M. Mansholt expédia en un quart d'heure le compte rendu de l'énorme travail qu'il avait fourni pour préparer la solution des problèmes agricoles. Dans la soirée du 17, on apprenait que les Français avaient demandé un ajournement de la conférence, qu'une très vive discussion avait suivi, qu'à la faveur d'une suspension de séance, M. Fayat, ministre adjoint belge des Affaires étrangères, qui présidait, avait été autorisé à mettre les Anglais au courant de certaines choses. Les cinq partenaires de la France s'opposaient à ce qu'elle proposait.
- Y a-t-il de l'espoir? demandait-on à M. Spaak.
- Oui, répondit-il, on ne peut pas laisser tomber la négociation comme cela.
Tandis que le vol du Manneken-Pis par des étudiants, met une note burlesque dans cette atmosphère tendue, les journalistes affluent du monde entier. La grande foule des enterrements, dit l'un d'eux.
M. Couve de blurville avait des instructions fermes. Il les avait reçues au Conseil des ministres du mercredi 16 janvier. Le général de Gaulle, en allusion au remous provoqué par sa conférence de presse, y déclarait : Dans le monde d'aujourd'hui, une sorte de convention universelle veut que l'on se méfie des réalités, qu'elles n'apparaissent pas, mais soient soigneusement dissimulées. Si quelqu'un dit : L'Angleterre est une île, personne n'en revient. Si l'on dit : L'0. T. A. N. est placé sous commandement américain, on crie au scandale.
Tout ce qu'il fut possible d'obtenir, après examen de différentes formules, fut un report à dizaine. On se retrouverait le 28 janvier pour décider si l'on continuait à négocier. La France choisit de s'abstenir d'ici là de participer aux travaux d'experts. M. Couve de Murville s'efforçait d'obtenir la rupture comme un chirurgien qui veut éviter d'envenimer la plaie, mais qui continue son travail froidement, calmement, sans se laisser fléchir.
Entre-temps, les positions se précisaient. Le 21 janvier, devant la section conservatrice de Liverpool, M. Macmillan répondit au général de Gaulle. Il lui rappela que le mouvement européen avait été fondé par un Anglais, Sir Winston Churchill. Il souligna que la France a pu conserver des liens spéciaux avec ses anciens territoires et que la Grande-Bretagne pourrait également être européenne sans être déloyale envers le Commonwealth. Des solutions avaient déjà été obtenues à Bruxelles pour un grand nombre de problèmes. La longueur des négociations était depuis longtemps tenue pour inévitable.
- Lorsque nous avons présenté notre demande en vue d'entamer des négociations avec la Communauté économique européenne, dans le dessein d'y adhérer, ajouta-t-il, cette demande a été acceptée par l'ensemble des six pays, y compris naturellement la France. Aucune objection n'a été soulevée indiquant que notre admission déséquilibrerait cette Communauté.
Pour les cinq partenaires de la France, c'est le Dr Schroeder, ministre allemand des Affaires étrangères, qui mène la contre-attaque. Les questions européennes sont pour lui très importantes, moins cependant que les affaires de Berlin et des deux Allemagnes.
Dans l'affaire anglaise, il entendait agir pour adoucir la rigueur des positions françaises et hâter l'entrée de la Grande-Bretagne. Il n'était pas d'accord avec son compatriote, Walter Hallstein, Président de la Commission européenne, qu'il accusait volontiers d'être trop proche de la France et d'adopter, dans le programme de travail pour la seconde étape, des méthodes de planification dont on ne voulait pas en Allemagne.
Mais la décision brusque du général de Gaulle l’a piqué au vif. Il entend ne pas se laisser mener.
Entre-temps, l'accord franco-allemand signé le 22 janvier vint aggraver les réactions hostiles de plusieurs pays. En effet, il organise des consultations périodiques entre chefs d'Etat et de gouvernement sur la défense, l'économie et la culture. Le chancelier Adenauer et le général de Gaulle y apparaissent comme voulant faire bande à part et soumettre les pays moins importants à un directoire franco-allemand.
C'est dans une atmosphère très tendue que se retrouvent, le 2$ janvier, en face de trois ministres anglais, MM. Heath, Sandys et Soames, les ministres des Affaires étrangères de Belgique, M. Spaak, assisté de M. Fayat ; d'Allemagne, le Dr Schroeder, assisté du secrétaire d' Etat M. Lahr ; de France : M. Couve de Murville, assisté de M. Pisani, ministre de l’agriculture ; d'Italie, M. Piccioni, assisté de MM. Colombo et Rumor ; du Luxembourg, M. Schaus ; des Pays-Bas, M. Luns, assisté de MM. de Pous et Van Houten.
La discussion fut lente, pénible. Il était question de confier à la Commission du Marché commun mandat d'établir un rapport. Sur quoi porterait-il ? Pour les cinq, ce rapport serait un élément de la négociation et chercherait des solutions. Les Français voulaient bien un rapport établissant le bilan du passé mais ne voulaient pas continuer à négocier. Ils eurent finalement gain de cause car il était évident que les cinq n'avaient aucun levier pour imposer leur point de vue, que la négociation prévue par le traité était une négociation à l'unanimité, donc dans laquelle le droit de veto existait. La France avait usé de procédés irritants. Elle n'en avait pas moins le moyen d'imposer la rupture.
Une dernière fois, M. Couve de Murville prit la parole:
La responsabilité que nous avons prise, dit-il, c'est d'avoir constaté que la négociation tournait dans le vide depuis le mois d'octobre et d'avoir dit qu'il était préférable de regarder les choses en face... Dans l'état actuel des choses, la GrandeBretagne n'est pas encore en état d'accepter les disciplines du traité et notamment celles de la politique agricole. Je dis «la politique commune » et non pas « une politique agricole commune », comme l'avait dit M. Macmillan à Liverpool.
La France aurait accepté de confier à la Commission mandat de faire rapport sur les conséquences qu'aurait, sur le fonctionnement et le développement de la Communauté, l'adhésion ou l'association d'autres États.
Ce texte pourrait étudier quel intérêt s'attacherait à parachever l'élaboration de la politique du Marché commun dans certains domaines, afin d'éviter d'accueillir de nouveaux membres dans un club inachevé. Mais l'accord ne put se faire sur ce thème.
Lorsque la Grande-Bretagne aura la possibilité d'accepter toutes les dispositions du traité de Rome, rien ne pourra l'empêcher d'entrer dans le Marché commun, ajouta-t-il. Mais c'est à elle et non à nous que la charge de la preuve incombe.
En réponse M. Heath rappela l'importance des problèmes déjà résolus, notamment dans le domaine du Commonwealth et celui de la politique agricole commune.
Et il citait le discours prononcé par M. Couve de Murville devant l'assemblée consultative du Conseil de l'Europe, le 2 mars 1962 : Nos collègues des Six ainsi que nous-mêmes, nous avons toujours dit que le Marché commun était et resterait ouvert à tout autre pays européen désireux d'y adhérer.
Et E. Heath conclut en disant : Nous n'allons pas tourner le, dos à l'Europe, mais nous continuerons â travailler avec tous nos amis pour l'unité et la puissance véritable de ce continent.
Les bilans.
La rupture n'en fut pas moins acquise. Vint le temps des bilans. Qu'allaient-ils montrer ? que beaucoup de progrès avaient été réalisés mais que beaucoup de problèmes restaient pendants, de sorte que chacun y trouva son compte.
Le meilleur des bilans, sans doute, fut dressé par M. Hallstein devant le Parlement européen, le 5 février 1963.
Il est impossible, affirmait-il, de considérer que les négociations avaient pratiquement échoué au moment de leur interruption ou de dire qu'il s'était avéré qu'elles ne pouvaient réussir...
Le 11 février, aux Communes, M. Macmillan voulut reprendre en main son Parlement. Il montra les résultats positifs et les avantages qu'avait laissé espérer, pour les pays asiatiques et d'autres membres du Commonwealth, la longue négociation avec le Marché commun.
J'estime qu'il nous faut conserver intact dans nos coeurs ce qui fut une grande vision d'avenir, déclarait-il.
On venait d'apprendre que le voyage de la princesse Margaret et de son mari à Paris venait d'être annulé parce qu'il aurait forcément revêtu un caractère semi-officiel. La disproportion entre le problème posé par la rupture des négociations et cette riposte suscita des rires au Palais de Westminster, tandis qu'un conservateur rendait un vibrant hommage au président de Gaulle au milieu, disent certains commentateurs, de l'approbation générale. L'insolence paie-t-elle en politique? C'est un beau sujet de débat.
Tels sont les faits. Choisissant le moment où le dialogue entre Londres et la Communauté européenne, engagé sous des formes diverses depuis dix-huit mois, piétinait, le général de Gaulle décidant seul, sans en avoir délibéré
ni avec ses partenaires, ni avec personne en France, a annoncé de la façon la moins protocolaire qui soit sa décision d'écarter la Grande-Bretagne de la Communauté.
L'indignation suscitée dans toute l'Europe et dans une large partie du monde par cet acte unilatéral n’y a rien changé. Nous devons maintenant nous interrorroger sur les motifs de ce geste avant d'en rechercher les cunséquences.
Pouquoi le général de Gaulle a-t-il agi ainsi?
Sommes-nous, nous autres Anglo-Saxons, des pestiférés pour être tenus à l'écart de l'Europe? demandait, dans les couloirs de la Conférence de Bruxelles, une journaliste anglaise qui avait oeuvré pour la cause européenne. Pourquoi de Gaulle a-t-il fait cela? Vengeance personnelle ou désir d'hégémonie ?
Ne faut-il pas chercher d'autres motifs? Deux éléments de réponse :
- Ce que nous savons de l'évolution de la pensée du général de Gaulle et de ceux qui ont pu le convaincre ;
- Les attitudes britanniques qui ont pu l'influencer.
Faits et témoignages.
Lorsqu'en août 1962, alors qu'on espérait conclure l'essentiel, la négociation anglaise fut suspendue à la suite d'une demande française d'engagement précis sur le règlement financier agricole, certains journaux britanniques suggérèrent que le général de Gaulle avait donné consigne de tout bloquer. Dans une interview télévisée, M. Heath le nia.
Le général de Gaulle avait dit un jour en privé que l'Europe qu'il préférait était celle des Six, mais il avait ajouté que l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun répondait aux voeux de ses partenaires et qu'il ne s'y opposerait pas.
Dans la négociation avec la Grande-Bretagne, la France, qui se fait une haute idée des exigences d'une communauté, fut souvent réticente, mais toujours coopérative et la plus fidèle alliée de la Commission.
Que voulait-elle? Le 13 juin 1962, au Palais-Bourbon, M. Couve de DMurville la précisa officiellement. Tout État européen a vocation de devenir membre de la Communauté. Deux guerres et des liens anciens ont uni France et Grande-Bretagne de trop près pour qu'une attitude négative fût concevable. Mais tout candidat doit accepter, sous réserve de délais d'adaptation raisonnables, le traité de Reine sans prétendre à un régime spécial. Cela suppose, pour l'avenir du Commonwealth, des décisions graves.
Nous ne pourrons, nous, Français, qu'accueillir lu Grande-Bretagne avec amitié si elle choisit la Voie, pour elle difficile et courageuse, qui conduit d l'Europe.
La plupart des commentateurs, et entre autres, Joseph Alsop au rctour d'un voyage en Europe, tiennent alors pour probable l'entrée de la GrandeBretagne, sauf surprise parlementaire à Westminster. Un veto de la France seule paraît exclu.
Dans l'entouragc du général de Gaulle, on s'interroge pourtant. En août 1962, une feuille confidentielle, le Télégramme économique, faisait écho à une conversation significative. Un personnage bien placé y estimait qu'une fois entré dans le Marché comrnun le Royaume-Uni pourrait rattraper 1a plupart des concessions qui lui auraient été arrachées. Il lui donncrait alors forcément une orientation atlantique, au lieu d'une indépendance suffisante pour organiser le rapprochement Est-Ouest. Ce serait pour le président de la République un échec diplomatique majeur.
En novembre, devant des élèves diplomates, E. Pisani évoquait le pour et le contre d'une entrée de la Graude-Bretagne.
Pour : On ne condamne pas sa porte à une grande dame, sans laquelle l'Europe ne serait pas l'Europe, qui pourrait, si elle n'entrait pas, aller appuyer un autre système et, si elle entrait, renforcer la Communauté.
Mais contre : L'Europe des Six, grandie, ne perdrait-elle pas, en changeant profondément, une part de son dynamisme ? Une taille monstrueuse ne la condamnerait-elle pas à périr ? pour la culture à laquelle les Français sont très attachés, ne serait-ce pas un recul d'influence : langue, logique dans laquelle les principes ont quelque valeur... Rien n'est simple.
Les milieux patronaux français ont été réticents. Dès 1959, Robert Lemaignen, un grand patron qui fut membre de la première Commission, doutait fort que la Grande-Bretagne acceptât, en 1970, de voir ses traités de commerce et sa politique du sterling réglés par un organisme dans lequel elle aurait deux voix sur onze. A l'automne 1962, Georges Villiers, président du patronat français, s'inquiétait de voir la presse regarder d'un ceil plutôt favorable le proet d'adhésion anglaise.
Et le général de Gaulle lui-même? La France qu'il dirige a été un très ferme soutien pour la Commission européenne, interprète du traité de Rome. II n'aime pas la prétention des « technocrates », qui veulent être une autorité politique indépendante. Il a compris que, poser les problèmes à l'échelle européenne, c'est gagner en influence.
Garde-t-il un ressentiment lointain? Nous devons reconnaître que de Gaulle a été traité outrageusement pendant la guerre, écrivit Lord Altrincham dans le Guardian, au lendemain de la rupture.
Depuis des années, qu'il s'agisse de R. Maudling ou d’ E. Heath, les Anglais ont joué constamment des cinq contre la France. Ils ont méconnu le caractère d'une négociation à l'unanimité. Ils ont pris un risque d'autant plus grand qu'alors en Europe nul autre que le général de Gaulle n'est sûr d'être encore au pouvoir deux ans plus tard, sûr de son corps électoral.
Quelle a été l'influence de la Conférence des Bahamas ? On a dit que lors de leur rencontre à Rambouillet, le général de Gaulle avait laissé prévoir l'échec à M. Macmillan, ce qui aurait précipité l'accord de celui-ci avec M. Kennedy.
Choc en retour, cet accord précipita la rupture. Aux Bahamas, l'Angleterre a abattu ses cartes... en acceptant de faire dépendre en quasi totalité sa politique de défense des États- Unis, lit-on dans le numéro 20 du bulletin mensuel de l'Union paneuropéenne qui reflète souvent l'opinion des Européens gaullistes. Il ajoute qu'il valait mieux, pour la Grande-Bretagne comme pour le Marché commun, pratiquer la chirurgie qu'une médecine lente.
Comment, demandait Raymond Aron, baptiser de général de Gaulle anti-anglais sous le seul prétexte qu'il partage peut-être les espoirs de Lord Attlee ?
De Gaulle a-t-il agi par dépit après le refus par les autres pays du Marché commun, en avril 1962, de son projet d'union politique ? II est certain que le traité avec l'Allemagne, signé en janvier 1962, reprend presque point par point le projet intitulé plan Fouchet, mais le reprend à deux. Il répond aussi à une très vieille idée du Général. Dès septembre 1949, à Bordeaux, il disait déjà: L'homme de bon sens voit les Allemands là où ils sont, c'est-à-dire au centre de notre continent. Il les voit tels qu'ils sont, c'est-à-dire nombreux, disciplinés, dynamiques, dotés par la nature et par leur travail d'un très grand potentiel économique, largement pourvus de charbon, équipés pour la grande production malgré les ruines et démantèlements, aptes à s'élever jusqu'au sommet de la pensée, de la science, de l'art, dès lors qu'ils cessent d'être dévoyés par la rage des conquêtes. Il voit aussi l'Europe amputée par la domination soviétique d'une part très vaste et très précieuse d'elle-même. Il voit encore l'Angleterre s'éloigner, attirée par la masse d'outre-Atlantique. Il en conclut que l'unité de l'Europe doit, si possible et malgré tout, incorporer les Allemands.
Quoi qu'il en soit, ce thème de l'union politique de l'Europe est revenu bien souvent dans les textes du Général ou de M. Couve de Murvilie. Dans le fait de n'avoir pas consulté ses cinq partenaires avant de prendre sa décision, il y a peut-être, chez le général de Gaulle, le dépit d'avoir vu repousser son idée.
Une savante équivoque règne souvent sur la pensée et les décisions du général de Gaulle. Elle ne nous permet pas de savoir de façon indiscutable ce qu'il a voulu, ce qui s'est révélé, nous allons le voir, lourd de conséquences. De quel poids a pesé une certaine idée de la France ? un rêve d'hégémonie politique et culturelle ? le désir d'être plus autonome vis-à-vis des États-Unis? l'espoir d'un accord entre l'Est et l'Ouest? le fait qu'il considère qu'aux Bahamas la Grande-Bretagne a choisi l'Amérique? l'intérêt de l'Europe et la crainte que la Grande-Bretagne ne démolisse l'oeuvre déjà réalisée? tout cela à la fois, peut-être, ou bien d'autres raisons encore...
On ne peut dire avec certitude si l'échec fut un bien ou un mal. Ce qui est certain, c'est que la façon brutale et méprisante dont le général de Gaulle a mené cette affaire fut lourde de conséquences que nous allons évoquer.
LES CONSÉQUENCES
Comme un pavé dans une mare, la décision française suscita des remous précis et intenses d'abord, puis de plus en plus larges, et de plus en plus flous.
Ce fut d'abord un énorme gaspillage d'argent et de temps évalué, rien que pour les Anglais, à 235 000 livres. Tous les pays d'Europe et beaucoup d'autres y ont sacrifié beaucoup d'efforts qui eussent pu être mieux employés.
Irritation aussi des petits États, contraints de modifier leur politique étrangère sans avoir été consultés. Ce sont des méthodes humiliantes, disait M. Spaak.
Des représailles étaient-elles possibles ? On en citait quatre : bloquer tout progrès vers la politique agricole, vers la coopération avec l'outre-mer, vers l'Europe politique, vers des solutions plus communautaires. La France n'était demanderesse que pour les deux premiers points.
Tout cela fut bloqué quelques mois, et la ratification de l'accord avec les pays d'outre-rner s'en trouva longuement reportée ; nous y reviendrons.
Les jeunes États d'Afrique furent d'autant plus amers de se sentir encore l'enjeu des querelles des grandes puissances qu'ils étaient obligés de se défendre contre le grief de se prêter à une nouvelle forme de colonialisme.
La politique agricole était menacée, d'autant plus que M. Mansholt, qui l'avait conçue, était, comme les cinq, très amer contre le général de Gaulle. Mais abandonner la politique agricole, c'était aussi renoncer à l'espoir d'une liberté plus grande du commerce international, à un succès des propositions de M. Kennedy sur l'abaissement mondial des droits de douane. Les Allemands y tenaient.
C'est d'eux qu'en avril 1963 viendra l'initiative de la relance.
L'échec de la candidature britannique a certainement contribué au remplacement du gouvernement conservateur par celui des travaillistes de M Wilson, le 15 octobre 1964.
La zone de libre-échange, moribonde pendant les négociations, a repris vie.
Sur la politique mondiale, la portée du geste de rupture est immense. L'un de ceux qui furent les plus constants partisans de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, Jean Monnet, recevant le « Prix de la Liberté », le 23 janvier 1963, en pleine crise, déclarait: A mon avis, les pires ennemis de la liberté ont été et sont toujours l'esprit de domination et sa conséquence, la menace de guerre... Il est plus qu'important, il est indispensable que la Grande-Bretagne se joigne à notre Communauté européenne dans les mêmes conditions que les Six.
La Grande-Bretagne est-elle pour toujours à la porte de l'Europe ?
- Nous n'avons jamais dit, affirmait, le 5 février 1963, Georges Pompidou, Premier ministre français, que la porte du Marché commun était fermée à l'Angleterre. Au contraire, nous croyons encore qu'elle y entrera. Mais elle ne doit y entrer qu'aux conditions du Marché commun et du traité de Rome. Mais il ne semble pas qu'aucun gouvernemeut britannique puisse désormais poser une candidature comparable à celle qu'avait posée H. Macmillan. L'entrée dans le Marché commun de la Grande-Bretagne risque d'être ajournée pour assez longtemps. Et ce fait modifie profondément la perspective de l'Europe.
On ne peut dire avec certitude si l'échec des pourparlers de Bruxelles fut un bien ou un mal. Il est un tournant dans l'histoire du monde ou plutôt le refus d'un tournant qu'avait amorcé la demande de M. Macmillan en juillet 1961. La façon brutale dont le général de Gaulle a mené cette affaire a beaucoup pesé sur la confiance entre partenaires. Il pouvait agir et prendre ses responsabilités sans heurter de front ceux qui travaillent fidèlement avec la France, sans compromettre durablement la confiance entre partenaires. Il pouvait amputer sans saccager.
L'Angleterre entrera-t-elle un jour? Comment évolueront les rapports entre le Marché commun et la zone de libre-échange ? Nul ne le sait.
L'Histoire, qui a si souvent souri à ceux qui savent attendre, assène parfois de sanglantes leçons à ceux qui attendent trop. Mais son dernier mot n'est jamais dit.
CANDIDATS A L'ADHÉSION
La petite Europe a-t-elle intérêt à grandir vite ou doit elle attendre d'avoir affermi ses muscles?
La question s'est d'abord posée pour la Grande-Bretagne. Dès qu'elle eut été candidate, d'autres pays firent connaître leur désir d'adhérer eux aussi à la Communauté. La Grèce et la Turquie, sur lesquelles nous reviendrons, les avaient devancés, mais il s'agissait de pays qui parurent lointains et d'un autre niveau économique que celui des Six, pour lequel il fut très vite question non pas d'adhésion mais d'association.
Le Danemark, la Norvège et l'Irlande ont poussé fort loin les préparatifs de leur entrée dans la Communauté. Comment eussent-ils pu s'y intégrer ? Quels problèmes furent soulevés alors?
Arbitraire et passionnante, la recherche du pourquoi des frontières oblige à sonder l'âme des peuples. Le Marché commun est peut-être, comme on le dit, le club des pays vaincus et occupés ; on peut sommairement parler des pays de la mer pour évoquer d'un trait dominant la zone de libre-échange. Chaque groupe a une sorte d'unité, de logique interne. Mais tout nouveau membre en modifie le centre de gravité. Les attraits ne sont pas les mêmes pour tous. Voyons donc ce qu'ils furent pour le Danemark, la Suède, et ce qu'ils restent pour l'Irlande.
UN BON CANDIDAT : LE DANEMARK
Le Danemark est un pays de rêve. La petite sirène et les contes d'Andersen, Elseneur et ses fantômes, les tables garnies, plantureuses, les repas infinis et la féerie nocturne des jardins de Tivoli captivent et charment.
Mais le Danemark moderne est avant tout un pays sérieux. Il n'est riche ni de terres ni de matières premières, mais il a su porter très haut, grâce à une instruction des adultes développée dès la fin du xrxe siècle, le savoirfaire de ses habitants. La vraie source de la richesse, c'est la valeur des hommes. Ce petit pays riche d'histoire en est la preuve.
Escorté des îles Féroé et de l’immense Groenland, le Danemark a été le premier, après le Royaume-Uni, à exposer à Bruxelles, devant les ministres du Marché commun, les raisons de sa demande et les nuances qu'il y apportait.
Le 26 octobre 1961,1%7. .Jens Qtto Krag, ministre danois des Affaires étrangères, présentait la candidature de son pays. Il avait le sentiment de franchir un pas historique. C'était pour lui la suite logique de quinze ans de coopération européenne à l’O.E.C.E.
Il demandait part entière dans la Communauté, force dynamique de l'intégration européenne. Il disait son admiration pour la croissance de son économie, de son commerce, de ses investissements. Il en acceptait du fond du coeur et sans réserves les objectifs économiques et politiques, tels qu'ils étaient définis dans la déclaration de Bonn du 18 juillet 1961, c'est-à-dire l'Europe telle que pouvait l'accepter le général de Gaulle.
Quelques accommodements...
Bien sûr, il demandait quelques accommodements, car son pays souffrait d'un déficit chronique dela balance des paiements qu'il attribuait à la politique agricole trop restrictive du reste du monde. Aussi, en maintenant leur tarif douanier au niveau le plus bas, les Danois avaientils contingenté l'importation. Bien sûr, ils voulaient bien libérer, en entrant dans la Communauté, 85 à 90 % de ce qu'ils importaient et souhaitaient des délais pour le reste. Il pouvait, disaient-ils, être dangereux, pour des industries très neuves, de supprimer d'un seul coup le contingentement en abaissant de moitié le tarif douanier. Le régime que demandait M. Krag pour ses produits était d'ailleurs modeste et raisonnable.
Politique extérieure, pas de difficultés. A quelques retouches près peut-être, le tarif extérieur commun convenait aux Danois, qui souhaitaient cependant que la réduction de 20 % qu'on négociait alors au G.A.T.T. pût être réalisée, ce qui arriva d'ailleurs.
Les Danois étaient inquiets pour le marché nordique de la main-d'oeuvre, qu'ils avaient formé avec la Suède, la Norvège et la Finlande, et se demandaient ce qu'il en adviendrait si toute la Scandinavie n'entrait pas au Marché commun. On savait, dès ce moment, peu probable que la Suède fût candidate.
Le régime communautaire de la Sécurité sociale des travailleurs migrants cadrait mal avec les lois du Danemark. Son gouvernement restait neutre dans les questions de salaires et ne pouvait imposer l'égalité de traitement entre ceux des hommes et ceux des fenunes â travail égal. Il voulait conserver quelque liberté de mouvement en matière de capitaux flottants pendant la période transitoire en attendant que les politiques économiques fussent harmonisées.
M. Krag s'inquiétait encore pour les exportations de son agriculture, malgré ce qu'avait encore d'incertain la politique agricole des Six, qui ne fut fixée que plus tard. Pour ses pêcheurs, pour les îles Féroé et le Groenland, il demanda certains aménagements, plaida pour la Finlande, associée de la zone de libre-échange. Pour le reste du monde, il souhaitait une politique libérale.
Les Danois demandaient enfin, assez timidement, de n'être pas considérés tout à fait, pour les produits agricoles, comme des étrangers à la Communauté, pendant la période de négociations. C'était difficile et ils ne l'obtinrent pas. M. Krag réussit pleinement à prouver que son pays avait compris l'esprit de la Communauté, qu'il en acceptait tout l'essentiel. Il méritait le meilleur accueil et c'est en effet celui qu'il reçut. Son pays pouvait supporter immédiatement la concurrence européenne. Le plus gros ennui peut-être était la peur, de longue date enracinée au Danemark, d'une colonisation par les capitaux allemands. Elle faisait hésiter devant la liberté des transactions financières.
Bien que le détail en soit resté confidentiel, on a su que les négociations avec le Danemark avaient été menées fort loin. On n'attendait pour les conclure que l'entrée de la Grande-Bretagne. Elle fut remise à Dieu sait quand.
- Des négociations isolées pour une entrée du Danemark dans la Communauté économique européenne seraient sans objet et nous ne les entreprendrons point, déclarait dans une conférence de presse M. Krag, le 31 janvier 1961.
Enfant terrible de la zone de libre-échange, parce que le marché allemand était pour son agriculture aussi essentiel que le marché anglais, le Danemark eût été ravi de voir ses deux grands clients s'unir. Il fut déçu de les voir diverger.
Tirant de son agriculture 15 % de son revenu, mais exportant beaucoup de produits alimentaires industriellement préparés, le Danemark eût été, pour les agriculteurs français et hollandais, un concurrent très sérieux, de même que pour les chantiers navals de la Communauté. En revanche, sa population, au niveau de vie élevé, eût apporté aux producteurs européens un marché intéressant.
La Communauté eût accueilli volontiers ce petit pays plein de vitalité.
LES GRANDS ESPACES GLAC1ïS DE NORVEGE
La Norvège avait demandé son adhésion à la Communauté économique européenne peu de temps après la Grande-Bretagne. Il est intéressant de voir comment se sont posés les problèmes de l'intégration européenne vus non plus d'une île étroite et dense, mais des vastes territoires qui s'étendent fort loin au-delà du cercle polaire et qui comptent parmi les moins peuplés de l'Europe.
Après 1a demande anglaise, 1a Norvège prit le temps de réfléchir, engagea un débat approfondi, laissa discuter partis politiques, organisations professionnelles, syndicats et presse. Le résultat fut positif. Le 2 mai 2962, elle déposa une demande. L'exposé des problèmes norvégiens qui fut présenté en son nom devant le Conseil des ministres nous fait toucher du doigt ce qui préoccupait ce pays.
La Norvège est de beaucoup le plus septentrional des pays alors candidats à l'entrée dans la Communauté. économique européenne. Le tiers de son territoire national s'étend au nord du cercle polaire. Entre la frontière de l'Union soviétique et la côte sud de Norvège, à vol d'oiseau, la distance est la même que celle qui sépare Oslo de Naples. Ces espaces sont surtout des montagnes et des forêts. 4 % seulement de la superficie sont constitués de terres cultivables. Avec un territoire à peu près égal à celui de l'Italie, elle a moins de dix fois moins d'habitants : 3,6 millions. Par kilomètre carré, 11 habitants seulement. Encore sont-ils massés au sud, le reste s'éparpillant le long de la côte ou des cours d'eau, là où l'on peut pêcher et cultiver un peu.
La hantise des Norvégiens, c'est de voir définitivement dépérir ces régions comme des membres exsangues. Ils veulent assurer la continuité de l'habitat dans le grand Nord, donc sauvegarder et accroître les possibilités d'emploi de la main-d'oeuvre. Sans elles, comment maintenir le minimum d'équipement scolaire, social et d'infrastructure indispensable au maintien de la vie ?
Second souci majeur de la Norvège : accès aux grands marchés. Elle exporte 40 % de sa production de biens et services. Elles s'enorgueillit de sa marine marchande, la troisième du monde, grande pourvoyeuse en devises. 85 % de ce que les Norvégiens livrent à l'extérieur sont des produits industriels. Ils ont développé systématiquement leurs industries de transformation, qui mettent en valeur les richesses du pays : le poisson, les minerais, la houille blanche.
Autres soucis norvégiens, garder leur tradition socialiste, leur politique économique visant à placer le développement sous le contrôle de la collectivité. Maintenir les mesures fiscales financières de crédit qui ont accéléré l'économie et favorisé certaines des régions les moins gâtées du pays.
Mais ce socialisme fait bon ménage avec le libéralisme commercial. Comme beaucoup de petits pays tournés vers l'exportation, la Norvège a tout à gagner à une politique de bas tarifs de douane.
De ces quelques caractéristiques norvégiennes, quelles demandes ont découlé dans la perspective d'une entrée dans le Marché commun?
Pour l'agriculture et les pêcheries, qui assurent le gagne-pain d'un quart de la population norvégienne, une longue tradition a conduit à des lois qui renforcent le lien entre la ferme et la famille. Priorité dans l'achat des terres cultivables et forêts est réservée aux travailleurs actifs de la paysannerie. Les Norvégiens souhaitaient que ces règles ne fussent pas confondues avec celles qui, comportant une discrimination de nationa1ité, sont incompatibles avec le Marché commun.
Un climat rude, un cycle de végétation très court, une gamme de plantes cultivables restreinte, des terres très dispersées, un hiver long, de très petites propriétés agricoles combinées avec une occupation secondaire : pêche ou forêt, ont souvent conduit à des coûts de production élevés. Sans doute, le regroupement des exploitations en unités économiquement viables est commencé, mais le porte-parole norvégien n'en insistait pas moins sur la nécessité d'une politique agricole nuancée. Si l'on réduisait trop radicalement le nombre de tenures, il deviendrait impossible de maintenir une structure sociale avec écoles et voies de communications. Les parties du territoire national les plus proches de l'U.R.S.S., importantes stratégiquement, se dépeupleraient.
Le souvenir vivace de deux guerres incitait à demander le maintien d’une agriculture capable d’assurer un minimum de subsistance au pays dans les mauvais jours.
Quelques problèmes norvégiens encore : comme les Danois, ils craignent de voir les étrangers acquérir les ressources naturelles. Une législation en réserve l'exploitation aux Norvégiens, qu'il s'agisse de houille blanche, de forêts ou de mines. Pour entrer en Europe, ceux-ci étaient prêts à changer ces lois, quoiqu'ils aient été assez inquiets des conditions qui leur seraient imposées.
Sur un statut européen de la pêche, les Norvégiens ont des idées précises.
Leur pays a le taux d'investissement le plus élevé d'Europe. Pauvre en hommes, il a besoin de s'équiper d'industries qui exigent d'énormes capitaux. Les questions touchant la libre circulation de l'argent les préoccupent.
De même la politique régionale.
La Norvège avait mis beaucoup d'espoirs dans cette grande Europe qui devait, avec les États-Unis, représenter 90 % de la production et des échanges mondiaux. Sa marine y eût trouvé un champ d'action magnifique. Mais il n'est pas sûr que ce pays eût pu, surtout du point de vue agricole, s'adapter aux dures conditions de concurrence d'un Marché commun. Quand la négociation avec la Grande-Bretagne eut été rompue, la Norvège se tut.
LA CANDIDATURE PERSEVÉRANTE DE L'IRLANDE
Parmi les peuples qui voulurent adhérer au Marché commun, il n'en est pas dont le désir ait été plus ardent et plus tenace que celui du peuple irlandais.
A quels problèmes cherche-t-il la solution en Europe et quel rôle peut-il y jouer?
L'Irlande a beaucoup souffert. La guerre d'indépendance, en 1916, la paix de compromis de 1921, suivie d'une guerre civile, y ont laissé de profondes cicatrices et l'ont tenue longtemps éloignée de l'Europe. Le parti au pouvoir pendant cette histoire, dirigé par M. de Valera, est celui des hommes qui refusèrent le traité avec la Grande-Bretagne.
Si l'Irlande ne fait pas partie du Pacte atlantique, c'est quelle n'a pas voulu signer un traité qui garantissait la frontière anglaise en Irlande du Nord. C'est aussi ce qui explique qu'elle ait demandé, quand il fut question de la grande zone de libre-échange, le statut des peu développés, qu'elle se soit tenue à l'écart de la petite zone, qu'elle ait pratiqué longtemps une politique isolationniste et protectionniste.
L'autre problème de l'Irlande c'est quelle ne peut nourrir ses enfants. Elle a eu 8 millions d'habitants et n'en a plus que 4. Chaque année, 30 à 40 000 de ses jeunes vont chercher du travail ailleurs. Parfois glorieusement : le nom de Kennedy, si commun dans ce pays, est un symbole du dynamisme qu'ils déploient dans le monde, des Etats-Unis à la curie romaine, rayonnant leur foi : un catholicisme militant.
Mais une population qui souffre d'une telle hémorragie est déséquilibrée ; départ des plus dynamiques, proportion de célibataires énorme, mariages fort tardifs, cohabitation très fréquente : songez à tous les drames humains que de tels faits recouvrent.
Au moment où se signe le traité de Rome, M. de Valera est élu président de la République et laisse le gouvernement à son « bras droit», Sean Lemass. Quinze ans à l'insurrection, prisonnier, son jeune âge le sauve de la fusillade. Il a longuement dirigé des ministères économiques: le ravitaillement pendant toute la guerre (quelle référence!), l'industrie et le commerce. C'est un administrateur. Protectionniste, la crise de devises de 1953 l'a fait réfléchir. Lorsqu'il arrive au pouvoir, un but s'impose à lui : créer des emplois, et un moyen: le retour progressif à la liberté des échanges.
Un premier programme économique, en 1958, tient un langage austère : réformes profondes pour obtenir un taux d'expansion de 2 % l'an seulement. Les résultats passèrent l'attente. En trois ans, les exportations ont doublé. 22.000 emplois ont été créés, mais c'est 100.000 qu'il eût fallu...
Les Irlandais se sentent sûrs de pouvoir tenir leur rôle dans le jeu, brutal pour les faibles, du Marché cornmun. Ils promettent de n'être pas, à l'abri des clauses échappatoires, une gêne pour le progrès de tous. Leurs intérêts agricoles sont proches de ceux de la France, et leurs craintes, moindres que les siennes au seuil de la Communauté. Est-ce le même problème?
²L'entrée de la France dans le Marché commun fut accompagnée d'une dévaluation et d'une réforme monétaire qui ont eu plus d'influence immédiate sur l'économie française que le traité de Rome. Dès 1959, la France, malgré le marasme économique, manquait de main-d'oeuvre. L'Irlande garde un chômage relativement élevé : plus de 5 % de la population.
L'effacement des droits de douane fut pour les Six moins rapide qu'il ne le serait pour l'Irlande. Les industries qui emploient le plus de main-d`oeuvre y sont très protégées et il serait difficile de remplacer celles qui souffriraient trop. Les industries les plus modernes utilisent, en effet, beaucoup moins de personnes pour plus de capitaux.
Pour l'Irlande, le risque est certain.
Du point de vue économique, une association du type de celle de la Grèce ne serait-elle pas moins aventureuse ? Sans doute. Mais l'Irlande eût préféré risquer davantage et être présente dans les conseils où se prenaient les décisions sur la politique agricole. Elle a d'ailleurs de sérieux atouts :
- Elle constitne, d'ores et déjà, une sorte de Marché commun avec la Grande-Bretagne, dont l'industrie est puissante. Or, elle ne s'en plaint. pas.
- En cette période où l'expansion européenne tend à plafonner faute de main-d'oeuvre, tout le monde admet que le chômage est à la fois un fléau et une promesse, Le vêtement est trop grand, mais l'adolescent u'a pas fini de grandir : l'avenir est à lui.
- Enfin si, comme il est probable, l'Europe et les États-Unis réussissent à négocier des abaissements de droits de douane, l'Irlande sera magnifiquement située pour les filiales des compagnies européennes désireuses d'attaquer le marché américain et vice versa.
L' Irlande eût certainement trouvé sa place dans le Marché commun élargi. Elle répétait : notre candidature n'est pas conditionnelle. Même si la Grande-Bretagne reste à la porte, nous souhaitons entrer. Mais, sur ce point, l'unanimité n'existait plus au sein du pays. Le parti de l'opposition, animé par un avocat truculent et réaliste, M. Dillon, a toujours affirmé qu'il voterait contre une entrée dans le Marché commun si la Grande-Bretagne n'y était pas.
Après la rupture de janvier 1963, les négociations furent remises à plus tard. Mais le Premier ministre d'Irlande a continué à rappeler que l'Irlande est candidate. Le 20 septembre 1963, devant le comité irlandais de productivité, il affirmait : En rédigeant le second programme d'expansion économique, le Gouvernement a décidé de présumer que le pays allait être membre de la Communauté économique européenne avant 1970.
A la fin de novembre 1963, une rencontre était organisée entre représentants des Irlandais et ceux des ministres du Marché commun mais, dans les milieux informés, on n'espérait pas beaucoup voir aboutir l'affaire avant que ne soit repris le dossier de la Grande-Bretagne...
Pour les trois pays qui avaient demandé l'entrée à part entière dans le Marché commun, pour le Danemark, la Norvège et l'Irlande, l'échec des pourparlers avec la Grande-Bretagne fut douloureux. La grande Europe eût uni les deux grands marchés où les Danois placent leurs denrées. A la marine norvégienne, elle eût ouvert de vastes perspectives. L'Irlande y eût trouvé une position de pleine indépendance dans un groupe dynamique où elle eût pu mettre en valeur sa richesse en hommes.
Hélas! les petits sont souvent bousculés dans les jeux des grands. Ils ne peuvent qu'attendre leur tour de jouer. Tardera-t-il?
DES CANDIDATS DIFFICILES: LES NEUTRES
Les trois candidats que nous avons rencontrés acceptaient totalement, à quelques retouches près, le traité de Rome. Ceux dont nous allons évoquer le cas : la Suisse, l'Autriche et la Suède (à propos de laquelle il faut bien dire un mot de la Finlande, bien qu'elle n'ait jamais été candidate), sont des neutres. Option politique et qui n'a rien à voir avec l'économie, semble-t-il. La réalité est plus complexe. Nous le verrons après avoir évoqué les particularités de la position de ces pays.
LA SUISSE VEUT COOPÉRER
Regardez une carte. La Suisse est une presqu'île dans le Marché Commun. Rester hors de la Communauté est pour elle un paradoxe. Quelle a été son attitude en face de la Communauté naissante ? Comment eût-elle voulu s'y associer?
Ce pays de 4 millions d'habitants s'en est tenu à l'écart pour des raisons politiques. L'opinion publique suisse eut une curieuse réaction. Par la géographie et par sa vocation profonde, elle se sent profondément européenne. D'où peut-être ses sentiments assez agressifs en face d'une esquisse d'Europe bâtie selon des méthodes qu'elle approuve pour les autres, mais ne veut pas admettre pour elle-même
- Vous traitez nos concurrents allemands et italiens mieux que nous, disaient les hommes d'affaires suisses à leurs amis membres du Marché commun. C'est de la discrimination !
Pour un Français, le mot tombe à plat. Un mot en « tion » de plus, non des plus harmonieux. Mais, pour un Suisse, quelle charge explosive! Le comble de l'ingratitude, des mauvais procédés, de l'injustice criante...
Les vingt-huit thèses du professeur Ropke, de l'université de Genève, très hostile au Marché commun, avaient trouvé, dans la Confédération, beaucoup d'échos. On leur attribuait l'immense mérite de dire tout haut ce que beaucoup de Suisses pensent tout bas, surtout en Suisse allemande. Allemand, conseiller écouté des autorités de Bonn, il qualifiait le Marché commun de cartouche de dynamite.
Une enquête menée après un an de Marché commun ne montre pas que l'industrie suisse ait subi de graves dommages.
Par exemple, le marché de la montre suisse, exportant 97 % de ses produits, est vulnérable aux moindres tendances protectionnistes. Ce marché se divise par tiers : Europe, États-Unis et reste du monde. Marché commun et petite zone de libre-échange absorbent chacun un sixième. Les horlogers se plaignaient d'avoir perdu au Benelux. En revanche, disaient-ils, la France n'est pas un gros client et peut le devenir. Mais surtout, l'ouverture du marché anglais comme conséquence des accords de Stockholm nous intéresse beaucoup.
Du point de vue économique, il n'est nullement prouvé que la Suisse ait subi des dommages du fait du Marché commun. Son intérêt n'était pas moins de s'associer avec lui.
Que demanda la Suisse à la Communauté quand elle décida, sans hâte, d'y être associée? En son nom, M. Wahlen insista sur trois caractères, résultats de sa. diversité intérieure et bases de sa stabilité politique : elle est neutre, fédérale et régie par démocratie directe.
Pour conduire sa politique de neutralité, précise M. Wahlen, il est nécessaire que la Suisse puisse prendre elle-même les décisions déterminant sa politique commerciale vis-à-vis des pays tiers, en particulier qu'elle conserve de pouvoir de conclure des accords commerciaux et tarifaires.
Pour maintenir un potentiel alimentaire, elle désire rester en dehors de la politique agricole commune. Elle veut enfin pouvoir dénoncer l'accord.
La candidature suisse ne fut jamais discutée au fond. La rupture intervint trop tôt.
UN ACCORD AUTRICHE-MARCHE COMMUN
AUSSI DIFFICILE QU'INDISPENSABLE
Au printemps de 1962, le chancelier d'Autriche voyagea beaucoup pour essayer de persuader les Américains d'abord, puis les Français et les Russes, que l'Autriche devait trouver un accord avec le Marché commun, sous peine de chômage et de déclin.
En quoi l'union de l'Europe des Six pouvait-elle bien menacer l'emploi d'un Autrichien, d'un ouvrier métallurgate de la V.O.E.S.T,, par exemple?
S'il a déjà un certain âge, celui-ci est né sous le règne de François-Joseph, dans le plus grand empire du monde. Il a connu deux guerres, deux débâcles, les disputes intérieures, la dictature, l'Anschluss et l'occupation allemande, dix ans d'occupation russe... Il sait qu'en un pays aussi central, on ressent tous les contrecoups de la conjoncture internationale.
La V.O.E.S.T., puissante entreprise sidérurgique nationalisée, n'a pas souffert du Marché commun. Les commandes ont continué à affluer et le manque de main-d'oeuvre est devenu l'une des inquiétudes de l'Autriche contemporaine. Ses ingénieurs, avec ceux d'un autre groupe également nationalisé, ont mis au point une technique d'acier soufflé, le procédé L.D., qui a valu à l'entreprise des commandes spectaculaires.
Pourtant, les sidérurgistes autrichiens craignaient de se trouver handicapés si la conjoncture devenait moins bonne. Leur gros débouché, c'est l'Allemagne du Sud. Dans cette région, depuis 1953, depuis la Comrnunauté charbon-acier, les sidérurgistes des Six arrivent sans payer de droits de douane alors que les Au trichiears, eux, qui ne sont pas membres de la Communauté, payent 4 à 6 % de droits. La préférence joue contre eux.
La V.O.E.S.T., pour valoriser son acier brut, fabrique elle-même des tubes, des pièces de cargos, du matériel hydro-électrique ou pour l'irrigation. Les patrons autrichiens se plaignent d'ailleurs de voir que le secteur nationalisé (le quart de la production industrielle), spécialisé dans les industries de base, se mette à déborder vers le secteur libre, vers les industries de transformation.
Tant qu'il s'agissait de vendre du bois ou de l'acier brut qui constitue le gros des ventes autrichiennes, la question du Marché commun n'était pas très grave : les droits de douane ne jouent guère pour les matières premières. Mais pour les usines nationalisées ou privées qui transforment le métal, pour les papetiers et les bonnetiers autrichiens, la question d'un accord avec la Communauté économique européenne devenait vitale.
Comme tous les petits pays, l'Autriche achète beaucoup à l'extérieur et compte, en contrepartie, beaucoup sur les débouchés étrangers.
Parmi ses voisins, elle a trois démocraties populaires. Commerce actif avec la Pologne, qui fournit des porcs, des oeufs, des volailles appréciées, mais avec les autres pays de l'Est également, il faut acheter autant qu'on vend. Les importateurs scrutent donc ce qu'ils offrent pour y trouver des produits vendables en Autriche. Hélas! il y en a fort peu.
La Suisse devrait être un beau débouché, d'autant plus que, membre de la zone de libre-échange en même temps que l'Autriche, elle offre à celle-ci un régime privilégié. Les exportations, en effet, y ont augmenté, mais la Suisse est étroite. Quant aux autres pays de la zone, ils sont si lointains que les frais de transport font plus que détruire, pour les marchandises autrichiennes, l'avantage douanier. La zone de libre-échange n'est pas une solution pour l'Autriche.
Notre grand client, celui qui nous achète 55 % de ce que nous vendons, c'est le Marché commun, disent les Autrichiens, qui préfèrent cette formule générale à celle-ci, qui n'est pas moins vraie: leur seul grand débouché, c'est l'Allemagne.
Dans le Marché commun, tel que le prévoit le traité de Rome, à la longue, Français et Italiens devraient gagner, grâce à la préférence dont ils jouissent, une part des irremplaçables clients allemands de l'Autriche, faute desquels ce pays serait certainement voué, au moins dans les périodes un peu difficiles, au chômage et au déclin. Ce serait très grave pour l'Occident, car ce pays en est « la vitrine », au bord du Rideau de fer. Par la radio et la télévision, Hongrois, Tchécoslovaques, Polonais l'observent. Un accord entre l'Autriche et le Marché commun est indispensable.
Ce que demandait l'Autriche.
Le 28 juillet 1962, le ministre des Affaires étrangères d'Autriche présentait la déclaration traditionnelle au Conseil de ministres de la Communauté économique européenne.
Il évoquait la vitalité de son pays : 128 % de progrès pour le produit national brut, 201% pour la productivité industrielle, 236 % de plus d'exportations entre 1937 et 1961.
Hélas! le point de départ était bas, après la très dure crise des années 30. Par tête d'habitant,, le produit national autrichien, 850 dollars, est légèrement supérieur à celui de l'Italie, 650, et très inférieur à celui de la Grande-Bretagne, 1240, et de la France 1 275.
Aucune des stipulations économiques da traité n'est remise en cause par l'Autriche. Pour elle, le problème est politique.
Après dix ans d'occupation, le 15 mai 1955, après 260 séances, la signature du traité d'Etat entre les Alliés et le Gouvernement autrichien rendait à celui-ci l'indépendance. Il entend la respecter scupuleusement. Mais l'une des conditions de ce traité c'est que l'Autriche s'était engagée à ne pas signer de pacte militaire, à ne pas permettre l'établissement de bases sur son territoire et à faire une déclaration sous une forme qui oblige l'Autriche, du point de vue international, à observer une neutralité permanente telle qu’elle est pratiquée par la Suisse. Déclaration qui fut faite le 26 octobre suivant.
Comme conséquence de ce traité, l'Autriche pense devoir se réserver une certaine marge de liberté d'action en matière de politique commerciale. Elle veut pouvoir se dégager de certaines obligations, voire même du traité tout entier en cas de guerre ou de conflit armé ou lorsque des mesures d'ordre économique serviraient exclusivement à des buts politiques.
Elle veut en enfin pouvoir assurer en temps de guerre l'approvisionnement de son pays, donc pouvoir prendre certaines mesures de précaution eu temps de paix.
Sous ces réserves, elle est prête à harmoniser largement son tarif douanier avec le tarif extérieur commun, ainsi que sa politique douanière et commerciale, à vivre l'union économique de l'Europe.
Cette déclaration avait été bien accueillie parce que tout le monde comprend cette difficulté particulière et sympathise avec elle. Pourtant, le cas était très difficile, car il posait le problème général de la neutralité sur lequel nous allons revenir après avoir évoqué le cas de la Suède et, rapidement, celui de la Finlande.
LA NEUTRALITÉ, EMPECHEMENT DIRIMANT?
Les deux pays neutres : la Suède et l'Autriche, sans parler de la Finlande, se sont trouvés devant le même cas de conscience : comment être à la fois neutres et Européens ? Voyons comment il se posait, puis comment, pour l'Autriche, on essaie de le résoudre.
A l'automne de 1961, les trois pays décidèrent, dans une réunion tenue à Vienne, de demander à s'associer avec le Marché commun. La neutralité, précisait le communiqué qu'ils publièrent alors, n'empêche pas la participation, sous une forme appropriée, à l'intégration économique européenne. Ils souhaitaient un statut le plus proche possible de celui de leurs concurrents, membres du Marché commun.
Quel genre d'accord était envisageable? Les trois neutralités sont assez différentes.
Celle de la Suisse, datant d'un siècle et demi, est une réaction profonde et sentimentale. Celle de l'Autriche est une nécessité du moment, le résultat d'accords politiques plus que d'un désir. L'U.R.S.S. a obligé ce pays à se modeler sur le type de neutralité suisse.
Celle de la Suède est une tradition qui date du début du siècle. C'est aussi la réaction d'un peuple qui sait que la Finlande serait dans une impasse s'il s'engageait à l'ouest. Les neutres pensent aussi à la Yougoslavie, qu'il n'est pas souhaitable d'isoler.
Seul le préambule du traité de Rome est politique. Mais les neutres ont peur de s'enrôler sous l'étendard d'un pouvoir supranational, fût-il économique.
L'exemple suédois.
Une politique commune de défense, qui serait pour des États-Unis une pièce maîtresse, est-elle envisageable dans un Marché commun élargi?
La Suède le pensait. C'est justement pour cela qu'elle refusait d'adhérer.
La politique suédoise peut être caractérisée comme une politique exclusive d'alliance en temps de paix, tendant à assurer la neutralité en temps de guerre.
Cette politique de neutralité a gagné, au cours des derniéres années, le respect des grandes puissances, disait à ce propos le Premier ministre suédois, Tage Erlander.
La Norvège, au contraire, pensait qu'on peut très bien adhérer à un Marché commun et rester neutre. Arno Skaug, son ministre du Commerce, déclarait que le traité de Rome ne comprend pas de clauses qui s'opposent à la libre politique dans le domaine de la défense non plus que dans le domaine de la politique étrangère.
Et elle faisait appel à d'autres neutres : Autriche, Finlande, Suisse, pour adhérer avec elle et s'unir afin d'empêcher le Marché commun de mener une politique engagée.
Dans un article publié en décembre 1961, Jean Rey, commissaire chargé des relations internationales du Marché commun, écrivait : la question est de savoir si les pays neutres sont en mesure d'accepter les règles de l'union économique et d'y participer.
C'est là, me semble-t-il, que gît le centre du débat. Il n'est pas dans la neutralité elle-même, mais dans la mesure de la coopération que les neutres sont disposés à mettre dans une association éventuelle.
Nos amis neutres acceptent-ils les politiques communes actuellement établies? Acceptent-ils les principes de politique commune à établir dans l'avenir? Et comment allons-nous articuler le fait que la Communauté va continuer à se développer avec le fait que les pays neutres désirent conserver leur souveraineté d'appréciation?
A la fin des négociations avec la Grande-Bretagne, le problème des neutres a été soulevé. Il n'a pas été résolu. M. Heath souhaitait ne pas trop entrer dans les détails. Les membres de la zone de libre-échange s'étaient engagés à ne pas signer de traité séparé. Les difficultés à prévoir lors de la signature d'accords avec les neutres eussent pu suffire à elles seules à tout faire échouer.
A moins que, comme certains Britanniques le laissaient entendre, une pression assez sensible ne se soit exercée sur la Suède, la Suisse et l'Autriche, pour qu'elles limitent leurs prétentions.
Nouvel essai pour l'Autriche.
Après un long silence, le problème de l'association de l'Autriche était redevenu actuel en 1964 et 1965. Des contacts ont été pris. De part et d'autre, on était fort bien disposé, mais les difficultés techniques étaient très grandes.
Une solution fut néanmoins esquissée. L'Autriche pourrait adopter, par décision autonome, toutes les règles admises dans le Marché commun. Elle pourrait ainsi bénéficier de tous les avantages de l'union douanière.
Toutefois, elle resterait libre de refuser telle ou telle décision comme incompatible avec sa neutralité. Dans ce cas, les Six pourraient prendre des mesures de compensation qui rétabliraient l'équilibre rompu.
Ainsi pourraient être conciliés l'intérêt économique de l'Autriche et la pression qu'elle subit de la part de l'ambassadeur soviétique dont les démarches pour écarter l'Autriche du Marché commun restent très pressantes.
Cette solution élégante poserait cependant des problèmes. L'Autriche, en s'associant au Marché commun, se détacherait-elle de la zone de libre-échange? Aucun des Six n'eût envisagé une double appartenance. Cependant, l'Autriche ne pouvait pas, pendant la négociation, se déclarer prête à quitter la zone de libre-échange. En cas d'échec, le procédé eût été désagréable envers les partenaires.
Tandis que le parti populiste était favorable à une association avec le Marché commun, même s'il fallait quitter la zone de libre-échange, le parti socialiste, au contraire, réclamait avec insistance la double appartenance.
Si l'Autriche brisait ses liens avec les sept, quel serait le sort des abaissements de droits de douane consentis à ses partenaires? Relèverait-elle progressivement ses droits vis-à-vis de la zone de libre-échange? Obtiendrait-elle qu'ils soient laissés au même niveau pendant quelques années?
Le second problème était plus difficile. Les Autrichiens demandaient qu'en cas de désaccord sur les contre-mesures qu'aurait pu prendre le Marché commun, celles-ci soient soumises à un arbitrage. Lequel? Ils refusaient la cour de justice. D'autre part, les Six étaient peu disposés à accepter que leurs mesures puissent être soumises à un arbitrage, alors que celles que prendrait l'Autriche n'en seraient point passibles.
Autre problème. Les Allemands étaient très favorables à cette association de l'Autriche et les Français l'étaient aussi, un peu par solidarité avec les Allemands. Mais les Hollandais, d'accord en principe, semblaient peu disposés à admettre qu'on réglât seul le cas des associés autrichiens. En effet, ils souhaitaient beaucoup d'associés à l'Europe et auraient voulu, à l'occasion de cet accord, obtenir que d'autres cas fussent réglés.
On voit toute la complexité du problème des neutres. L'économique est lié au politique, le commerce à la défense. Pas d'union économique sans politique commerciale commune. Pas de politique commerciale sans politique. Si la grande Europe naît un jour, elle devra avoir résolu l'épineux problème des neutres.
LES AFRICAINS, PREMIERS ASSOCIÉS
Vis-à-vis de l'Afrique, des anciennes colonies françaises et belges, les Européens pouvaient-ils dépasser la formule périmée du protecteur et du protégé sans tomber dans l'indifférence de qui donne comme à la quête et, se hâte de penser à autre chose? Les rapports entre pays développés et pays neufs pouvaient-ils devenir mieux qu'un compromis boiteux entre riches et pauvres ? C'était difficile. Nous évoquerons d'abord ce que demandaient les Africains, puis ce qui leur fut offert, les réactions suscitées par l'expérience, enfin la nouvelle voie dans laquelle s'est engagée, à partir de 1963, la coopération entre la Communauté et ses associés africains.
CE QUE DEMANDAIENT LES AFRICAINS
Que nous demandaient les pays jeunes que la France avait insisté pour associer au Marché commun naissant ? Il était difficile de répondre de façon formelle car, lorsqu'en 1957 fut signé le traité de Rome, la décolonisation n'en était qu'à ses débuts. Aucune personnalité africaine n'était encore qualifiée pour parler au nom d'États qui n'avaient pas encore acquis l'indépendance. Pourtant, de multiples débats ont permis de se faire une idée assez précise des souhaits du monde noir.
L'Afrique noire et Madagascar, qui envisageaient l'association, sont une zone ouverte à l'avenir. Elle n'a pas, comme les pays arabes ou l'Indochine, une très vieille civilisation, une histoire commune, une langue très répandue, enrichie par un long usage, bref une culture complète. Il serait injuste de sous-estimer l'apport passé et les promesses de ces peuples. Leur sens du rythme et des formes, leur souple adaptation au progrès, toutes leurs aptitudes qui n'ont pas dit leur dernier mot contribuent à l'épanouissement de l'humanité. On note chez eux une disponibilité qu'on ne trouve pas dans le Maghreb ou en Orient. Nombreux sont ceux qui ont adopté la religion chrétienne, qui les rapproche des Européens. Ils usent de langues européennes et surtout du français, dans la zone dont nous parlons.
- Senghor et ,moi, disait M. Lamine Geye au cours d'un colloque, sommes nés tous deux au Sénégal à dix kilomètres l'un de l'autre. Nous parlons donc la même langue. Mais il est né à la campagne et moi en ville. Nous avons peine à nous comprendre et, lorsque nous voulons débattre d'idées, il est plus commode pour nous d'employer la langue de Voltaire.
Il existe en Afrique francophone des hommes qui ont siégé dans les Assemblées parlementaires françaises et même souvent au Conseil des ministres. M. Lamine Geye fut rninistrc de Léon Blum en 1936. M. Senghor, homme d'État et poète, de même que M. Houphouet-Boigny, président de la République de Côte-d'Ivoire, furent longuement vice-présidents du Conseil français. Il en est d'autres. Une très large partie des animateurs des régimes nouveaux ont été formés dans les universités françaises.
Tous veulent l'indépendance totale de leurs pays. Comme des hommes jeunes savent quitter le foyer où ils furent aidés, aimés et encadrés, tout en restant membres de la famille, ils ne désirent nullement rompre les liens avec l'Europe. Ils souhaitent au contraire les renforcer et les conduire jusqu'au stade d'une collaboration entre égaux. Ils ne veulent pas avoir affaire à un seul pays, mais à plusieurs.
Répondant à un Allemand qui lui demandait : Quels services pouvons-nous vous rendre? iGI. Senghor répondait en substance au cours de journées interparlementaires Europe-Afrique organisées à Nice par M. Montagne :
- Nous voudrions des investissements, bien sûr, mais ce dont nous avons besoin d'abord, c'est que vous fassiez votre unité, vous, Européens. Car la guerre froide s'est installée en Afrique, et nous sommes très inquiets. Nous acceptons certaines techniques socialistes, mais ce que nous ne pouvons pas accepter, dans le communisme, c'est que l'athéisme y est devenu un dogme. Nous sommes, en Afrique, des êtres profondément religieux. Nous ne voulons pas le communisme, mais l'Europe ne peut nous aider à l'éviter que si elle est unie.
Et c'était fort bien dit.
L'aide, bien sûr, est le complément indispensable, mais n'est que le complément de cette exigence de justice.
L'APPORT DU TRAITÉ DE ROME A L'AFRIQUE
Tout cela, le Marché commun s'efforce de l'apporter à l'Afrique d'abord parce qu'il est, puis par son aide. Elle a besoin de concours techniques, de moniteurs pour lui former des cadres, de conseillers, d'argent pour mettre en place l'infrastructure indispensable, enfin d'appui dans les instances internationales pour soutenir ses intérêts.
Comment fut, à l'origine, décidée cette association ? La dernière difficulté qui sépara, jusqu'au début de 1957, les futurs partenaires du Marché commun, c'est, on s'en souvient, cet accord avec les territoires d'outremer. Lorsque, les 19 et 20 février 1957, les six chefs de gouvernement réunis à Paris se furent mis d'accord sur ce point, ils purent annoncer la signature prochaine du traité à Rome.
Il a été convenu, précisait le communiqué officiel, que le traité contiendra les principes exprimant la volonté des six États d'associer au Marché européen les territoires d'outre-mer qui sont liés à eux et de contribuer aux investissements économiques et sociaux que requiert de développement de ces territoires.
Une première convention, conclue pour cinq ans, fut annexée au traité. Elle fixait la participation de chaque État membre à l'effort commun. Le rythme des versements, très modeste au début, était progressif, ce qui pouvait favoriser la prise de conscience par toute l'Europe du problème africain.
Sur les cinq cent quatre-vingt-un millions de dollars, trente étaient affectés aux anciens territoires belges; trente-cinq aux hollandais; cinq aux italiens; cinq cent onze à l'Union française, de beaucoup la plus vaste. Les fonds avaient été attribués en tenant compte de l'importance des investissements publics dans chaque pays.
Cet accord représentait, pour l'histoire des pay associés à la France, à la Belgique, à la Hollande, à l'Italie, une étape décisive. Il accordait à ces populations le bénéfice de possibilités d'échanges beaucoup plus vastes que celles qu'elles avaient jusqu'ici puisque les pays du Marché commun leur ouvraient leur frontière sans exiger d'eux une stricte réciprocité, et en les autorisant à protéger leurs industries naissantes. C'était le contraire d'une clause mercantile. C'était l'oeuvre de civilisation de grandes puissances.
Ce ne fut pas toujours facile. Une tendance de l'opinion française, représentée en particulier par Pirre. MendèsFrance, contrait vigoureusement l'action européenne; Elle y voyait le sabotage d'un marché privilégié que la France payait cher par ses dépenses de souveraineté : administration, défense, par ses investissements publics, par les surprix que les consommateurs subissaient.
Donner tout cela sans contrepartie à nos partenaires européens, c'est céder aux mirages de l'Eurafrique, comme écrivait Georges Boris, ancien directeur du cabinet de P. Mendès-France.
Aussitôt après la signature du traité de Rome, l'un des premiers soins de M. Maurice Faure, l'un de ceux qui imprimèrent le plus profondément leur marque sur le traité, fut un tour de l'Afrique pour y préparer les voies au Marché commun.
Pour l'Afrique française, l'ère de la colonisation déclinait. La guerre d'Indochine, qui avait duré jusqu'en 1958, puis celle d'Algérie, qui prenait le relais, avaient suscité des échos. Le Maroc et la Tunisie étaient devenus indépendants. En Afrique noire, des mouvements, parfois armés, réclamant l'indépendance s'étaient développés. L'agitation avait été réprimée.
En 1957, la «loi cadre », qu'avait fait voter Gaston Defferre, avait séparé les vastes colonies (Afrique occidentale et Afrique-Occidentale française) en petits pays dotés chacun de leur gouvernement, de leur Parlement et de l'autonomie sous contrôle français.
Maurice Faure trouva donc en Afrique les opposants, parfois sortant de prison, installés au pouvoir. Ils sont représentatifs, nous disait l'un des principaux collaborateurs de Maurice Faure, Jean François- Poncet. Ils gouvernent bien. Maintenant qu'au lieu d'agiter la brousse, ils ont un budget à équilibrer, des grévistes à contenir, ils font preuve de sens de la responsabilité, de compétence, d'une haute conscience des intérêts de leur pays.
L'aide du Marché commun à l'Afrique ne fut donc, ni en France, ni en Europe, décidée d'enthousiasme. Elle fut bien accueillie en Afrique. Voyons ce que changeait le traité de Rome et quelle politique a suivie la Communauté, puis nous en viendrons à ce qu'ont pensé les Africains et à la nouvelle convention que, cette fois, ils ont signée eux-mêmes.
Le Marché commun allait-il relâcher l'étroitesse des liens commerciaux qui unissaient la France à ceux qui étaient hier encore l'Union française ?
La Hollande ne représentait, dans le commerce de l'Indonésie, qu'une part très faible. Le Congo faisait, avec la Belgique, moins de 30% de son commerce extérieur. Les territoires de l'Union française échangeaient avec la France les deux tiers de leurs achats et de leurs ventes. Pour l'Algérie, ce pourcentage approchait 80 %.
Les territoires d'outre-mer absorbaient 30% des ventes de ce pays et lui fournissaient le quart de ses importations.
Le débouché ainsi offert était vaste, mais il n'était pas gratuit. Ce que les Français achetaient outre-mer : légumes, fruits, vins, oléagineux, café, etc., était généralement payé à un prix très supérieur au cours mondial. En contrepartie, les vêtements, les machines, le pétrole et les produits chimiques français étaient pratiquement les seuls que puissent acheter les Africains, à cause d'un système de contrôle des changes, et étaient vendus eux aussi au-dessus du cours mondial.
Il existait un autre circuit économique entre la métropole et les territoires d'outre-mer. Bon an mal an, l'État français transférait dans les territoires d'outre-mer la valeur de quelque 450 milliards de francs. Mais une somme presque égale rentrait en France par les banques ou par poste. Entre-temps, elle avait servi à payer les services rendus aux pays africains par un instituteur ou un technicien. Les entreprises et le personnel français rapatriaient d'autant plus volontiers leur argent que le taux de change entre le franc métropolitain et le franc C.F.A. était très avantageux dans ce sens.
*
La politique de la Communauté.
La charge d'organiser la coopération entre l'Europe et les territoires d'outre-mer revint à Robert Lemaignen. C'est un cas. Dans cette histoire nous voyons agir de très nombreux politiques, des professeurs, des fonctionnaires, des juristes. Il est rare qu'on y rencontre des hommes d'affaires.
En grande partie, pourtant, n'est-ce pas eux qui ont fait l'Europe? Le jour où, après de longs travaux, une majorité s'est dégagée au patronat français en faveur du Marché commun, quand notamment les industriels du coton ont su se dégager d'une tradition séculaire de protectionnisme pour aller de l'avant, l'un des obstacles majeurs à la construction européenne disparut. Le jour où l'unanimité du patronat se prononça contre la zone de libre-échange fut néfaste pour M. Maudling, et, si l'Europe a pu se faire, c'est parce que les syndicats lui ont apporté leur appui politique certes, mais aussi parce que les entreprises ont fait du Marché commun un succès économique.
Georges Villiers, président du Patronat français, avait demandé, comme l'une des conditions de son soutien, que l'un des commissaires fût un homme connaissant les affaires et susceptible de compléter le point de vue, peut-être un peu trop technocratique, des politiques et des fonctionnaires. Le Gouvernement français acquiesça mais, voulant que lui fût confiée la charge des relations avec l'outre-mer, demanda un spécialiste de ces questions.
Robert Lemaignen, président-directeur général de sociétés actives dans les territoires associés à la France, était alors l'un des vice-présidents du Conseil national du Patronat français. Il accepta d'être proposé, sans grandes chances.
Il eut la surprise d'être désigné et dut renoncer à une quinzaine de conseils d'administration. Il se donna à sa tâche de grand coeur et conquit d'emblée la sympathie des Africains et de tous les pays du Marché commun. Il sut leur prouver qu'il ne s'agissait en rien d'un néo-colonialisme, mais d'apporter une aide désintéressée, même quand cela lui valut quelques ennuis. Ouvert à tous les grands problèmes, il fut de ceux qui, les premiers et avec le plus d'efficacité, mirent au premier plan des techniques d'aide aux pays sous-développés la stabilisation du prix des matières premières.
Quels problèmes des pays non industrialisés fallait-il prendre en charge?
D'abord investir. Le fonds de développement a-t-il abouti à des réalités concrètes?
En 1962, deux cents projets d'une valeur moyenne de 5 millions de francs avaient été engagés. Pour s'adapter aux besoins, quelle diversité! Hôpitaux, dispensaires de brousse, maternités, écoles d'infirmières, collèges, classes primaires, apprentissage rural, professionnel, ménager; puis captage d'eau, barrages, irrigations, agriculture (l'hydraulique est le travail qui paie le plus vite) ; conservation des sols, élevage, routes, chemins de fer, postes à quai à Douala, à Pointe-Noire, Diégo Suarez, port de pêche à Abidjan et à Dakar, adductions d'eau, protection contre les crues, électrification, lotissements, etc.
Ces dons, finançant presque toujours des projets choisis sur la demande des bénéficiaires, ont été payés par les six pays européens. Les travaux ont été adjugés en libre concurrence entre entreprises de la Communauté, mais les entreprises françaises, mieux implantées, en ont obtenu large part.
Créer des usines à crédit, c'est supposer qu'on va pouvoir régler des intérêts grâce au surplus de la balance commerciale. Or, chez ces pays, c'est le déficit qui allait croissant. Le rapport qu'a publié l'organisation mondiale du commerce, le G.A.T.T., sur 1957-1958, montre que si l'on met à part les pays exportateurs de pétrole, qui sont bénéficiaires, et les semi-industrialisés, dont la situation est moins grave, on arrivait à un déficit annuel, de ces pays les plus mal pourvus du monde, de 4,5 milliards pour 1957 et autant pour 1958.
En deux ans, les pays les plus riches avaient accumulé pour 9 milliards de créances sur les plus pauvres. Au même moment, les prix des matières premières, source de revenus de ces pays, tombaient dangereusement et se maintenaient fort bas. Avec quoi pourraient-ils rembourser?
Une part de ce déficit, il faut l'admettre, est normale parce qu'elle représente le crédit que des pays industriels accordent aux autres. C'est le cas des dépenses de la France dans la Communauté. Mais pour qu'il soit sain, il faut que les recettes des bénéficiaires aillent croissant afin de leur permettre de rembourser un jour. Or, sur le plan mondial, les recettes de la masse des pays qui n'étaient ni industrialisés ni exportateurs de pétrole avaient été plus basses en 1958 qu'en 1955. L'investissement ne résout pas tous les problèmes.
Marx affirmait qu'à longueur de temps les riches deviendraient plus riches et les pauvres plus pauvres. Ce n'est pas vrai en Europe. Mais dans le monde, dans les pays de la faim, il n'est pas encore prouvé qu'il ait eu tort.
Que pouvait faire la Communauté économique européenne pour le démentir ?
Les difficultés étaient graves, moins cependant pour les territoires de la « Communauté » que pour le reste du monde. Les premiers entraient dans la catégorie des pays bénéficiaires de courants d'échanges abrités. Leur situation était nettement moins défavorable que celle des autres. Par rapport à 1938, en dollars, leurs recettes totales d'exportation vers les pays industriels s'étaient multipliées par 3,5 contre 2,2 pour ceux qui n'en bénéficiaient pas.
C'était une première indication.
Le Marché commun élargissait le champ de ces échanges protégés. On y étudiait des mesures fiscales et de propagande pour y développer la consommation des produits d'outre-mer.
Mais la Communauté européenne eût voulu surtout lutter contre l'instabilité des recettes et les caprices des marchés. Des contrats à long terme étaient à l'étude qui pourraient prévoir des quantités variables selon les prix et permettraient plus correctement le calcul de la rentabilité des investissements, jusqu'alors irréalisable. Il fallait permettre à ces pays d'emprunter à des taux abordables, etc.
Investir, trouver un meilleur équilibre des balances commerciales, chercher à stabiliser les matières premières, à créer de solides courants d'échanges, etc. Pour mener à bien le « colonialisme à rebours », le travail ne manquait pas. Tous ces pays de la communauté étaient-ils prêts à l'entreprendre?
Une des actions essentielles de la Communauté fut de convaincre certains de ses membres qu'aider l'Afrique n'était pas l'asservir.
A la veille de l'ouverture du Marché commun, douze Allemands furent conviés à parcourir avec quelques Français 22.000 kilomètres en Afrique noire. Ils en sont revenus vivement impressionnés. Les hommes politiques noirs qu'ils ont rencontrés ressentaient le besoin d'une collaboration avec l'Europe bien plus intenséMent qu'on ne l'imaginait en Allemagme. Les visiteurs ont pu vérifier la vérité de ce texte voté à l'unanimité par le Rassemblement démocratique africain, au Congrès de Bamako, mouvement vigoureusement soutenu par le suffrage universel : L'augmentation du revenu global des territoires et sa juste répartition... ne peuvent être obtenues sans la mise en oeuvre de puissants moyens financiers et le soutien de l'économie africaine renaissante par de plus vastes ensembles économiques.
Organiser la coopération financière européenne au développement de villes comme Dakar et Abidjan, de réalisations comme l'usine d'aluminium d'Édéa a été difficile, mais fut réussi peu à peu. On commença par des études sur le minerai de fer de Fort-Gouraud, la bauxite de Fria, etc., les Français y gardant la responsabilité d'ensemble.
Les capitaux privés allemands n'étaient pas très empressés à s'associer à de telles entreprises, mais ils se laissaient persuader lorsqu'il s'agissait de réalisations limitées, rentables, précises. Le nombre d'Allemands établis en Afrique noire était infime. La génération qui avait des souvenirs africains avait disparu. Ces pays fermés au commerce suscitaient beaucoup moins d'intérêt en Allemagne que les jeunes nations d'Asie ou d'Amérique du Sud, qui étaient de bonnes clientes. Amis traditionnels des Etats arabes, les Allemands voulaient se tenir à l'écart du conflit d'Algérie, mais ils comprenaient pleinement les raisons qui légitiment une aide efficace des vieux pays d'Occident à la jeune Afrique et se révélèrent finalement d'efficaces soutiens de la politique africaine de la Communauté.
QU'EN PENSENT LES AFRICAINS
Avant de présenter la nouvelle convention qui développe ses effets depuis 1964, il faut évoquer les réactions des intéressés à l'oeuvre de la Communauté pendant les premières années. Elles sont très diverses selon la situation où se trouvent les pays. Nous en pourrons distinguer trois groupes : ceux qui volontairement sont restés à la porte, ceux qui n'ont pas été invités, ceux enfin qui sont associés.
En Afrique noire, un seul pays s'est tenu à l'écart du mouvement : la Guinée. En 1959, elle a voté non au référendum par lequel le général de Gaulle, en offrant à tous ces pays l'indépendance, leur proposait l'association avec la France. 99 % de non en Guinée contre 99 % de oui dans les territoires voisins!
En Afrique du Nord, la Tunisie et le Maroc, puis l'Algérie, sont parmi les pays à qui l'association est offerte, mais ils ont d'abord refusé d'en profiter. Ils n'ont pas toutefois rompu les ponts. Provisoirement, la Communauté leur a gardé le bénéfice de l'ouverture des marchés. Avec eux elle négocie le régime définitif. Sur quels motifs appuieront-ils leur décision? Sur les éléments purement passionnels? André Tiano, professeur à la Faculté d'Alger, dans un ouvrage sur la politique économique et financière du Maroc indépendant, nous a offert une étude détaillée du pour et du contre. Nous allons nous y arrêter un instant car elle montre la complexité des éléments qui entrent en considération pour traiter avec la Communauté européenne.
Le Maroc lui est très lié, puisqu'il y vend 58 % de ses exportations et en tire 62,5% de ses achats (dont 37 % et 50 % pour la France). Il a vendu en 1961 pour 173 rnilliards de francs dans le monde entier et pour 64 milliards en France. Ces relations sont décisives pour son économie.
Quelles seraient les conséquences de l'abstention du Maroc à l'éâard de la Communauté ? Il serait alors traité comme un pays tiers. Ses produits seraient admis à un régime moins avantageux que ceux de l'Italie, membre de la Communauté, que ceux de l'Espagne ou de l'Algérie qui risquent d'y être associés.
Le total des droits de douane payés par les Marocains serait augmenté à destination de l'Allemagne et du Benelux puisque, pour atteindre le tarif extérieur commun, ces pays sont obligés de relever leurs droits. La France abaisse les siens mais comme le Maroc bénéficie déjà d'exemptions de droits de douane pour la moitié de ses exportations vers la France, cet avantage sera peu sensible. Le fait que, par le jeu des négociations internationales, le tarif extérieur commun tende à diminuer laisse espérer au Maroc une baisse du total moyen du prélèvement douanier qu'il subira, mais cela n'annule pas le problème de la préférence dont bénéficiera sa concurrente l'Italie.
L'examen produit par produit montre que près de 50 milliards de francs français d'exportations marocaines ne sont soumis à aucun droit ou à des droits faibles. Sur ce chiffre, les phosphates comptent pour 20 milliards, le manganèse pour 6, le plomb pour 5, les légumes secs pour 4. En revanche, 43 milliards de produits, dont 15 d'agrumes, 8 de tomates, 7 de conserves de poisson, sont soumis à un droit de douane de l'ordre de 20 % en moyenne. Le handicap est sérieux.
Le problème est de savoir si d'autres pays ont assez de surplus exportables au même moment de l'année que les Marocains, et des prix assez compétitifs pour leur opposer une concurrence efficace. Selon M. Tiano, 20 % de droits sur environ 30 % des exportations marocaines vers la Communauté pourraient être assez facilement comblés par une aide à l'exportation si, pour des raisons politiques, le Maroc entend s'abstenir.
Encore existe-t-il une condition essentielle : c'est que la France veuille et puisse maintenir les contingents en franchise douanière dont bénéficie le Maroc. En effet, le protocole qui permet de les lui accorder n'est pas limité dans le temps, mais son dernier article précise : La
Commission veille à ce que l'application des dispositions ci-dessus ne puisse porter préjudice aux autres États membres; elle peut prendre, à cet efjet, dans les relations entre États membres, toutes dispositions appropriées. Elle peut donc, à la majorité simple, autoriser des rétorsions contre la France.
Or, la politique de la Communauté, notamment à la demande de la France, tend à limiter le plus possible les contingents tarifaires. Elle en a accepté certains, par exemple pour du crin végétal, du liège et de l'huile en provenance du Maroc et à destination du Benelux. En revanche, elle a refusé un contingent d'oranges marocaines demandé par l'Allemagne, très probablement à la demande de l'Italie, bien que celle-ci ne fournisse que 15% des importations allemandes d'oranges. Donc une décision s'imposera probablement tôt ou tard.
En faveur de l'association, les arguments ne manquent pas. Certes, ni l'Algérie ni la Tunisie ni le Maroc ne figurent dans la liste annexée au traité de Rome des territoires ayant des relations particulières avec l'un des membres du Marché commun. L'Algérie était alors considérée comme partie intégrante, au moins juridiquement, du territoire français. Les relations politiques étaient plutôt tendues alors avec la Tunisie et le Maroc. II est vraisemblable toutefois que ces pays pourraient être associés. Ils y trouveraient l'avantage d'une aide financière importante, le bénéfice de l'ouverture du Marché européen sans droits de douane ni restrictions. Ils pourraient percevoir des droits de douane qui répondent aux nécessités de leur développement et aux besoins de leur industrialisation ou qui, de caractère fiscal, serviraient à alimenter leur budget. Seule condition: égalité de traitement pour tous les pays membres de la Communauté. Mais cela ne pose aucun problème pour le Maroc, déjà soumis à cette règle par l'acte d'Algésiras.
Du point de vue économique, le bilan est indiscutablement favorable à l'association. Les motifs d'abstention sont politiques.
Dans un discours prononcé à Paris en 1962, un ministre marocain, M. Douiri, déclarait : Il est peu concevable que les États du Maghreb puissent suivre des voies divergentes à l'égard du Marché commun.
Un fait, ou plutôt une crainte, pourrait brusquer la décision. L'Espagne essaie de s'associer au Marché commun ; l'Afrique du Nord, sa concurrente, a intérêt à le faire avant elle pour éviter que des concessions ne lui soient accordées à son détriment. Mais l'association de l'Espagne pose des problèmes politiques. Ils ne seront résolus que très lentement.
En attendant, ceux qui n'ont pas voulu être associés au Marché commun ont souvent fait chorus contre lui avec ceux qui n'ont pas pu l'être.
Les griefs de ceux qui n'ont pas été invités.
Quelque généreuse qu'ait voulu être l'association avec les pays d'Afrique, elle n'en est pas moins très discutée.
Elle relève d'une conception régionale de l'aide. Elle accorde à certains pays des privilèges qu'elle refuse a d'autres.
L'une des clauses du traité de Rome était la mise en place progressive d'une préférence réservée aux produits venus des associés de la Communauté pour quatre produits tropicaux essentiels : les bananes, le café, l'arachide et le cacao. Or, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, en Asie ou dans les territoires africains qui ne sont pas associés à la Communauté, nombreux sont les pays qui produisent ces mêmes denrées et qui les vendent en Europe, principalement en Allemagne. Pour eux, qui n'étaient ni pays d'Europe ni anciens associés de l'un des pays de la Communauté, il ne pouvait être question d'entrer dans l'association. Or, la préférence systématique donnée sur l'un des principaux marchés du monde aux produits d'un petit groupe de pays africains causait au Brésil pour son café, au Ghana pour son cacao, à l'Amérique centrale pour ses bananes, etc., un préjudice difficile à mesurer.
La passion politique s'en mêla. Elle conduisit à des accusations répétées de néo-colonialisme et à de nombreuses passes d'armes contre la Communauté dans les organismes internationaux, notamment au G.A.T.T., organe mondial du commerce. C'est un fait à porter indiscutablement au passif de la première convention avec les territoires d'outre-mer.
Après avoir évoqué le point de vue de ceux qui ont préféré rester à la porte ou n'ont pas été invités, il est bon de se demander ce que pensent les membres de cette association. Il faudrait citer beaucoup de témoignages. En voici deux:
L'Afrique a eu la chance de rencontrer l'Europe, déclarait en 1962, à Anvers, M. Djime Momar-Guye, ambassadeur du Sénégal auprès du Marché commun. L'assistance de l'Europe aux pays africains est très intéressante, à la fois sur le plan matériel et sur le plan humain, ajoutait-il.
M. Jules Razafimbahiny, ambassadeur de la République malgache et secrétaire général de l'organisation africaine et malgache de coopération économique (O.A.M.C.E.), est une personnalité très représentaliwe de l'effort de l'Afrique pour acquérir son indépendance économique. Il doit une part de sa formation à un stage dans les services de la Communauté à Bruxelles. Il fait preuve de beaucoup d'intelligence et de dynamisme pour lutter contre le terrible morcellement d'États trop jaloux de leur indépendance, trop souvent rivaux entre eux. Des marchés cloisonnés en pays de deux à trois millions de consommateurs, généralement fort pauvres, ne peuvent s'industrialiser. Ils n'offrent pas le débouché nécessaire. Certes, des « unions douanières » se sont esquissées, mais leur fonctionnement laisse beaucoup à désirer. Il faudrait ouvrir les frontières, coordonner les investissements. C'est fort difficile.
Dressant, au début de 1963, le bilan de l'association, M. Razafimbahiny évoquait d'abord le bénéfice des 5S7. millions de dollars alloués pendant quatre ans par la Communauté pour l'amélioration de l'infrastructure sociale des 18 États associés. Mais le secrétaire général de l'O.A.M.C.E. manifestait la crainte que les trusts et monopoles du Marché commun n'aient une inlluence néfaste sur l'équilibre économique africain. Il soulignait que certains pays d'Europe avaient compensé l'abaissement des barrières douanières en créant des droits internes : il pensait notamment aux taxes de consommation allemandes sur le café.
Il n'en concluait pas moins que la réussite simultanée du Marché commun et de l'O.A.M.C.E. constituait un facteur non négligeable en faveur de la paix mondiale.
I.'œuvre africaine de la Communauté économique européenne, au moins pour la première période de cinq ans, est donc loin d'étre indiscutée à l'échelle mondiale. Elle peut cependant légitimer la fierté des Européens. Ceux qui en bénéficient la considèrent à bon droit connue imparfaite mais positive.
LA NOUVELLE CONVENTION
Le premier accord expirait à la fin de 1962. Longtemps d'avance, la Communauté et les représentants africains préparèrent le second texte, conclu cette fois non plus entre pays européens mais entre ceux-ci et les pays africains eux-mêmes qui avaient accédé à l'indépendance en 1959 et 1960.
Allait-on bouleverser les conditions de travail commun de l'Europe et de l'Afrique ?
Dès avril 1961, au cours d'une conférence entre les ministres des pays africains associés au Marché commun et ceux des Six, les 16 associés africains réussissaient à se mettre d'accord sur ce qu'ils souhaitaient :
- maintien d'une zone de libre-échange entre Europe et Afrique assurant aux Africains libre accès au Marché européen tout en leur permettant de protéger certaines industries nouvelles ;
- maintien de la préférence accordée en Europe aux produits tropicaux venus des territoires associés ou aide financière compensant cette perte ;
- aide au développement.
Le point délicat du nouveau projet d'association concernait les avantages commerciaux. L'ancien système français, qui, pour réserver le marché intérieur aux cafés, bananes, oléagineux de la zone franc, prohibait certaines importations, était contraire au Marché commun. Le traité de Rome octroyait aux producteurs africains l’avantage d'un droit de douane sur le cacao, le café, la banane, les oléagineux, perçu aux frontières de la Communauté. Il freinait donc les arrivages venus des pays tiers.
Ce système, lui aussi, fut condamné, car il agaçait les États-Unis, l’Amérique latine et une large partie du monde. La préférence qu'il procurait n'était que de 1,5 % du prix final du café ou de la banane, alors que les taxes de consommation allemandes ou italiennes faisaient plus que le doubler.
Les Africains se montrèrent ouverts à toutes sortes de solutions.
L'un des problèmes posés était : avec qui traiter? La carte politique de l'Afrique est complexe. Pour les départements d'outre-mer alors encore rattachés officiellement à la France : Algérie, Côte française des Somalis, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Comores, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie, les établissements français d'Océanie, etc., la délégation française devait traiter directement.
Les principaux partenaires de la Communauté européenne étaient les douze Etats de l'Organisation Africaine et Malgache de Coopération Économique : le Cameroun, le Congo (Brazzaville), le Dahomey, le Gabon, la Haute-Volta, la Côte-d'Ivoire, Madagascar, la Mauritanie, le Sénégal, le Tchad, le Niger et la République centrafricaine.
Ces États se montraient à la fois coo,pératifs et impatients d'aboutir. Ils avaient beaucoup de poids dans le débat.
Quatre pays, dont la Somalie, négociaient chacun pour soi. Le Togo et le Mali hésitaient. L'ancien Congo belge voulait surtout des fonds d'investissement. La Guinée figurait toujours parmi les pays susceptibles de s'associer à l'Europe, mais n'appliquait pas les conventions douanières, ne faisait financer aucun projet, n'était pas invitée aux conférences. Le pont n'était pas rompu mais délaissé.
Tous ces pays ont grande hâte de voir compléter leur indépendance nominale par une indépendance économique. Ils comptent beaucoup sur l'Europe qui, de son côté, est décidée à les aider. Mais dans quelle mesure et à quelles conditions?
En fin de compte, le nouvel accord fut paraphé le 19 décembre 1962. Il reçut également la signature du Mali et du Togo.
Ces jeunes États prenaient à leur compte la suite d'un régime qui les avait devancés. Cette continuité était la meilleure preuve de l'efficacité de l'aide financière et technique apportée dans un respect scrupuleux de leur indépendance et de leur personnalité. Le juste ton avait été trouvé.
Mais le contenu de l'accord différait très profondément de celui de la convention de 1957. Plus de régime préférentiel chez les Six pour la banane, le cacao, le café et l'arachide, au moins à partir de 1970. La nouvelle convention part, au contraire, de l'idée que, progressivement, les pays signataires doivent s'adapter au cours mondial, mais que le Marché commun, par une aide accrue, leur facilite le passage.
Tout un calendrier était fixé qui précise quand chaque produit devra être commercialisé sans régime préférentiel ni subventions : le début de la campagne 1963-1964, pour l'huile de palme, le coton, le poivre ; dès la mise en vigueur de la politique commerciale commune pour le riz, le sucre et les oléagineux. L'aide était accrue : pour cinq ans, 730 millions de dollars, plus 70 réservés aux territoires non indépendants (Côte française des Somalis, Comores, Saint-Pierreet-Miquelon, Nouvelle-Calédonie) qui n'étaient pas directement concernés par l'accord. L'ensemble est en net progrès sur les 581 millions des cinq années précédentes.
On a discuté jusqu'au dernier moment pour savoir quelle part serait une subvention aux producteurs actuels et quelle part une aide à la diversification, c'est-à-dire de l'argent destiné à des projets nouveaux. Les Allemands, en particulier, voulaient avec raison développer la seconde. Les Africains réclamaient le maximum possible de la première.
Ils ont également soulevé une difficulté pour le cas où un pays associé (le Mali?) reconnaîtrait l'Allemagne de l'Est. Ils souhaitaient introduire dans l'accord une déclaration souhaitant que l'Afrique anglaise pût être bientôt associée, perspective qui n'enthousiasmait ni les pays africains ni la France. Celle-ci, cependant, finit par accéder à ce désir, pour alléger l'atmosphère après la rupture des pourparlers avec la Grande-Bretagne.
Un conseil d'association et un contrôle parlementaire complétaient ce nouveau régime Europe-Afrique, puissant instrument de progrès qui faisait honneur à tous ceux qui, au nord et au sud de la Méditerranée, l'avaient préparé.
La Convention, pour être applicable dès l'expiration du premier texte, eût dû être signée dès l'été 1962 pour laisser les six mois de délai nécessaire aux ratifications parlementaires. Ce paragraphe était déjà très tardif. Or, moins d'un mois après, on s'en souvient, survenait la rupture des négociations avec la Grande-Bretagne. Le refus de signer ce texte, très favorable aux pays qu'elle protégeait, a paru à plusieurs pays comme l'un des rares moyens de faire pression sur la France. Entre-temps, une crise politique se déclenchait en Italie. La signature fut suspendue.
Les jeunes États furent déçus.
Pourtant les Italiens furent intraitables. Il fallut attendre longuement, sous le couvert d'un régime provisoire, qu'ils eussent achevé leur crise politique.
La politique européenne d'outre-mer fut le fruit d'une discussion très serrée avec des partenaires qui n'entendaient pas se laisser engager dans une aventure coloniale. Les colonisateurs d'hier tinrent le plus large compte, non seulement des désirs des intéressés, mais des craintes et griefs du reste du monde. Grâce à cette largeur d'esprit, la coopération avec les territoires d'outre-mer a rendu d'incontestables services.
Les nations associées à la Communauté européenne seront en excellente place pour la grande course au développement, si toutefois elles réussissent à abaisser entre elles aussi les frontières et à créer, elles aussi, un grand marché.
LES ASSOCIÉS GRECS ET TURCS
ET LA DEMANDE ESPAGNOLE
L'Europe des Six a toujours été conçue comme le noyau d'une grande Europe. Lorsqu'on refusait la zone de libre-échange, le meilleur argument était celuici : il vaut mieux être petit et fort que grand et faible. Ainsi se prépare-t-on mieux à grandir.
Quelle a été la force d'attraction de la petite Europe? Six mois après que le traité de Rome eut produit ses premiers effets importants, la Grèce demandait à s'associer. D'autres demandes suivirent. D'abord celle de la Turquie. Puis celles que nous avons déjà évoquées après la demande d'adhésion anglaise. Nous voudrions consacrer ce chapitre aux pays européens, économiquement attardés quoique fort riches d'histoire, qui ont demandé à la Communauté de les aider à se forger une économie moderne : Grèce, Turquie, Espagne.
N'y a-t-il pas quelque paradoxe, dans le cas de la Grèce et de la Turquie, à voir ces pays économiquement très fragiles vouloir s'associer aux plus dynamiques ? Rappelez-vous la fable du pot de terre et du pot de fer.
En évoquant les cas de la Grèce, de la Turquie, de l'Espagne, nous nous demanderons où peuvent conduire de telles associations.
Dès 1e 8 juin 1959, la Grèce faisait acte de candidature. En septembre, la Turquie suivait son exemple.
Dès ce moment, maint propos de dirigeants espagnols indiquait que leur pays s'interrogeait sur l'opportunité d'une démarche analogue.
LE NOVICIAT GREC
Pourquoi les Grecs voulaient-ils entrer et pourquoi furent-ils accueillis ?
Certains minimisaient la portée des avances des Grecs et des Turcs. S'ils viennent à Bruxelles, disait-on, c'est que l'Angleterre, la Suède, la Norvège, le Danemarlr, la Suisse, l'Autriche et le Portugal les ont laissés à la porte de la petite zone de libre-échange qu'ils préparent.
Ce sont, de plus, des pays trop peu développés pour entrer de plain-pied dans le Marché commun. La Grèce a beau être, comme le disait André Malraux, le seul lieu du monde hanté à la fois par l'esprit et par le courage, elle est très pauvre. Malgré la vitalité industrielle d'Athènes et du Pirée, c'est un pays d'agriculture ingrate. L'artisanat traditionnel y fut ruiné par la concurrence occidentale lorsque arrivèrent les chemins de fer. Dans les rues d'Athènes, la surabondance des « petits métiers » témoigne de la faiblesse de l'équipement.
Les pourparlers traînèrent en longueur entre septembre 1959 et le 9 juillet 1961, date à laquelle l'accord d'association fut définitivement conclu, à Athènes.
Le 1er novembre 1962, il entrait enfin en vigueur. Les droits de douane sur les raisins secs diminuaient et les tabacs grecs entraient un peu plus largement en Europe. Mais surtout c'était, pour le Marché commun, un grand pas vers le sud, vers l'est, vers d'autres climats, vers le Moyen-Orient.
Qu'apporte de nouveau le traité d'association?
Ce n'est pas un simple accord de commerce, mais un traité d'aide. L'Europe accordait à la Grèce certains avantages sans contrepartie immédiate. Celle-ci ne devait supprimer ses droits de douane qu'en douze ans. Elle gardait la possibilité d'instituer des droits provisoires pour protéger certaines de ses industries jeunes au cours des douze premières années. De même, ses contingents d'importation allaient être accrus. A la fin de la première année, ils ne devaient plus être inférieurs à 7 % de la production grecque.
A la fin de 1965, doit commencer l'alignement sur le tarif extérieur de la Communauté. A partir du 1er novembre 1974, à quelques exceptions près, le régime douanier de la Grèce doit être devenu celui du Marché commun. Mais, d'entrée, la Grèce bénéficiait des mêmes avantages douaniers que les Six. Cela se fit sans bruit. Les produits grecs ne furent même pas à la mode en 1963.
Pour l'agriculture, des règles spéciales tiennent compte des réalités grecques, mais ce pays accepte les principes de la politique agricole commune. Ses vins ne circuleront pas librement dans l'Europe des Six, mais un effort sera fait pour en accueillir davantage. Tabac et raisins secs bénéficieront de conditions avantageuses.
Faut-il compter la Grèce comme septième membre du Marché commun? Oui et non. L'accord actuel l'associe sans l'agréger. En effet - et c'est là un principe qui vaut pour tous les candidats passés et futurs - si la Communauté est ouverte, elle n'offre ses avantages qu'à ceux qui sont prêts à souscrire aux engagements qu'ont pris les membres actuels et en mesure de les exécuter. S'il en était autrement, si la Grèce ou la Turquie ou un autre pays pouvait obtenir des bénéfices sans accepter les disciplines équivalentes, il prendrait avantage sur les membres eux-mêmes. L'unité et le dynamisme du groupe n'y résisteraient pas.
En revanche, pour la Grèce, s'associer a été conçu comme un noviciat pour adhérer. L'accord est orienté vers l'union douanière.
Ce pays, dont près de la moitié de la population est encore agricole, doit s'industrialiser. Lui interdire tout contingentement des importations eût été rendre fort difficile la naissance d'industries nouvelles dans un pays où elle n'aurait pas le secours de sociétés plus anciennes. D'où le régime souple adopté.
Même nuancées, modérées, étalées, les obligations qu'assume la Grèce n'en supposent pas moins une économie dynamique, en vigoureux progrès.
La Grèce a accepté les obligations du traité qui concernent la libre circulation des personnes, des services et des capitaux, les règles anti-trusts et anti-cartels, la coordination des politiques économiques, enfin celle du régime des transports, très importante pour elle. En effet, elle a la sixième marine marchande du monde et, le retour sous son pavillon des navires appartenant à des Grecs étant en cours, elle aura probablement bientôt la troisième flotte marchande du monde, ne le cédant qu'aux États-Unis et à la Grande-Bretagne.
Le premier associé du Marché commun serait-il à même de tenir parole ? Il avait subi de dures épreuves : immenses dommages de guerre, puis guerre civile provoquée par les communistes, enfin instabilité ministérielle (10 gouvernements de 1947 à 1952), inflation galopante, fuite des capitaux et des entreprises à l'étranger.
Le redressement commença en 1953. sous l'impulsion de M. Papagos. La drachme fut dévaluée de 50 0/0. Une politique financière rigoureuse restaura la monnaie, l'épargne et maîtrisa les prix.
A partir de 1960, pour préparer la concurrence plus intense dans le Marché commun, de nouveaux efforts furent entrepris pour le développement de l'économie, notamment par un plan quinquennal et par une protection meilleure pour les capitaux étrangers.
Après quelques mois de fonctionnement de l'accord, les informations qui parviennent de Grèce sont excellentes. Ce pays se modernise et s'adapte à grande allure. La coopération avec les Six et l'avantage que lui donne la faculté d'exporter librement sur leur marché est en passe de l'aider à gagner la bataille du développement.
Riche en hommes et en vaisseaux sinon en industries, admirablement placée pour les échanges, ayant devant elle une large marge de progrès, la Grèce est promise à une vive expansion.
Elle est apppelée, d’ici une vingtaine d'années, à devenir pleinement membre de la Communauté, dans laquelle son histoire, les splendeurs de la culture qu'elle a léguée à l'Europe lui assurent, malgré ses revers de fortune, une place de choix.
POUR LA TURQUIE, DEUX ÉTAPES PRÉVUES
La conclusion, en 1961, de l'accord avec la Grèce n'a pas ravi les Turcs. En effet, ils donnaient, sur les marchés européens, un avantage aux produits grecs sur leurs concurrents turcs. Or, il n'était pas question de leur accorder les mêmes privilèges avant que leur économie ne soit stabilisée, avant que leurs dettes ne soient assez allégées. Ils devaient être en mesure de tenir sans héroïsme des obligations exigeantes.
Lorsque, le 31 juillet 1959, le Gouvernement turc demandait l'association de son pays à la Communauté, il voulait avant tout éviter cette préférence à son détriment. Il aurait donc voulu calquer son traité sur celui qui serait concédé à la Grèce.
La situation turque était moins bonne que celle de la Grèce, et les efforts de redressement, beaucoup moins avancés. Une crise des devises avait amené, en août 1958, la Turquie à demander un moratoire pour une partie de ses dettes commerciales, ce qui n'est pas encourageant lorsqu'il s'agit d'organiser une intensification des échanges. Le niveau des dettes turques était si élevé qu'elles hypothéquaient le développement et l'assainissement de l'économie. Les échéances des années proches s'élevaient à 110 ou 120 millions de dollars par an. D'autre part, ce pays n'avait pas de programme de développement économique.
L'accord grec eût comporté pour la Turquie des engagements excessifs. Donner les mêmes avantages sans les mêmes obligations eût été pénaliser injustement la Grèce. Les perspectives d'intégration étaient trop limitées pour qu'on pût mettre en place une véritable union douanière.
Quelle solution fut trouvée?
On s'est contenté d'abord de définir les objectifs communs :
- maintien des courants traditionnels d'échanges;
- développement des exportations turques ;
- préparation d'une intégration ultérieure.
Un mécanisme permanent de consultation fut mis eu place.
L'accord fut basé sur l'idée d'une union douanière différée. Cette formule avait le double avantage d'être plus facile à présenter aux pays non-membres de la Communauté et, en particulier, au G.A.T.T., organisme mondial du commerce qui veille jalousement à éviter toute préférence donnée à un pays sur les autres. De plus elle donnait à la Turquie la satisfaction d'être placée, à terme, sur le même pied que la Grèce.
L'accord prévoit donc trois phases.
L'une est préparatoire : la Turquie devra alors rétablir sa situation économique et la Communauté l'y aidera.
Puis viendra une phase transitoire de mise en place progressive de l'union douanière.
Enfin, la phase définitive de l'union douanière.
La phase préparatoire durera de quatre à dix ans selon l’évolution économique et les décisions du conseil d'association.
La Communauté accordait à la Turquie des contingents tarifaires préférentiels pour le tabac brut, les raisins secs, les figues sèches et les noisettes qui représentaient environ 40 % des exportations turques vers la Communauté. Elle lui accordait une aide financière de 175 millions de dollars pour cinq ans. Dans les limites des quantités précisées par l'accord, les exportations turques recevaient le même traitement douanier que celles de la Grèce.
La phase transitoire devrait durer douze ans au maximum.
De nombreuses clauses portaient sur la libre circulation des travailleurs, la liberté d'établissement, la libre prestation de services et l'union économique.
La signature solennelle de l'accord eut lieu à Ankara le 12 septembre 1963. Hélas! depuis, les incertitudes de la politique économique turque ne permettaient pas encore d'en prévoir le plein succès. Un an après, trois pays seulement avaient trouvé le temps de ratifier l'accord. Il est entré en vigueur en 1964.
ESPAGNE: DÉBATS DIFFICILES
La demande espagnole d'adhésion au Marché commun, même s'il faut dix ou vingt ans de régime transitoire pour y parvenir, est la mesure la plus importante prise par ce pays depuis la fin de la guerre civile, déclarait en février 1963 un commentateur de la télévision espagnole.
Ce pays était-il prêt à franchir le pas?
Symboliquement, cette démarche avait coïncidé avec un décret qui avançait d'une heure la fermeture des cinémas et théâtres et la fixait à 0 h 30. Les cafés fermeraient à 1 h 30. On disait les Madrilènes très abattus car, disaient-ils à Madrid, si l'on nous envoie au lit plus tôt, c'est pour que nous nous levions plus tôt. L'Espagne se mettait à l'heure de l'Europe.
Depuis plusieurs années, elle s'efforçait de rentrer dans le cercle européen. Sa demande d'adhésion à l'Organisation Européenne de Coopération Économique (O.E.C.E.) s'est heurtée plusieurs années à l'opposition des Belges et des Scandinaves. Elle fut acquise à l'unanimité en 1959. L'Espagne renonçait à ses taux de change multiples, assainissait son budget sans pitié pour ses contribuables, raffermissait le crédit et, progressivement, libéralisait les échanges. En revanche, elle obtenait large accès aux marchés des pays européens et recevait des prêts de l'accord monétaire européen, du fonds monétaire et des États-Unis. Son redressement était en bonne voie.
De là à accepter les obligations économiques des pays de la Communauté européenne, le pas restait large. Les difficultés ne venaient pas seulement des producteurs d'agrumes ou d'olives de France et d'Italie. Le jeu du Marché commun est trop brutal pour qui n'y est pas préparé. Une association analogue à celle de la Grèce, mais ménageant une protection pour les industries jeunes, était concevable. Cependant, à Bruxelles, on se défiait du guêpier que constitue ce genre de pourparlers, surtout lorsqu'on a affaire à des diplomates insistants et subtils comme les Grecs.
Les Six étaient-ils prêts, de leur côté, à accueillir l'Espagne?
Sur le plan politique, le débat risquait d'être serré. Le désir espagnol de renforcer ses liens avec l'Occident ne pouvait qu'être bien accueilli. En revanche? la garantie de l'existence d'une forme d'État démocratique au sens d'une organisation politique libérale est une condition de l'adhésion, écrivait M. Birkelbach dans un rapport à l'Assemblée parlementaire européenne qui fait autorité. Dans le cas où la constitution est démo,ratique mais où la politique est en en contradiction avec l'attitude fondamentale des États membres ou s'en écarte sensiblement, des solutions sont à trouver.
Au moment de la demande d'association, un article du quotidien belge Le Peuple montrait ce qu'on en pensait dans certains milieux socialistes. Il soulignait que la liberté syndicale est une condition d'adhésion, puisque des syndicalistes doivent prendre part aux travaux du comité économique et social. Or, affirmait-il, elle n'existe pas en Espagne. Une hostilité profonde de toute l'Europe démocratique est à prévoir, affirmait ce journal.
Les gouvernements partageraient-ils ce point de vue ? En tout cas, l’unanimité est nécessaire.
Avec l'échec de la candidature britannique, celle de l'Espagne est tombée en demi-sommeil, mais elle est restée dans la perspective. Les contrats sont maintenus. C'est probablement ce qui a inspiré le plan économique lancé en Espagne à la fin de 1963.
Nous avons demandé l'association comme premier pas vers l'intégration, déclarait au journal Le Monde, au début de 1964, Lopez Rodo, directeur du Plan espagnol, qui affirmait : Je suis sûr que la France appuiera notre entrée, et le Dr Erhard me disait de son côté : « L'Europe n'est pas complète sans l'Espagne. »
A coté de l'Espagne, le Portugal ne s'est pas manifesté. mais il a songé, lui aussi, semble-t-il, à s'associer le moment venu, bien qu'il reste fidèle à l'équipe de la petite zone de libre-échange.
La Communauté européenne est en train de s'affirmer comme le pôle d'attraction des pays européens dont l'économie s'est attardée. Ils lui demandent de jouer auprès d'eux un rôle qui certes n'a rien à voir avec la colonisation, un rôle purement contractuel, discuté d'égal à égal. Pourtant, c'est une aide qu'on lui demande: financière, technique, commerciale. Le Marché commun est, par la force des choses, appelé à servir de tuteur dans nations européennes qui veulent progresser plus vite que ne le leur permettrait leur propre puissance.
Les Six ne se sont engagés dans cette voie qu'avec la plus extrême prudence. Ils ne veulent pas accorder de faveur sans exiger une contrepartie, un effort sérieux et la garantie que les engagements pris pourront être tenus. Ils savent qu'en pareil cas les ennuis sont la règle bien plus que la gratitude. Ils ont dû faire face à des réticences italiennes. Les associations conclues, disait-on à Rome, le sont toutes avec des pays méditerranéens concurrents de l'Italie, donc à son détriment.
Pourtant, les Six ont eu raison de s'engager. Qui sait ce que sera l'avenir? La Grèce, la Turquie, l'Espagne disposent d'un élément essentiel de croissance économique qui manque de plus en plus cruellement au Marché commun : les hommes capables de travailler davantage et mieux. L'union de pays en pleine force d'expansion avec eux qui se préparent à prendre le relais ne peutelle pas devenir très féconde?
Nous voici au terme de la seconde partie, consacrée à la grande Europe, celle qui - débordant le cadre étroit des Six - cherche confusément à regrouper ses membres, à fixer ses limites, à savoir jusqu'où iront ses accords, ses institutions communes.
L'agriculture forme le noeud d'un écheveau de problèmes.
La neutralité des uns et l'engagement des autres divisent profondément. Sans politique commune de défense et de commerce, peut-on créer une véritable Europe?
Deux voies s'opposaient : grande Europe aux muscles lâches, bonne fille, accommodante, peu exigeante, ou bien Europe plus petite d'abord, mais forte et nerveuse, voulant créer une véritable nation, exigeant le respect des disciplines communes, comptant sur le succès pour faire réfléchir les moins enthousiastes.
Entre les deux, l'hésitation fut longue. C'est l'Europe forte et exigeante qui fut choisie.
COMMUNAUTE VIVANTE, PARTENAIRE DU MONDE
Petite Europe réalisée, grande Europe qui reste un espoir, le temps des premiers combats est maintenant révolu.
Nous butons sur les problèmes actuels dans lesquels se mêlent, souvent inextricables, les questions internes et celles du vaste monde.
Ce sera d'abord la difficile relance européenne après la fin brutale de l'aventure anglaise, la réalisation accélérée de l'union douanière, les tentatives d'union politique, la recherche d'accords avec de très nombreux pays. Le « Kennedy round » et les projets de « partnership » atlantique.
La douce Europe des rêves a fait place à une puissance internationale pleine de bonne volonté, mais qui assume aussi de lourdes responsabilités : elles ne vont pas sans quelque dureté.
REPRISE A SIX
Tout est fini, allait-on répétant après la rupture de janvier 1963. Le Marché commun va continuer bien sûr, mais il va tourner à vide. La France n'obtiendra rien pour sa politique agricole, n'admettra rien pour le reste. On ne trouvera plus d'accords.
Et c'est vrai que, pour plusieurs mois, tout fut bloqué : rencontres peu fréquentes et bilans négatifs. Un ressort avait été brisé : la confiance mutuelle. On ne s'accordait plus crédit...
Et depuis, qu'en est-il advenu ? Une année au départ lent, mais où le ton monta progressivement jusqu'à la grande empoignade du marathon de décembre.
LE DÉGEL
Pendant les premiers mois de 1963, le froid sévit en météorologie comme en politique. Atmosphère glaciale. Dans les services mêmes de la Communauté, chacun avait tendance à revenir à son quant-à-soi. Au comité des représentants permanents où, d'ordinaire, les séances se déroulent en français, chacun reprit sa propre langue..,jusqu'au moment où un délégué français se mit à parler allemand. Les autres se regardèrent, surpris. La détente survint et l'on continua en français.
Derrière les accès de mauvaise humeur, un débat passionné : la France pouvait-elle jouer un rôle de leader de la Communauté ? Briser les relations avec la Grande-Bretagne malgré l'avis des cinq autres ? imposer un régime agricole dont elle est le principal bénéficiaire? Obtenir que tout le monde paie pour aider les pays africains avec lesquels elle conserve des relations particulièrement étroites, etc., etc. ?
Ne faudrait-il pas mieux équilibrer les avantages et l'influence, d'autant plus que la France, sans être protectionniste ni isolationniste, est plutôt moins enthousiaste que ses partenaires pour niveler les barrières entre l'Europe des Six et le reste du monde?
La France pensait, elle, qu'on lui cherchait une fausse querelle. Dans l'affaire anglaise, elle n'avait fait qu'user du droit de dire « non » reconnu à tout partenaire dans une négociation qui se déroule à l'unanimité. Elle n'acceptait pas le reproche - pourtant justifié - d'avoir rompu les pourparlers de façon fort brutale, tant vis-à-vis des Anglais que vis-à-vis de ses partenaires.
Comment, après une si rude épreuve, fut obtenu le dégel ?
Dès le début d'avril, M. Schroeder, ministre allemand des Affaires étrangères, proposait qu'on se mit d'accord sur un programme de travail comportant des échéances précises, des dates impératives. M. Couve de Murville, son collègue français, se déclara d'accord. Était-ce le dégel ? Ceux qui l'espéraient furent déçus par le projet que présenta, quelques jours plus tard, M. Schroeder.
Pourtant i1 avait l'avantage de dégager clairement les grands problèmes du moment, au nombre de quatre
1. Les négociations qui s'ouvraient avec les États-Unis pour un abaissement des droits de douane à l'échelle mondiale relevaient normalement de la compétence de la Communauté européenne. Encore fallait-il que le Conseil de ministres se mit d'accord sur le mandat à donner à la Commission exécutive pour les mener à bien.
2. Les contacts avec la Grande-Bretagne, en attendant son adhésion, impossible jusqu'à nouvel ordre puisqu'elle exigeait l'unanimité des Six, devaient être maintenus. Mais sous quelle forme? Association étroite ou simple échange d'information?
3. Les institutions européennes avaient besoin d'être renforcées pour continuer le progrès dans la construction des États-Unis d'Europe. Il avait été proposé de fusionner les « exécutifs » des trois communautés en un organe unique, de renforcer les pouvoirs de l'assemblée européenne.
4. La politique agricole commune, enfin, était inachevée. Les règlements sur la viande de boeuf, les produits laitiers, le riz, le sucre, étaient en retard sur l'horaire prévu. Le règlement financier et le rapprochement des prix des céréales d'un pays à l'autre de la Communauté, clé de voûte de la politique européenne commune, étaient en panne.
A ces difficultés, quelles solutions étaient proposées ? Le plan Schroeder posait bien les problèmes, mais leur donnait une solution qui souleva des protestations. Il accordait une nette priorité aux problèmes qui intéressaient l'Allemagne : négociation Kennedy, association avec la Grande-Bretagne et d'autres candidats. Puis venait la fusion des exécutifs. En matière de politique agricole, il ne situait dans l'année que l'examen des résultats des premiers règlements et les travaux préparatoires pour ceux qui restaient à élaborer. II n'en prévoyait l'adoption que vers l'été de 1964.
Il était évident pour tout le monde que la France demandait l'ordre inverse. Et les objections contre le retard infligé à la politique agricole commune - qui n'était déjà pas en avance - n'étaient pas le monopole de la France.
Sur ces propositions, chaque pays apporta ses nuances et ses amendements, mais il apparut que les points de vue, reflets de tempéraments différents, n'étaient nullement inconciliables, que le désir de progresser était général.
Le 9 mai 1963, le Conseil travailla tard dans la nuit. Les ministres discutèrent longtemps des relations avec la Grande-Bretagne. De récentes attaques de M. Heath contre la politique du Gouvernement français, prononcées devant le Conseil de l'Europe à Strasbourg, ne facilitaient pas l'accord.
Pourtant, un important communiqué fut adopté ce jour-là sous forme d'un programme de travail pour la fin de l'année, comportant donc une échéance impérative. Il portait sur sept grands thèmes :
1° Adopter des règlements sur l'organisation commune du marché des produits laitiers, de la viande bovine et du riz;
2° S'accorder sur les principes de rapprochement progressif des prix agricoles qui devaient être unifiés au plus tard en 1970;
3° Décider des prix de la campagne 1964-1965 ;
4° Progresser vers l'élimination des pratiques anormales (subventions) et vers l'application uniforme dans tous les États membres des organisalions communes de marchés existantes;
5° Adopter des règlements sanitaires sur la viande de beeuf et les règlements financiers sur la politique agricole (action sur le marché et sur les structures) ;
6° Examen à fond des résultais des règlements en vigueur et mise à profit de l'expérience acquise ;
7° Arrêter la position commune à l'égard des négociations Kennedy sur l'abaissement mondial des obstacles aux échanges.
L'important, c'était la synchronisation de ces sept objectifs et, plus encore, l'échéance de la fin de l'année. Allait-on se remettre enfin à progresser?
Du point de vue économique, le Marché commun continuait de se porter très bien. Les échanges entre pays de la Communauté avaient doublé en cinq ans. Ils avaient augmenté en 1962 de 14 %, alors qu'avec les pays tiers, les importations de la Communauté n'avaient progressé que de 8% et les exportations de 1%.
Or, on ne change pas un franc contre un franc (à quoi bon ?), mais un produit dont on est riche contre un autre dont on a besoin : le pain qui vous manque ou le vin qu'on désire ; à l'échange, tout le monde gagne.
L'atmosphère restait tendue. Le traité franco-allemand du 22 janvier 1963 apparaissait comme lourd de menaces pour le dynamisme de la Communauté. La plupart des pays membres regrettaient amèrement l'échec des négociations avec la Grande-Bretagne.
Sur le plan économique, la preuve en était faite, les barrages et chicanes patiemment édifiés par des générations de fonctionnaires, à la demande d'hommes d'affaires qui n'aimaient pas la concurrence, sont sans utilité. Mieux : dès qu'on les supprime, dès qu'on rend la liberté, les biens se remettent à circuler, le sang à bouillonner, la prospérité à régner.
Mais, sur le plan politique, on se heurtait à la résistance acharnée de ceux qui ne connaissent qu'une autorité : la leur.
A la fin juin, un très léger rapprochement des prix de l’orge et du seigle, un aménagement pour le blé « standard, de qualité communautaire », amorçait la préparation du marché commun des céréales.
Surtout, en septembre 1963, un fait nouveau changeait l'atmosphère : l'attitude positive prise par la France sur le projet de «fusion des exécutifs », préconisé dès 1959 par le Comité d'action pour les États-Unis d'Europe de Jean Monnet.
Les ministres se mirent d'accord sur la procédure à suivre. On sait qu'il s'agit du projet de confier à un seul groupe de commissaires les pouvoirs répartis entre ceux du Marché commun, de la Communauté charbonacier et de l'Euratom. Il fut décidé que les représentants permanents étudieraient le problème avant la fin de l'année dans l'optique d'une fusion, non des exécutifs seuls mais des Communautés elles-mêmes, ce qui entraînerait une révision des traités de Paris et de Rome.
Une remarque à ce propos : le terme d' « exécutif » est discuté. Dans les milieux européens, on avait tendance à le réserver à la Commission. Les États, au contraire, affirment volontiers que le Conseil des ministres est l'exécutif de la Communauté. La formule de conciliation est celle-ci : les communautés sont pourvues d'un exécutif bicéphale : Commission-conseil.
Les représentants permanents travaillèrent tout l'automne 1963 sur ce projet de fusion. Ce travail commun, rondement mené, fut certainement favorable à une meilleure entente.
Cette détente contrastait même avec les propos menaçants ou tout au moins équivoques qu'avait tenus le général de Gaulle dans sa conférence de presse du 29,juillet.
Evoquant l'organisation de l'Europe, qui commence â être quelque chose et à laquelle il espérait que le traité franco-allemand contribuerait d'une manière plus effective qu'avant, il déclarait :
Ce n'est pas la peine de parler en effet de la Communauté économique européenne s'il devait être entendu que l’Europe ne se procure pas son alimentation pour l'essentiel grâce d ses propres produits agricoles, lesquels peuvent y suffire largement. Et on se demande ce que ferait la France dans un système où il n'y aurait bientôt plus de droits de douane, excepté pour son blé, pour sa viande, pour son lait, pour son vin et pour ses fruits.
Ayant rappelé les progrès réalisés depuis janvier 1962,
le président de la République ajoutait : Il en reste à accomplir de plus importants encore, et cela doit avoir lieu avant la fin de cette année. Pourquoi? Parce qu'on a arrêté, comme vous le savez, la date du 31 décembre, entre les Six, pour l'achèvement des règlements qui sont encore en suspens...
.,. Enfin, on a choisi la date du 31 décembre parce que c'est au printemps prochain que doivent s'engager les négociations tarifaires entre les F,tats-Unis et l'Europe et que les grands vents qui peuvent bien s'élever à cette occasion contraignent à faire en sorte que le Marché commun soit debout et complet pour cette date, ou bien peut-être qu'il disparaisse. L'année 1963 sera donc décisive pour l'avenir de l'Europe unie.
Quelle était, dans ces propos, la part de menaces et celle d'espérance? Le Général seul pouvait avec exactitude les doser.
L'automne venu, il apparut que c'est sur la menace de voir le Marché commun disparaître si les revendications françaises n'étaient pas satisfaites que l'accent était mis.
Or, le 15 octobre, M. Lahr, secrétaire d'État allemand aux Affaires étrangères, et M. Huttenbrauker, secrétaire d'État à l'Agriculture, firent un exposé au Conseil dans lequel ils demandaient qu'on revînt sur certaines dispositions des règlements déjà adoptés.
Il y a toujours eu des docteurs tant pis, qui attendaient avec impatience la mort de l'Europe pour procéder à l'autopsie. Ils s'en donnèrent à ccnur joie vers ce moment. Dans les milieux politiques français, on disait couramment alors que c'en était fait du Marché commun, qu'il ne passerait pas l'hiver.
Dans les milieux communautaires, on s'inquiétait aussi. J'eus l'occasion alors de rencontrer M. Hallstein. II m'accueillit dans son vaste bureau du huitième étage de l'immeuble principal de la Commission, avenue de la Jopeuse entrée, à Bruxelles.
Il laissa son vaste fauteuil pour nous installer dans un coin plus intime et, d'abord, déclara :
- Oui, le Marché commun vit peut-être son année 1a plus importante. Et je puis dire, malgré mon horreur du superlatif, que cet automne sera crucial.
- Pourquoi cette importance particulière?
- L'année a commencé, répondit-il, par la grande épreuve de la brusque rupture des pourparlers avec la Grande-Bretagne. Une période difficile a suivi. Depuis, beaucoup de plaies se sont cicatrisées, mais il reste une difficulté majeure : l'idée de la « synchronisation » â laquelle tiennent la plupart des pays, mais surtout les Allemands et les Hollandais. La France veut que soient adoptés et mis en vigueur les principaux règlements agricoles qui restent en suspens. Les autres ne veulent s'y résoudre que moyennant contrepartie dans le secteur de, la politique commerciale commune.
Or, les deux questions ne sont pas du même ordre. D'une part, il s'agit de la décision à prendre au sujet d'une oeuvre législative qui devrait être appliquée à. l'intérieur de la Communauté; d'autre part, une décision à prendre au sujet du mandat de la Communauté pour la négociation avec les pays tiers.
Clair et patient comme un professeur, séduisant comme un diplomate, doué de la large intelligence de l'homme d'État, M. Hallstein parlait, lentement, un français très remarquable, sans s'interdire à l'occasion quelque appel aux ressources d'une autre langue.
- Craignez-vous qu'il ne soit pas possible de synchroniser?
- Les Français veulent aboutir en matière agricole. Give and take, donnant donnant, leur répond-on. Adoptons en même temps les décisions en matière de politique commerciale que la Communauté doit prendre pour pouvoir négocier avec succès le prochain « Kennedy round ».
- L'atmosphère est-elle tendue actuellement ?
- Non ! On peut trouver encourageante la récente boutade de M. Pisani : Si l'on n'a pas fini le 31 décembre, le 31 décembre sera reporté à un peu plus tard.
Cette réplique amusait beaucoup Walter Hallstein.
- Et la fusion des communautés?
- Elle se place à l'actif du bilan. M. Couve de Murville m'a expliqué sa politique dans cette affaire et je le crois sincère...
L'échéance de fin d'année arriva vite. Pourtant les négociations s'engagèrent lentement. Diverses considérations, dont la Saint-Nicolas, importante aux PaysBas, en retardèrent le départ. Puis le ministre allemand M. Schwarz (dont le maintien au ministère avait été imposé par les agriculteurs après le remplacement du Dr Adenauer par le Dr Erhard) fut absent de Bruxelles. Son gouvernement fut lent à définir son mandat.
Le 10 décembre, M. Neef, secrétaire d'État allemand à l'Économie, parla dans les couloirs de la date du 31 décembre comme de certains mythes et légendes. Le ministre français de l'Agriculture, Edgard Pisani, répliqua vertement au Conseil que la Communauté courrait les risques les plus extrêmes si l'engagement pris le 9 mai n’était pas respecté.
Bonn se retranchait sur le fait que le traité ne comporte pas, un matière de politique agricole, d'échéance plus proche que fin 1969. Les Français répliquaient que le seul moyen de parvenir alors à une politique commune était de l'instaurer progressivement. Les Allemands avaient des ennuis politiques, la petite minorité paysanne ayant beaucoup d'influence.
L'enjeu du débat était, énorme. Celui du seul règlement( laitier égalait celui du traité du charbon et de l'acier. Les Allemands ne voulaient pas de séances de nuit et annoncèrent qu'ils ne pouvaient siéger après Noël (où ils devaient alors rencontrer le président des États-Unis, successeur de John Kennedy). M. Pisani et M. Mansholt obtimrent le travail de nuit. Mais les délais étaient serrés. Une grande détente se produisit quand les Français se déclarèrent très vite d'accord, à des détails près, avec le projet de la Commission sur la négociation Kennedy, tant en matière industrielle qu'agricole. C'était donner aux Allemands une satisfaction à laquelle ils tenaient beaucoup.
A la veille de Noël deux très beaux débats permirent de situer la politique de la Communauté à propos du riz et de l'olive.
Le mécanisme retenu pour le riz permettrait-il à celui du Piémont et de Camargue d'arriver en Allemagne à meilleur marché que son concurrent importé ? Les moulins à riz installés près de la mer du Nord voulaient l'éviter. Les Hollandais défendaient les producteurs du tiers monde : Birmanie, Siam. En fait, il s'agissait surtout de riz américain, vendu, tout le monde en convenait, à des prix de dumping. De 1957 à 1961, l'Allemagne avait diminué de moitié ses achats de riz dans le tiers monde et multiplié par soixante ceux aux Etats-Unis. Il était difficile de parler de courants traditionnels. Ils furent déboutés, et le riz de la Communauté obtint son régime préférentiel.
L’olivier, pour nous, disait M. Saragat, futur président de la République italienne, alors ministre des Affaires étrangères, c'est plus qu'une culture millénaire, c'est une civilisation. Or, si l'on applique purement et simplement à la margarine, au beurre et à l'huile 1a règle du Marché commun, l'huile risque fort d'être éliminée. Les Hollandais, pour lesquels Unilever est un élément essentiel de puissance économique, pensent qu'il faut laisser à chaque produit ses risques ; les Italiens, qu'il faut taxer la margarine pour maintenir un rapport satisfaisant entre les prix. L'enjeu était, comme pour le riz, le volume d'importations venues en partie du tiers monde, mais surtout des États-Unis: les matières premières de la margarine.
La Commission proposa une taxe légère sur celle-ci. Les Italiens protestèrent : « Avec une telle politique, la Communauté va importer beaucoup, mais elle devra subventionner les exportations d'huile d'olive. Ce n'est pas cohérent. » Ils n'eurent pas gain de cause.
Le soir du 20 décembre, dernière bombe : les Italiens devaient repartir dès le lundi et les Hollsndais ne siègeraient pas le dimanche. Il ne restait que quelques heures.
Vers 1 heure du matin, la Commission proposa de mettre au point une solution globale, nu package deal, qui permettrait de finir dans la nuit. A 3 heures du matin, vingt-deux ministres s'enfermaient avec la Commission pour débattre de ce projet. Espoir. A 5 h 30, J. Luns (Hollande), qui présidait, annonçait l'échec, le report au lundi.
Tout le monde avait accepté le projet de compromis, sauf les Hollandais, qui ne voulaient pas de taxe, même ruodérée, sur la margarine.
Après les négociations du dimanche, et quelques concessions mineures aux Néerlandais, l'accord fut enfin obtenu dans la matinée du 23 décembre 1903.
Toute une série de textes étaient adoptés, à des détails de rédaction près : règlements sur le régime europeen de la moitié de la production agricole des Six (produits laitiers, viande bovine, riz et fonds agricole qui mettaient en vigueur le mécanisme financier de la politique agricole commune). L'accord fixait une échéance, le printemps, pour l'adoption d'un prix commun des céréales.
Une attitude constructive de la Communauté dans la négociation Kennedy sur l'abaissement des droits de douane était désormais assurée.
On venait de vivre une grande date de l'histoire européenne. Quinze jours plus tôt encore, nombreux étaient ceux qui donnaient la destruction du Marché commun comme une éventualité très probable. Or, il sortait de cette épreuve plus fort que jamais.
Il avait achevé de dresser le cadre. Il allait mainteriant s'attaquer aux problèmes de gestion d'un grand marché européen.
L'EUROPE DE TOUS LES JOURS
Nous avons raconté bien des batailles, vu franchir bien des obstacles sur lesquels l'Europe risquait de trébucher. Sans doute, c'est lors des principaux choix, parfois déchirants, qu'il faut orienter l'avenir comme le capitaine aux heures difficiles choisit le cap et règle l'allure.
Ce chapitre sera consacré à des réalités plus modestes, celles que rencontre chaque jour l'homme d'affaires. Il a vu son activité changer de cadre, obéir à des règles nouvelles souvent déconcertantes. Il a dû s'adapter à vive allure. L'Europe, pour lui, c'est mille détails, oeuvre des « technocrates de Bruxelles » , et qui s'adaptent plus ou moins bien à son cas.
Quelle aventure vit-il? Voyons d'abord dans quelle conjoncture il a exercé son activité, puis ce que devient la concurrence, quelles difficultés elle entraîne pour certains métiers, enfin quel cadre va lui imposer l'union de plus en plus intime des six économies.
CONJONCTURE COMMUNE
Avant le traité de Rome, les droits de douane séparaient les économies européennes en bassins presque étanches. Les courants n'y circulaient guère. Depuis, de plus en plus, les vannes s'ouvrent, les pressions s'égalisent, les niveaux interfèrent désormais les uns sur les autres. L'une des conditions de travail essentielles des entreprises, la conjoncture, s'unifie. Qu'a-t-elle été depuis l'ouverture du Marché commun?
Le démarrage fut lent en France parce que le départ du Marché commun coïncida, en 1959, avec une politique d'austérité et de redressement économique. Cette année-là, la production industrielle n'y augmenta que de 1 °/o. En revanche, les Pays-Bas partaient en flèche avec 9 % et l'Italie avec 11 %.
L'Italie est le grand vainqueur des premières années du Marché commun.
Elle entrait en Europe avec 1700 000 chômeurs en 1958, plus beaucoup de mal employés. Toute main d'œuvre disponible est riche d'espoir. En quelques années le nombre des sans-emploi est descendu aux environs du million. C'est encore fort lourd. Pour une population à peine moindre, la France ne compte pas 100 000 chômeurs. Mais le progrès est net.
Parmi les Six, en 1960, se détachait un groupe de tête dont le produit national avait progressé de plus de 20 % depuis 1958 : Pays-Bas de 24 % ; Allemagne de 20 % et Italie de 28 % ; un groupe était moins avancé : France, 10 % ; Belgique, 11 % ; Luxembourg, 14%.
A la fin de 1963, l'Italie était nettement détachée, avec près de 80 % de progrès depuis 1958. Puis, autour de la moyenne : l'Allemagne et les Pays-Bas vers 40 % ; la France vers 37% ; la Belgique vers 30. Enfin, nettement détaché, touché par la crise mondiale de l'acier, le Luxembourg n'était qu'à 16 o de progrès. II est, depuis, en reprise.
Très vite, dans tous les pays, même le nord de l'Italie, la recherche de la main-d'oeuvre devint le principal souci de l'industriel soucieux d'expansion.
Malgré sa forte natalité, la Hollande était très gênée. Mais c'est sans doute l'Allemagne où la pénurie était la plus vive. Les quelque 100.000 chômeurs n'y représentaient plus que 0,5 % de la population active. En revanche, les offres d'emplois non. satisfaites se chiffraient par centaines de milliers.
Vers 1963, les Français eurent quelques inquiétudes. Les retours d'Algérie, la réduction de la durée du service militaire, l'arrivée au travail des classes nombreuses d'après guerre, une tendance à alléger les effectifs employés dans l'agriculture ne conduiraient-ils pas à un certain chômage ?
Il n'en fut rien. Sauf dans les secteurs touchés alors par des difficultés mondiales comme la sidérurgie ou la construction navale, le manque de main-d'oeuvre resta l'un des soucis dominants.
²Comment y remédier? L'immigration? L'Allemagne a fait un très large appel aux Italiens, aux Espagnols, aux Grecs, aux Turcs. Ces ressources se révélèrent très limitées.
Il faudrait décentraliser vers les régions riches en travailleurs, développer la formation professionnelle des jeunes gens et des adultes, accroître la productivité, automatiser les usines, produire en plus longues séries, mieux utiliser les possibilités des pays jeunes. La grande richesse ce sont les hommes.
Quel est le rôle du Marché commun dans l'expansion ? Il est discuté. Il faudrait savoir ce qui se serait passé sans Marché commun.
Un phénomène est net : l'accroissement des échanges entre pays de la Communauté. Entre 1958 et 1962, ils ont doublé : les importations sont passées de 6,7 à 13,4 milliards de dollars. Ces débouchés nouveaux qui s'ouvraient ont développé la production industrielle. L'échange est un jeu où tout le monde gagne.
L'effet mécanique des mesures prises ? Il est modeste. En 1362, l'ensemble des importations venues d'un pays à l'autre du Marché commun représentait 13 milliards de dollars sur un produit national brut de 203. Mais l'ouverture des barrières a stimulé l'effort d'équipement, la productivité, l'éveil d'idées neuves.
Cette expansion est-elle sans soucis? Certes non. La concurrence comprime les marges bénéficiaires. Elle peut entraîner un recul de l'investissement, auto-financé à 65 %, moyenne européenne.
Les marchés financiers devraient prendre le relais. Ils ont fourni 5,5 milliards de dollars en 1958 et 7,8 en 1962. Les émissions d'actions ont doublé. L'épargne, cependant, reste insuffisante et les capitaux trop chers. Surtout, l'inflation menace.
C'est un cri d'alarme que lançait, le 21 janvier 1964, devant le Parlement européen, Robert Marjolin. L'économie européenne, dit-il, perd l'équilibre. Les perspectives de production restent excellentes. Le bâtiment prévoit un boom. Consommation privée et dépenses publiques s'annoncent très actives. Investissements privés et exportations sont en reprise.
Cette prospérité masque, hélas! une détérioration profonde de la position concurrentielle de l'Europe. De 1959 à 1963, aux États-Unis, productivité et salaires ont augmenté à peu près au même rythme : 2 à 3 °/a par an. Le pouvoir d'achat du dollar est donc resté constant.
Entre ces deux dates, l'avance prise par les salaires était de 17 % aux Pays-Bas, de 20 % en Allemagne, de 21 % en France et de 28 % en Italie. C'était donc l'équivalent d'une réévaluation du franc et du mark de 20% par rapport au dollar. Les Européens étaient dans la situation de l'industriel qui, à qualité égale, aurait augmenté ses prix d'un cinquième.
Conséquences : en 1959, ils avaient réalisé, dans leurs échanges de marchandises et de services, un excédent de 3,5 milliards de dollars. 1963 avait apporté le premier déficit, léger encore. Pour 1964, on annonçait 500 millions et peut-être un milliard de dollars. Or, un ensemble développé comme la Communauté européenne a besoin d'un excédent commercial pour pouvoir aider les pays à développer et exporter des capitaux.
Surtout, quand faiblirait la conjoncture aux ÉtatsUnis, si les débouchés offerts aux exportateurs devaient se restreindre, le coup de frein donné à l'activité serait brutal et les Six se trouveraient dans une position de faiblesse.
La cause essentielle du mal? selon R. Marjolin, c'était l'excès des dépenses publiques.
Alors que la productivité n'augmentait pas de plus de 4 %, elles avaient crû dans la Communauté de 11% en 1963.
La France et l'Italie étaient les plus touchées par ce mal et par la hausse des prix. L'Allemagne, elle, se remettait à accumuler les excédents, après avoir arrêté, au début de 1963, une poussée inflationniste. Les pays du Benelux sentaient, eux aussi, s'intensifier la pression sur les prix.
Or, l'inflation, disait M. Marjolïn, conduirait inévitablement à une crise grave en stoppant exportations et investissements.
La naissance du Marché commun n'a donc pas résolu tout le problème de la conjonctrue. Le secret de l'expansion dans la stabilité des prix reste à trouver.
La courbe de progrès économique des Six ne fait que prolonger celle qui s'était spontanément établie à partir de 1953. Certains pensent donc que le Marché commun n'y est pour rien. L'argument ne me convainc pas. Si un jeune homme de plus de vingt ans continue à grandir aussi vite que pendant son adolescence, dira-t-on que c'est normal, qu'il continue sur sa lancée? Non. De même, les progrès de l'Europe du Marché commun ne s'explique pas uniquement par ce qui l'a précédé. La suppression d'obstacles aux échanges, la promesse d'une concurrence plus serrée stimulant les investissements l'ont certainement aidée à prolonger une expansion qui cependant ne peut être infinie. Le rythme de ces dernières années ne saurait durer toujours. Songez que 4 % l'an serait plus que doubler en vingt ans, multiplier par plus de mille en deux cents ans et plus d'un million en quatre cents ans... Les arbres ne grandissent jamais jusqu'au ciel!
Malgré les efforts qu'il exige d'eux par l'abaissement continu des droits de douane et l'accroissement de 1a concurrence, le Marché commun a, en général, bonne presse chez les hommes d'affaires. Ils reconnaissent 1e plus souvent qu'il est un ferment d'expansion.
CONCURRENCE EXIGEANTE
La Communauté européenne, en abattant les barrières douanières, n'a le sentiment que de franchir un premier stade sur le chemin de la concurrence. Pour la rendre réelle et efficace, elle lutte contre 1es ententes et se préoccupe d'offrir à tous ses membres, sur tout son territoire, les mêmes droits professionnels.
Déjà le traité de Paris, qui instituait la C.E.C.A., interdisait certaines ententes et concentrations d'entreprises. Elle a d'ailleurs eu bien de la peine à le faire observer. Maintes fois dans son histoire, elle eut maille à partir avec les empires de la Ruhr.
Ses démêlés avec le « Georg », l'organisation commune de vente des charbons de la Ruhr, formeraient un roman à multiples épisodes.
En 1960, les héritiers d'Otto Wolif avaient demandé l'accord de la Haute Autorité pour reprendre le contrôle de l'aciérie de Bochum. Ils avaient dû abandonner lors de la décartellisation qui avait suivi la guerre. Fils d'un modeste organiste de l'église votive de Bonn, humaniste presque autant qu'homme d'affaires, Otto Wo1fF était parvenu à constituer un groupe sidérurgiste gigantesque, les Vereinigte Stahlwerke, qui, sur les 32 millions de tonnes d'acier brut produites par toute l'Allemagne avant la guerre, en fabriquait 9. Il dominait donc le marché.
Les alliés obligèrent le groupe Wolff à alléger beaucoup son secteur de hauts fourneaux. Il s'est intéressé davantage aux tôles. Aucun inconvénient à ce qu'il reprenne les 210 000 tonnes de l'aciérie de Bochum. Elles ne lui redonneront pas place parmi les Grands de l'acier.
En revanche, le groupe Thyssen projetait d'acheter aux héritiers Wolff l'aciérie de Raffelstein, magnifique affaire que les petits-fils de l'organiste avaient choisi de conserver lors de la décartellisation. Ce groupe, dont la principale actionnaire est la fille de Thyssen, la comtesse Anita de Zichy, avait de vastes projets d'investissements, destinés à le conduire, vers 1962, à 4,4 millions de tonnes. Plus que Krupp. Le plus gros groupe de la Communauté.
La Haute Autorité n'en a pas moins autorisé cet achat, estimant que cette concentration ne compromettait pas l'équilibre du marché.
En revanche, elle aurait voulu pouvoir résister au projet d'union entre Thyssen et la Phoenix qui conduisait à unir quelque 9 % de la Communauté.
Comment l'empêcher? La veuve de Fritz Thyssen, majoritaire au Phoenix, est la mère de la comtesse de Zichy, qui contrôle le groupe Thyssen.
Lorsqu'en achetant la majorité de la Bochumer Verein, Alfred Krupp, fils du « roi des canons », seul actionnaire de son affaire, est devenu le premier producteur d'acier de la Communauté, il a obtenu l'autorisation de la Haute Autorité, à condition d'accorder à celle-ci un droit de veto sur ses projets d'investissements. Au début de 1965, il a été autorisé à acheter le groupe Atlas qui s'occupait de négoce et de transformation de l'acier, mais ne lui donne aucune position dominante dans ce secteur.
En ces matières, c'est à longueur de temps qu'il faudra juger des effets.
Le traité de Rome, par ses articles 85 et 86, aborde le problème sous un autre angle. II interdit, sauf autorisation, les ententes, concentrations et positions dominantes.
La manière dont ces articles seraient appliqués fut longtemps discutée. Français et Allemands opposaient leurs thèses. Pour 1es seconds, toute entente devait être déclarée, même si elle était licite. Les Français eussent préféré une solution moins paperassière.
La procédure allemande l'emporta. Les entreprises sont obligées de fournir tous renseignements utiles sur les ententes et abus de positions dominantes. La Commission peut seule émettre la déclaration qui leur garantit, le cas échéant, qu'elles sont en règle. En revanche, elle reçoit le pouvoir de mener toutes les enquêtes nécessaires dans les entreprises et dans tous secteurs où le fonctionnement de la concurrence lui paraît suspect.
Les ententes purement nationales qui ne visent pas le commerce extérieur, celles de normalisation et de recherche, les systèmes de prix imposés ne seront pas obligés de se déclarer mais la Commission pourra enquêter sur eux.
Le risque encouru est: important : lourdes amendes pouvant aller jusqu'à 10 % du chiffre d'affaires des sociétés (c'est-à-dire, d'ordinaire, bien plus que leur bénéfice), dommages-intérêts massifs à ceux qui se trouveraient lésés, publicité donnée à certaines infractions, obligation pour certaines entreprises de modifier profondérnent leurs structures et leur politique.
- L'individualisme m'est sympathique, déclarait 141. Verloren van Thémaat, directeur général de la concurrence à Bruxelles, mais il doit rester individuel, L'individualisme inter-entreprises doit, au contraire, être contrôlé et prouver qu'il a des effets positifs : l'individualisme collectif présente des dangers.
Des dizaines de milliers d'ententes ont été signalées à Bruxelles. Paperasserie colossale dont le dépouillement est fort lent. La Commission souhaite, par autorisation collective, régler le plus grand nombre de dossiers possible.
Des inquiétudes seront élevées chez les professionnels. Les mécanismes qui assurent la politique d'une marque ne tomberaient-ils pas sous l'effet de règles qui proscrivent les ententes? N'existe-t-il pas une sorte de solidarité, presque de saine complicité, entre tous ceux qui participent ensemble à la confiance que le public accorde à ce mot magique qu'est une marque? Une discipline y est nécessaire pour assurer la qualité, la disponibilité, le service parfait rendu au client.
Il a été possible de rassurer ces inquiets. En revanche, Ies «exclusivités territoriales absolues », qui interdisent la concurrence entre distributeurs sur une marque dans un secteur donné, sont interdites.
Pour l'automobile, déclarait M. Marjolin en mars 1963, le constructeur peut avoir le souci légitime d'assurer que le réparateur connaisse le matériel et qu'il le remette en état selon certaines normes. S'il s'agit au contraire de textiles ou de petits-beurre, le problème se pose en termes différerats. La forme juridique du lien ne sera pas seule en cause : sa justification économique sera examinée cas par cas. On cherchera si les contrats font obstacle ou non à la libre circulation des produits d'un pays à l'autre, à une saine concurrence, à l'unité du marché.
La concurrence n'est pas spontanée. La liberté ne doit pas être celle du « renard libre dans le poulailler libre ». Les entreprises reçoivent une marge d'action accrue : toute l'Europe, mais à condition de respecter la règle du jeu.
Pour tous, liberté de s'établir.
Avocats, artistes, sportifs, experts, publicitaires, agents de tourisme, représentants, artisans de toutes sortes et industriels qui travaillent à façon, etc., toutes les branches sensibles à la concurrence étrangère sont touchées par le traité de Rome. Il stipule en effet que, progressivement, les professionnels des six pays pourront soit s'établir, soit offrir leurs services dans toute la communauté (art. 52 à 66), de même que les travailleurs peuvent y circuler librement.
Jusqu'alors, neuf fois sur dix, lois et règlements réservaient, en fait, chaque marché intérieur aux nationaux et ne laissaient passer la concurrence étrangère qu'à dose symbolique.
Dès l'entrée en vigueur du traité, il ne fut plus permis aux États d'aggraver les textes en vigueur, mais ceux-ci subsistaient, condamnés à terme. Un calendrier de suppression des obstacles fut adopté par le Conseil de ministres à la fin de 1961.
Le droit d'établissement intéressait tous ceux qui voulaient ouvrir une entreprise (industries, commerce ou service), une succursale ou une filiale dans un pays de la Communauté autre que le leur, mais également tous ceux qui redoutaient de voir les concurrents étrangers s'installer en face de leur boutique. Si par exemple un Hollandais a envie d'établir son magasin de confection en France ou en Italie, il pourra le faire sans craindre qu'une loi ou une circulaire ne vienne suspendre ou limiter son activité.
Les étrangers, précise le programme, pourront, au moment où aura été appliquée la directive concernant leur genre d'activité, passer tout contrat, concourir pour tout marché public, acquérir des immeubles ou brevets, emprunter, plaider, bénéficier des aides, s'affilier aux organes professionnels et sociaux, bénéficier du même régime que les citoyens du pays en cas de nationalisation, expropriation, acquisition, etc.
Certains services exigent un déplacement du professionnel : montage ou construction, entretien, organisation du travail, formation de personnel, activité des représentants, des artisans, maçons, monteurs, mécaniciens réparateurs, professions libérales, spectacles, etc. Les obstacles peuvent venir de règles professionnelles, d'entraves aux déplacements du matériel nécessaire, ainsi que de difficultés de transfert des devises.
Lorsque c'est le client qui se déplace, la difficulté vient surtout des questions de devises, aggravées parfois par des contingents et des droits de douane. Lorsqu'il s'agit d'usiner, de transformer des produits, de réparer, d'essayer des appareils, d'expertiser, de chercher (brevets, marques), de reproduire, de publicité, de presse, s1'études de marchés, de banques, de manutention, de magasinage, d'expositions et foires, de plans, d'éditions, de traductions, etc., les obstacles sont surtout douaniers et monétaires. Tous devront être écartés.
Le programme se réalise avec un retard important. Pourtant, peu à peu, les perspectives s'en précisent.
A CHAQUE MÉTIER SES PROBLÉMES
Bruxelles a rempli un annuaire avec la liste des associations européennes chargées de représenter les intérêts de telle ou telle corporation. Chacune d'elles a ses problèmes propres.
Nous ne pourrons citer que quelques exemples ; fabricants de réfrigérateurs, entrepreneurs du bâtiment, régie des tabacs, commerçants, cultivateurs. Ils donneront une idée de la diversité de ce qu'il faut résoudre.
Après 1950, avec la hausse du niveau de vie, s'est développée très vite l'industrie du réfrigérateur. Des contingents d'importation l'ont d'abord protégée.
Le Marché commun les supprima pour les « carrosseries » puis, en 1961, pour les armoires complètes. La concurrence s'établit.
Dans ce secteur, l'Italie s'est développée tard. De nombreuses petites firmes y réussissaient, mais quatre grandes se sont assuré les trois quarts du marché intérieur, repoussant les autres vers les débouchés extérieurs. Elles y obtinrent peu de succès en Allemagne où les liens industrie-commerce sont forts. En France, au contraire, elles réussirent.
Les acheteurs français choisirent-ils alors des marques italiennes ? Non. Mais sur la centaine de marques françaises, la plupart appartiennent à des commerçants qui font fabriquer leurs modèles par une quinzaine de sociétés industrielles. Les Italiens offrant des prix plus avantageux, ils changèrent de fournisseurs.
Moins chers ? Pourquoi? Prix moins élevé de la main-d'oeuvre, fiscalité moins lourde et, dit-on, moins inflexible, facilités offertes aux industriels qui s'établissaient dans le Midi, enfin, techniques plus légères que celles qui prévalaient en France, contrôle moins strict, aux tolérances plus larges, l'essentiel étant pourtant sauvegardé.
La campagne 1962 fut mauvaise pour les constructeurs français. Ils abordèrent les vacances chargés de stocks et s'aperçurent alors que les Italiens occupaient un tiers de leur marché. D'urgence, ils durent fermer des ateliers, réduire d'un tiers le nombre d'heures travaillées dans une industrie de 10 000 personnes. Une atmosphère de crise se répandit dans certains petits centres. Par bonheur, la plupart des usines étaient en des zones industrielles où la main-d'œuvre manquait. Le reclassement, dit-on, fut aisé, mais n'était-il pas temps d'interrompre le combat?
- Pas du tout, répondaient les Italiens. Nous gagnons sur les réfrigérateurs, et vous, sur d'autres postes. C'est le jeu du Marché commun. Continuons.
Les, Français demandaient un répit, s'appuyant sur les clauses de sauvegarde du traité de Rome. La Commission leur accorda un printemps, celui de 1963, pendant lequel ils furent protégés, contre les réfrigérateurs qui passaient les Alpes, par un droit dégressif de février à juillet. Les Italiens attaquèrent en Cour de justice, mais perdirent. Le 1e 1er août, le Marché commun du réfrigérateur redevenait intégral.
Les Français s'étaient alors rassurés. Des entreprises s'étaient concentrées, Thomson avec Bendix et Conord, Brandt avec Vedette. Des retours d'appareils défectueux, pas très fréquents, mais plus qu'avec les constructeurs français, des ennuis avec un réseau commercial et des services après vente trop rapidement implantés avaient rétabli l'équilibre de la concurrence.
Les Français sont repartis sans complexe. Leur foi européenne n'avait pas fléchi. Leur aventure prouvait, toutefois, qu'il ne suffit pas d'abaisser les droits de douane, il faut encore se hâter d'harmoniser les politiques fiscales et monétaires et se préoccuper des capacités de production disproportionnées avec les débouchés possibles.
En face de ceux qui ont dû subir le premier assaut, il faut placer la multitude des industriels qui ont trouvé des débouchés nouveaux puisque les exportations françaises vers le Marché commun ont été multipliées en volume par 2,5 de 1958 à 1962. Grâce à lui, de nombreuses firmes ont vécu d'exportations lorsqu'en 1959 le marché intérieur a fléchi. Dans toute la Communauté, des expériences analogues pourraient être citées.
Beaucoup d'industries dont les produits sont moins mobiles que les réfrigérateurs, ou qui ont des statuts spéciaux, sont encore dans l'attente. Pour elles, la course commence à peine et elles se préoccupent d'obtenir les harmonisations nécessaires afin que la concurrence se déroule dans des conditions acceptables.
Les professionnels du bâtiment et des travaux publics, par exemple, ont des conditions de travail très différentes de celles de la grande industrie. Ils fabriquent des prototypes sur des chantiers nomades, sont soumis aux intempéries, obligés d'arrêter les prix sans connaître vraiment les coûts. Pour qu'ils puissent lutter entre eux à armes égales, il faudrait harmoniser, dans la Communauté, la manière dont se règlent, devant les tribunaux, les litiges entre constructeurs et entrepreneurs, le mode de sélection des entreprises qualifiées, le régime des adjudications et marchés qui diffère beaucoup d'un pays à l'autre... à moins qu'ils ne soient jugés inaptes au service actif dans le Marché commun, à titre d'auxiliaires de la puissance publique pour laquelle ils travaillent beaucoup. Les professionnels en seraient fort aises, mais il est douteux qu'ils l'obtiennent.
Et les industries d'État, que deviennent-elles? Il en est une, en France, qui touche de très près les consommateurs, tout disposés à contribuer, en fumant, à faire l'Europe comme à équilibrer le budget : celle du tabac. La Régie autonome des tabacs a le monopole de l'importation. Rien de plus contraire à un Marché commun. Sans vouloir brusquer, ni sans compromettre les recettes fiscales, la Communauté a essayé d'obtenir qu'elle laisse le consommateur choisir entre toutes les marques européennes sans en fausser gravement les prix.
Avant 1959, chacun des futurs associés, sauf les membres du Benelux, fumait ses propres cigarettes sans en offrir aux voisins, ou plutôt sans daigner en acheter chez le voisin. La Communauté a obtenu que se crée un courant d'échanges. Le Français moyen fume désormais, par an, trois cigarettes et un demi-cigarillo venant de chez ses partenaires. Sa Régie des tabacs n'a réussi à rendre friands de « Gauloises » ni les Allemands (ils ne s'intéressent qu'aux cigares hollandais) ni même les Italiens : ceux-ci prennent à la France deux fois moins de cigarettes qu'aux Belges, et trois fois moins qu'aux IHollandais. Pour des raisons sanitaires, l'Italie a interdit toute publicité pour le tabac, garantissant ainsi par la bande à ses marques, seules connues depuis longtemps, le privilège exclusif de la notoriété. Est-ce fausser la concurrence ? Sans doute. On ne peut pourtant pas interdire les mesures sanitaires. II n'est pas toujours facile de découvrir à quelles conditions, dans telle ou telle industrie, peut s'exercer sainement la concurrence ; mais toutes, avant longtemps, la connaîtront.
Et les commerçants ? Leur problème, c'est que des concurrents étrangers, soit directement, soit sous forme de succursales, vont être autorisés, ces années prochaines, à venir leur faire concurrence. En tiennent-ils compte ? Prenons l'exemple des détaillants en articles textiles.
Ils ne sont pas hantés, semble-t-il, par cette question de droit d'établissement. Ils pensent que la concurrence se fera plutôt à l'échelle des grands magasins et des supermarchés.
Les salons européens du prêt-à-porter facilitent leur tâche : Cologne à la fin août pour les hommes; Paris pour les darnes. En Allemagne, puis en France, des grossistes importants ont mis au point des méthodes commerciales qui, respectant l'indépendance du détaillant, le soulagent de la charge de choisir à chaque saison ses modèles.
Les fournisseurs se spécialisent. L'Italie se taille une belle place pour le vêtement léger et coloré. Les Hollandais vendent beaucoup de confection courante. Les Allemands travaillent à la chaîne, mais soignent les modèles. Ils les achètent souvent à Paris, à moins qu'ils ne fassent venir à prix d'or des modélistes. La mode féminine française affirme de plus en plus, dans le prêt-à-porter, sa suprématie.
Les commerçants sont, avec les consommateurs, les grands arbitres du match européen. Ce qu'on leur demande c'est de jouer le jeu et de savoir choisir. Four les producteurs, l'épreuve est parfois rude et nécessite quelques précautions, mais ils reconnaissent qu’avec la liberté le Marché commun leur apporte une discipline saine.
Le commerçant aime toujours le libre-échange. L'industriel est plus nuancé et se laisserait volontiers protéger. Quand il est rentré dans le jeu, il s'y attache.
Et l'agriculteur? c'est souvent sur lui qu au cours de l'Histoire a buté la liberté. Rappelcz-vous en France Méline-pain-clcer défendant le paysan contre l'invasion des blés à culture extensive d'outre-Atlantique. En Allernagne, Bismarck l'avait devancé. La GrandeBretagne avait pris la voie contraire, mais elle avait presque détruit son agriculture.
Pour I'homme de la terre, que représente l'élargissement des marchés dans la Comrnunauté européenne? Dans les villages, le Marché commun a donné un point de perspective. Lors de manifestations dans la vallée du Rhône contre les importations de fruits et légumes d'Algérie et des pays de l'est, en 1963, il est remarquable que les mécontents n'aient pas attaqué le Marché commun. Les importations de fruits et légumes d'Italie n'étaient pas moins redoutables mais elles ont une contrepartie : un débouché neuf et riche. Donc tout le monde joue le jeu.
Jouer le jeu, c'est s'adapter aux structures nouvelles qu'exige l'Europe.
L'agriculture était traditionnellement enfermée, protégée, nous disait E. Pisani. Le Marché commun lui apporte à la lois la concurrence et la protection, un changement d'échelle. Elle s'înterroge sur ses conséquences. L'homme ne change que s'il sent que le monde change. Sur la lancée européenne, les ruraux acceptent des évolutions qu'ils avaient toujours refusées.
- Que doivent-ils modifier ?
- Sur un marché de 200 millions de consommateurs, parfois séparés par 2.000 kilomètres, ni une petite exploitation ni une coopérative trop faible pour posséder un service commercial actif ne peuvent être présentes. Les agriculteurs ont compris qu'ils devaient organiser de plus grandes unités.
Il faut dire aux cultivateurs : vous avez besoin de groupements de taille suffisante pour que vos produits soient vendus en Allemagne par un spécialiste parlant allemand. Il doit pouvoir, si le marché est mauvais ce jour-là, louer un dock frigorifique au lieu de liquider à n'importe quel prix. Qui empêche que ces groupements ne soient formés par l'union d'entreprises familiales?
- Question d'hommes?
- En effet. La France à elle seule devra, dans les années qui viennent, recruter et former deux à trois mille cadres économiques de l'agriculture. Certains auront intérêt à quitter leur ferme. Pour eux s'ouvre une voie neuve.
Cc qui intéresse le cultivateur, c'est de savoir si la politique européenne peut le mener à parité de revenus avec les autres catégories sociales. Peut-être n'y suffirat-elle pas, mais elle y contribuera.
Pour lui, le vrai Marché commun agricole doit commencer le 1er juillet 1967. Ainsi en a-t-il été décidé, le 15 décembre 1964, au cours de Marathon 111, plus pénible encore que ses prédécesseurs mais moins dramatique. On ne doutait pas du succès.
Les règlements agricoles définis en janvier 1962 et décembre 1963 chargeaient le Conseil de décider des prix mais ne tranchaiant pas la question brûlante : quels seraient les prix? Ils prévoyaient un rapprochement progressif. Pour l'Allemagne, réduire d'année en année la somme versée à ses céréaliers se révéla politiquement impossible. S. Mansholt proposa donc de rapprocher les prix en une seule fois, moyennant un système complexe de subventions aux pays contraints à la baisse. C'est ce qu'il obtint après d'interminables hésitations et retards.
A partir de juillet 1967, pour les produits agricoles, tous obstacles techniques devront avoir disparu. Les prix seront les mêmes ou plutôt ils seront cohérents, compte tenu de l'incidence des frais d'approche. Ils seront libellés en « unités de compte européennes », qui équivalent au dollar. Cela rendra fort difficile toute dévaluation des monnaies des Six.
Dès ce moment, c'est la Communauté qui va prendre en charge, par le F.E.O.G.A. (Fonds d'orientation et de garantie agricoles), les interventions sur le marché et les frais d'écoulement des stocks. Son budget sera très lourd. Peut-être le Parlement européen en aura-t-il le contrôle.
Pour l'agriculteur, le gros avantage du Marché commun sera d'ouvrir de larges débouchés. Il ne craint plus autant qu'avant que la surproduction suive tout effort efficace de productivité. En revanche, la concurrence sera dure, et les prix sévères en général. L'exploitant peu productif , à prix de revient élevé, risquera beaucoup d'être éliminé.
Le Marché commun consommera beaucoup de produits, mais exigera des qualités excellentes, soigneusement normalisées. L'élargissement des débouchés va requérir un système commercial développé, efficace.
Pour l'agriculteur, l'Europe apporte une rude concurrence mais aussi la promesse d'une vie meilleure.
Charbon, acier, commerce, industrie, agriculture, mais aussi presse, architecture, bâtiment, etc. Toutes les professions ont, dans le Marché commun, leurs problèmes particuliers. Mais toutes vont vers un même but : l'égalité totale des citoyens d'Europe pour exercer leur métier.
Pour les États comme pour les hommes d'affaires, les disciplines communes se resserrent. En contrepartie les perspectives s'élargissent et le champ d'action s'accroît.
UNE UNION PLUS INTIME
L'union de l'Europe aura pour l'homme d'affaires des conséquences profondes. Il faut très sommairement passer en revue les principales.
La plus directement sensible sera probablement l'impôt. Il est inutile de supprimer les droits de douane si, aux frontières, les percepteurs continuent à remplir une fonction analogue. Pour 1970 au plus tard, les taxes indirectes devraient être harmonisées.
La plupart des pays ont alors des impôts « en cascade » : un pourcentage est retenu à chaque vente. Cela favorise l'entreprise intégrée, qui fait tout elle-même. Il devient impossible de savoir combien d'impôt est incorporé dans un objet selon le circuit suivi. Le détaxer à l'exportation, le retaxer à l'importation, comme c'est la règle normale, ne peut se faire qu'à des taux arbitraires. D'où chicanes.
La Communauté préparait l'adoption d'un système analogue à la taxe sur la valeur ajoutée française. A chaque vente, l'État prélève, disons 20 %, mais on peut déduire de cette somme tous les impôts déjà payés par des fournisseurs. Au total, quel que soit le circuit, c'est toujours 20 % du prix final qui est payé.
Le Marché commun des transports se révèle très difficile à mettre sur pied. Le choix d'un poids par essieu pour les véhicules européens, par exemple, met en jeu de gros intérêts industriels. Mais une meilleure concurrence en matière de transports et des tarifs uniformes rendront les échanges plus fluides.
Le marché des capitaux s'unifie lui aussi, progressivement. Peu à peu, des directives interdisent les pratiques restrictives. Pas de révolution encore, mais les retours en arrière sont empêchés, les progrès s'amorcent et peu à peu l'argent circule mieux.
Des quantités de lois sur les normes, sur l'étiquetage, sur les règles sanitaires, sur les formalités administratives vont être peu à peu harmonisées. Ce sont encore des obstacles très efficaces aux échanges.
La politique régionale se conçoit désormais à l'échelle de la Communauté. Une des inquiétudes des auteurs du Marché commun était un précédent historique : l'unité de la France, de l'Allemagne, de l'Italie, des États-Unis, s'est faite au profit de l'économie du Nord, au détriment de celle du Sud.
Avec le concours de la Banque européenne d'investissement, une politique active s'oppose au dépérissement des régions menacées. C'est d'abord et surtout le sud de l'Italie, premier bénéficiaire des prêts. C'est aussi la région proche du Rideau de fer, en Allemagne fédérale. En France, le Sud-Ouest est surveillé de près. En Belgique, c'est le Borinage, où ferment les mines, et c'est la Flandre, dont le développement est plus tardif. Le plein emploi et la pénurie de main-d'oeuvre aidant, à longueur de temps, on peut espérer parvenir à une répartition harmonieuse des activités.
Cette politique régionale doit s'inclure dans un plan d'ensemble. C'est le fameux problème de la « programmation européenne ». Il semble qu'on s'oriente très nettement vers une « politique à moyen terme » de l'Europe, même si les Allemands sont un peu réticents. La coordination des budgets est en cours.
A plus court terme, les Six ont mis au point un plan de stabilisation commun, en avril 1964. Dans un jour d'humour, M. Giscard d'Estaing, ministre français des finances, l'a résumé en ces dix ommandements:;
- Inflationniste point ne seras de coeur ni de consentement ;
- Frontières ouvertes garderas sans les fermer aucunement;
- Ton budget tu n'augmenteras jamais plus de cinq pour cent ; - - - Tes impôts tu élèveras si ton dreficit est trop grand;
- A long terme tu emprunteras pour encaisser du vrai argent;
- Le crédit tu encadreras et restreindras durablement ;
- Revenus tu surveilleras pour qu'ils s'accroissent également ;
- Construction tu ralentiras de luxe principalement ;
- Tes voisins tu consulteras pour équilibrer tes paiements ;
- Et tes parents honoreras S'il t'en reste encore le temps.
Ce plan est suivi. Il se révèle efficace, mais freiner les affaires ne va pas sans inconvénient.
En contre-partie, la Commission se préoccupe des mesures à prendre pour s'opposer efficacement à une crise s'il s'en produisait. Elle a recommandé aux États de s'assurer les informations précises et rapides et les moyens d'action nécessaires pour agir vite, pour empêcher, dans les Etats fédéraux comme l'Allemagne, les divergences de politique entre pouvoir central et autorités locales, etc.
Enfin, couronnement des efforts, les Six s'orientent, nous le verrons avec « Initiative 1964 », vers l'union monétaire, prélude à la monnaie commune qui simplifiera beaucoup les affaires.
Conjoncture commune, discipline commune, problèmes divers selon les métiers mais orientés vers la même liberté de travailler et d'offrir ses services à tous les Européens, union économique harmonisant toutes sortes de conditions de travail : l'Europe de tous les jours entre profondément dans la vie de chacun, dans les intérêts de chacun, tandis que se resserre la solidarité.
« PARTNERSHIP » AVEC LES ÉTATS-UNIS
Les États-Unis d'Europe. Ce simple titre rappelle qu'il est d'autres États-Unis. Avec leur formidable puissance, écrasante au moment où commençait cette histoire, énorme quoique plus contestée quand elle s'achève, ils font figure, pour les Européens, du grand frère, du parrain peut-être avec qui les rapports un peu rudes sont souvent confiants mais non moins souvent tendus. Ils vont évoluer lorsque après la période idyllique de l'Europe naissante vont se découvrir les oppositions d'intérêts. Ils vont mûrir sous l'influence de John Kennedy.
Lorsque Churchill s'écrie « Debout, Europe! n au lendemain de la guerre, le vieux continent, ruiné et en ruine, attend tout du vainqueur.
Dès 1947, le général Marshall lance son fameux plan qui va apporter des milliards de dollars à l'Europe. Il y met une condition: que les différents pays se mettent d'accord sur leur répartition. Pour remplir cette tâche, nous avons vu naître l'Organisation Européenne de Coopération Économique (O. E. C. E.). La grande Europe (17 pays) y a appris l'art du dialogue (pas de décision sans unanimité) et s'est accoutumée à des échanges plus libres. Les Américains n'y étaient présents que comme observateurs.
Harry Truman, président des Etats-Unis, et tout le peuple américain accueillirent avec satisfacticn et beaucoup d'espoir la naissance du pool charbon-acier.
Eisenhower avait soixante-deux ans quand il succéda à Truman en 1953. Comme chef des forces alliées chargées de libérer l'Europe occidentale dont il avait vécu intensément le drame et les sanglants désaccords. Comme commandant suprême des forées des nations atlantiques en Europe et jusqu'à la veille de son élection, il a profondément senti combien l'amitié de ces pays est indispensable à la sécurité commune. Il appuie la malheureuse communauté européenne de défense et se bat pour prolonger autant qu'il le faudra l'aide Marshall.
La naissance du Marché commun et celle de l'Euratom eurent l'appui total des Américains et ce fut fort précieux. En effet, de nombreux pays voyaient avec quelque inquiétude se constituer ce bloc économique où les pays de plus en plus gros consommateurs d'Europe occidentale s'offraient leurs marchés les uns aux autres au détriment de leur, autres fournirsseurs. Au G. A. T. T. (organisme rnondial du cctmnercc), l'atmosphère était souvent hostile aux Six.
Vint la zone de libre-échange. Les Américains se trouvèrent alors plus ou moins en position d'arbitres. Les Anglais, notamment, leur demandèrent souvent d'intervenir pour éviter que l'Europe ne se brisât en deux.
Sans prendre officiellement parti, les Américains optèrent pour les Six. Économiquement, l'Union de l'Europe risquait de restreindre leurs débouchés, au détriment des échanges internes de l'union douanière. Cet inconvénient était moins lourd pour les Six que pour la grande Europe. Mais surtout il avait pour compensation une perspective d'union politique, donc d'unité de défense qui pouvait rééquilibrer le monde et éviter aux États-Unis d'avoir à envoyer tous les vingt ans leurs « boys » faire la guerre sur l'ancien continent. Le groupe purement commercial de la zone de libre-échange, où la neutralité suisse, suédoise et autrichienne risquait de donner le ton, n'apportait rien à la défense commune.
Après l'échec de la zone de libre-échange, l'0. E. C. E., qui avait pris nettement parti pour cette formule, se trouva ébranlée. Les Américains et les Canadiens décidèrent alors d'entrer dans l'organisation nouvelle qui en prit la suite, dans le même château de la Muette, à Paris: l'Organisation de Coopération et de Développement Économique (O. C. D. E.) à vingt pays : les Six, les sept de la zone de libre-échange, quatre moins développés (Irlande, Turquie, Grèce et Portugal) plus l'Espagne et les deux nord-américains. En 1964 vint s'y joindre le Japon. La coopération efficace entre la Communauté européenne et les Etats-Unis, notamment en matière de problèmes économiques, y a trouvé un cadre.
Donc, relations amicales très constantes qui ont apporté à l'entreprise des Six un appui de premier ordre. Pourtant l'heure des difficultés arrivait.
LES INTÉRÊTS DIVERGENT
C'est au tournant des années 60 qu'alyaraissent en pleine lumière les écueils.
Début 1959 : dévaluation du franc, convertibilité des monnaies européennes et début effectif du Marché commun. La balance commerciale de la France se redresse, celle de l'Europe reste très favorable. Un flux d'or et de dollars baigne l'Europe... au détriment des États-Unis.
L'économie américaine est devenue stagnante et supporte de plus en plus mal l'énormités des charges d'aide et de défense qui pèsent sur elle.
En janvier 1961, c'est l'avènement à la Maison Blanche d'un jeune président plein de dynamisme, John F. Kennedy. Fin 1961, les Six définissent leurs premiers règlements agricoles.
Le nouveau président se débat dans la querelle raciale, dans la délicate partie dl échecs qui se joue autour de Cuba avec Khrouchtclrev: revers et succès, liés, hélas! à la menace atomique.
En économie, il joue une partie difficile, tente de relancer l'expansion par une politique monétaire expansionniste qui permettrait de retrouver l'équilibre de 1a balance des paiements. La méthode est discutée, mais elle se montre capable de relancer l'économie américaine. Elle est la contrepartie d'une sympathique volonté de ne pas relâcher l'effort mené par les Etats-Unis pour la défense du monde libre et le développement des pays neufs.
C'est sous Kennedy que s'est trouvée progressivement dépassée la période idyllique où faire l'Europe était pour les Etats-Unis un objectif tellement souhaitable que ce pays semblait oublier parfois ses intérêts propres. La pittoresque guerre des poulets fut le symbole de ce réveil dont la crise du dollar fut une des causes profondes.
La technique de production des poulets à rôtir et à expédier congelés a beaucoup évolué à partir de 1955. Les Américains ont alors multiplié leur production par cinq et se sont taillés en Allemagne un magnifique marché.
La mise en vigueur des règles adoptées par le premier marathon agricole eut pour effet de renchérir brutalement le droit d'entrée sur les poulets en Europe.
Au début de 1963, les importations ne représentaient plus que le tiers de ce qu'ils étaient deux ans plus tôt, Aux États-Unis, de vigoureuses protestations s'élevaient.
On prit conscience alors brusquement que le temps des projets et des rêves était révolu. L'Europe unie n'apparaissait plus parée de toutes les vertus comme au temps où la solidité financière des États-Unis était encore à toute épreuve.
Les trois milliards d'or par an qu'ils avaient perdu depuis plusieurs années les rendaient ombrageux.
II est alors urgent pour eux de redresser leur balance commerciale, c'est-à-dire d'exporter davantage. L'Europe, devenue une force réelle, défend ses intérêts. Elle n'a plus la douceur angélique du rêve de naguère.
Le ministre de l'Agriculture de Kennedy est Orville Freeman, un sénateur représentant un État gros producteur de poulets. Il réussit à faire de cette affaire garfois burlesque un test : l'Europe a-t-elle l'intention de développer ou de bloquer les échanges? On parlait du protectionnisme forcené de la politique agricole européenne. Un sénateur influent, M. Fullbright, alla jusqu'à dire aux Allemands que, s'ils n'achetaient pas de poulets, ils ne pourraient, faute de dollars, continuer à être défendus par les soldats américains.
Avec ennui, les ministres des Affaires étrangères discutèrent, malgré la modestie de leur expérience personnelle en la matière, pour savoir combien il faut de blé pour obtenir un kilo de poulet. C'était nécessaire pour recalculer le « prélèvement », donc le régime de protection. Finalement, ils maintinrent leurs positions. Les Américains décidèrent des représailles. Ils s'estimaient lésés de 46 millions de dollars par an. Les Européens admettaient le dommage, mais l'évaluaient à 19 millions.
Un arbitre fut désigné: une commission du G.A.'f.T. (organisme mondial du commerce). Elle étudia comment avaient évolué les importations du marché suisse, en conclut que le préjudice était de 26 millions.
Sur la foi de cette expertise, les Américains augmentèrent leurs droits de douane sur le cognac, sur certains camions, la dextrine et l'amidon. Pour le poulet, rien n'était changé.
C'était une manière contentieuse, réaliste, terre à terre de résoudre les conflits d'intérêts. John Kennedy trouva beaucoup mieux.
LE « PARTENARIAT »
Le 4 juillet 1962 à Philadelphie, il déclarait : Nous voyons dans une Europe unie un partenaire que nous pouvons rencontrer sur une base de complète égalité dans toutes les grandes et laborieuses tâches de l'édification et de la défense d'une communauté de nations libres.
A la Paulskirche de Francfort, il déclarait le 25 juin 1963 : Plusieurs prétendent que les États-Unis reviendraient à un nationalisme borné... Au lieu de cela, nous plaçons nos espoirs en une Europe unie et forte, qui parle un même langage et agit d'une même volonté, en une puissance mondiale qui est en mesure d'aborder les problèmes mondiaux comme un partenaire pleinement valable et égal en droit... dans le cadre d'un « partnership » atlantique, comme ensemble de parties indépendantes qui participent à égalité aux fardeaux et aux décisions et qui sont unies à la fois par les tâches de la défense et par les oeuvres de paix.
Cette ofre de « partnership », dont l'idée figurait dans une motion du Comité d'action pour les Etats-Unis d'Europe, avait été mise au point au cours de conversations entre le président et Jean Monnet.
Convaincre les grands de ce monde, m'a dit un jour celui-ci, c'est très facile. Il faut d'abord savoir ce qu'ils veulent. Il ne faut pas vouloir prendre leur place. II faut leur laisser le mérite de l'action. Il faut leur proposer un cadre de rencontre et une grande perspective.
S'agissait-il d'un marché commun atlantique? La pensée de Kennedy ne fut pas précisée d'emblée, mais il n'était question pour les États-Unis de faire une union douanière, ni sans le Japon, pour des raisons politiques, ni avec lui, ce qui eût compromis leur industrie. Du côté européen, on ne souhaitait pas non plus trop d'unité, car on ne sentait pas les États-Unis prêts à accepter autant d'influence de la part de 1`Europe qu'ils en eussent exercé eux-mêmes. C'est sur la plan de la réduction des obstacles aux échanges qu'on s’orientait.
L’offre de « partnership » se situe primitivement la perspective d'une entrée de la Grande-Bretagne et de plusieurs autres pays dans le Marché commun. H. Macmillan avait cherché aux États-Unis un appui pour résister aux Six, souhaitant rester l'interlocuteur privilégié des États-Unis. Il s'était vu conseiller une adhésion au Marché commun.
Durant l'été 1962, tout le monde prévoyait l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté économique européenne, et J Kennedy offrait à la grande Europe de supprimer totalement et réciproquement, au bénéfice de l'univers, les droits de douane sur tous les produits sur lesquels 80 % des échanges mondiaux se réalisaient entre les États-Unis et la grande Europe. Il y en avait beaucoup. Les autres seraient abaissés de moitié.
Kennedy obtint du Congrès le vote du « Trade expansion Act », qui lui donnait les pouvoirs nécessaires pour cette première étape du «partnership ».
La rupture des négociations avec la Grande-Bretagne vint amputer ce rêve grandiose. Voyons ce qu'il en reste.
LE KENNEDY ROUND
Même s‘il est devenu itnpossible de supprimer complètement les droits pour beaucoup de produits, les réduire dc moitié par négociation surtout entre l’Europe des Six et les États-Unis, reste un objectif qui en vaut la peine. Il fut décidé de confier l'affaire au G.A.T.'f. Ce sigle barbare représente les parties contractantes au « General Agreement on Tanffs and Trade » négocié à La Havane en 1947.
Installé à Genève, outillé pour les négociations multilatérales sur les tarifs de douane, le G.A.T.T. a rendu d'énormes services et contribué à la prodigieuse expansion du commerce mondial. Il a d'abord freiné et limité la plupart des mesures protectionnistes que les Etats avaient coutume de prendre pour parer la moindre difficulté et de conserver indéfiniment une fois qu'elle était résolue. II a organisé des abaissements réciproques de droits à la suite de lentes négociations produit par produit. Enfin, sur la proposition de M. Dillon, il a essayé d'abaisser de 20% l'ensemble des tarifs douaniers, mais les exceptions furent si importantes que la réduction moyenne ne fut que de 8 %.
Les techniciens de G.A.T.T. ont coutume de comparer leur travail aux multiples reprises d'un combat de boxe. D'où « Dillon round », «Kennedy round ».
C'est surtout entre le Marché commun et les ÉtatsUnis que se centra d'abord le débat.
Pour la première fois dans une affaire de cette importance, c'est la Commission européenne qui parle au nom des Six. Ces pourparlers sont menés par le fils d'un pasteur de Liège, né en 1902, docteur en droit, Jean Rey. Avocat, à trente-trois ans il entre au Conseil de la ville. A trente-neuf ans, il est député et promoteur de l'Entente libérale wallonne.
Prisonnier de guerre, il est réélu en 1946, devient en 1949 ministre de la Reconstruction. C'est un militant européen fervent et efficace.
Ministre des Affaires économiques à partir de 1954, il a senti de très près les problèmes que pose une économie trop étroite et l'absence d'un marché intérieur ample et structuré. En 1958, il devient commissaire européen, chargé des relations extérieures. A ce titre, il doit traiter d'abord l'énorme problème de la zone de libre-échange, puis celui de, l'adhésion anglaise et des candidatures qui affluent, régulariser les relations entre les Six, le reste de l'Europe, les Etats-Unis et le tiers monde.
Très libéral de pensée et de sentiments, il a pris peu à peu conscience des exigences de la logique externe de la Communauté : s'organiser en un territoire, ménager des zones suffisantes de protection, faire du tarif extérieur commun un instrument d'unité.
En face de lui, le président des Etats-Unis a désigné un ambassadeur spécial, l'ancien ministre des Affaires étrangères du général Eisenhower, M. Herter.
Né. en 1895 à Paris, où son père, peintre de valeur, résidait, petit-fils d'un célèbre architecte d'origine allemade, il avait partagé sa carrière entre la diplomatie, la direction d'un journal, le professorat puis, à partir de 1934, la politique comme député républicain. 11 fut l'un de ceux qui préparèrent le plan Marshall, puis la création de l'O.C.D.E. C'est un bon négociateur, obstiné mais sachant, le moment venu, s'adapter au réel.
Il est trop tôt pour faire l'histoire du Kennedy round et son détail sort du cadre de ce livre. Cet épisode a pourtant joué un rôle très important dans l'histoire de la Communauté européenne. Sans lui, il est beaucoup moins certain que les négociations agricoles auraient pu être menées à bien.
En effet, la perspective de voir s'abaisser de moitié les droits de douane entre l'Europe et les États-Unis a outt de suite passionné les pays les plus commerçants des Six et surtout l'Allemagne. C'était l'occasion d’écrêter le fameux tarif extérieur commun qui faisait si peur aux Hollandais, de s'ouvrir l'immense marché américain qui faisait tant envie aux industriels allemands.
La perspective de la négociation Kennedy a incité les Allemands à renouer après la rupture avec la GrandeBretagne. Les ministres devaient ensemble définir un mandat de négociation qui permettrait à la Commission de traiter avec les États-Unis et les autres puissances. Le seul moyen de l'obtenir était de consentir à progresser dans l'affaire agricole. En effet, les Français ne manifestaient aucun désir particulier d'abaisser les droits de douane à l'échelle mondiale.
Leurs patrons souhaitaient plutôt souffler un peu après les efforts qu'avait exigé d'eux 1e Marché commun. La France était donc dans une excellente position pour négocier.
A la fin de 1963, il fallut tenir les promesses contenues dans le programme de travail du mois de juin précédent. Les pourparlers sur l'agriculture furent très durs.
Pour le Kennedy round, les discussions s'étaient prolongées pendant de longs mois. En effet un problème majeur avait été soulevé : celui des «disparités ».
Le niveau tarif douanier américain variait beaucoup d'une position à l'autre. prohibitif sur les produits sensibles, il était fort modéré sur les autres. Le tarif des Six, au contraire, obtenu par moyenne entre des taux disparates, est beaucoup plus uniforme autour d’une moyenne de 12 %.
Or, réduire de moitié un droit de 40 %, c'est garder une protection très sensible. En contrepartie, passer de 8 à 4 %, c'est se démunir presque cornplètenrent. La France, soutenue par les industriels des autres pays de la Communauté, sinon par leurs gouvernenents, exigeait que le droit le plus faible fût réduit dans une proportion moindre que le plus fort.
Au cours du marathon de 1963, l'accord put être fait entre les Six sur une formule modérée.
Le volet agricole de la négociation posait de tout autres problèmes. En ces matières, les droits de douane ne jouent presque aucun rôle. Pourtant les Américains posaient comme condition essentielle de leur offre qu'on trouvât le moyen de faciliter aussi bien les échanges industriels qu'agricoles. Ils ont en effet d'énormes stocks è écouler.
Comment faire? La solution que préconisaient les États-Unis était de se garantir mutuellement certaines quantités d'importations. Appuyé par la France, M. Mansholt n'en voulait pas entendre parler. En effet, un des caractères essentiels du Marché commun agricole est d'exclure tout système de contingents pour s'en tenir au mécanisme des prix. Ce qu'on refusait aux Allemands ne pouvait être accordé aux Américains. Cela eût garanti à des non-membres du Marché commun une priorité sur ses membres. C'était impossible!
M. Mansholt trouva une solution novatrice. Toute politique stimulant la production interne (subventions, prix garantis, stockage, etc.) exige des dépenses publiques. II proposa de négocier la stabilisation, prélude à la réduction progressive de ces dépenses appelées « montants de soutien ». Cela aurait pour conséquence qu'il deviendrait très difficile à un Etat de s'opposer par ce genre de mesures aux progrès des importations venues d'un autre pays, à l'établissement de courants d'échanges.
Cette approche fut finalement acceptée par les Six. La négociation fut solennellement ouverte à Genève le 4 mai 1964.
Le grand thème de l'été et de l'automne fut de savoir ce que contiendraient les listes d'exceptions, car il avait été admis de part et d'autre qu'un petit nombre de produits sensibles seraient exceptés de la négociation Kennedy.
Il fallut, en novembre 1964, une nuit de travail aux ministres des Six pour achever leur liste.
Au moment où s'achève la rédaction de ce livre, les négociations de Genève sont lentes et confuses. De durs affrontements se sont produits sur les méthodes de négociation agricole. Rien pourtant encore qui puisse faire craindre un échec... ni laisser prévoir quand viendra le succès.
L'histoire des rapports entre l'Europe des Six et les États-Unis est encourageante. Le géant américain n'est pas moins grand en 1965 qu'en 1945, mais 1e petit frère a grandi plus que lui et la différenee de taille s'est estompée.
Tandis qu'en arrière-fond se profilent les querelles sur les forces nucléaires française et multilatérale et les attaques du général de Gaulle contre l'O.T.A.N., les deux membres du « partenariat » apprennent l'art du vrai dialogue entre égaux.
TOUS LES SOUCIS DU MONDE
Très vite, Bruxelles est devenu l'un des centres diplomatiques les plus importants du monde. Certes, le point culminant de cette activité est, pour l'instant du moins, dépassé. II se situait au moment des négociations avec la Grande-Bretagne, lorsque se préparait un géant économique d'une taille écrasante. Pourtant, des accrédités et ambassadeurs auprès des communautés représentant une soixantaine de pays, les deux tiers du monde libre, y apportent avec eux, nous allons le voir, les soucis de l'Europe, de l'Afrique et du Tiers monde.
LES EUROPES
Dans cette soixantaine de missions diplomatiqnes ne sont pas comptées celles des six pays membres. Ceux-ci sont représentés par des ambassadeurs, les « représentants permanents ». Ce sont eux qui préparent, dans une très large mesure, le travail du Conseil de ministres. C'est un groupe d'amis qui se retrouvent sans cesse autour des mêmes tapis verts. Ils n'hésitent pas, l'été, à ôter la veste. Des ambassadeurs qui travaillent en bras de chemise, nous disait un observateur, c'est peut-être l'un des meilleurs symboles de ce qu'apporte de neuf notre Communauté.
Le corps diplomatique n'en est pas là. Il conserve un style beaucoup plus classique.
Tous les pays européens, pratiquement, sont représentés auprès des communautés. Ils sont les plus directement « touchés » par le Marché commun. Certains d'entre eux avaient, à la suite de la Grande-Bretagne, fait acte de canditature pour adhérer à la Communauté : Irlande, Danemark, Norvège. D'autres avaient demandé leur association : Suède, Suisse, Autriche Avec cette dernière les pourparlers ont repris, très lents, mais constructifs. D'autres pays sont maintenant associés, comme la Grèce et la Turquie. L'Espagne voudrait bien l'être un jour, rencontre des résistances, mais négocie avec patience.
II n'y a pas de représentant direct de la zone de libre-échange à Bruxelles. Chaque pays y envoie ses propres ambassades, mais l'A.E.L.E. (Association Européenne de Libre-Échange) a été conçue comme un moyen de pression sur les Six.
Les sept travaillent dans le même sens que le Marché commun. Pour les produits industriels, ils abaissent les droits de douane au même rythme et en même temps que lui. Ils espèrent avoir réalisé le marché unique, produits agricoles exclus, dès la fin de 1966. Ils luttent contre les pratiques commerciales ou administratives restrictives, s'efforcent de réaliser une normalisation commune, d'instaurer la liberté d'établissement, d'éliminer les doubles impositions, de faciliter les échanges agricoles, de stimuler l'expansion économique, de coordonner leurs points de vue dans les conférences internationales et pour le Kennedy round, etc.
Tout cela est-il efficace? Oui, mais sans pouvoir vraiment se comparer avec le Marché commun, dont les membres ont pris des engagements beaucoup plus exigeants. L'administration de la zone est beaucoup plus légère, diront les optimistes, beaucoup plus sommaire, diront les pessimistes, que celle de Bruxelles. Elle ne peut assumer les mêmes tâches.
Les productions nationales brutes de l'ensemble des pays de l'A.E.L.E. ont augmenté en 1963 de 3,7 % contre 5,5 % dans le Marché commun. La différence était encore plus lourde en 1962 où le progrès dans l'A.E.L.E. n'avait pas atteint 2 %.
Pourquoi la zone est-elle moins efficace que le Marché commun? Parce qu'elle ne représente pas du tout le même élargissement de marché. Elle est dominée par la Grande-Bretagne, dont le produit national brut, de l'ordre de 85 milliards de dollars, n'est pas très loin du double de celui des six autres (une cinquantaine de milliards).
Pour les Anglais, la zone n'ouvre donc que des marchés étroits et assez ouverts. Elle apporte des concurrents efficaces mais d'une ampleur limitée. Pour les autres, le marché anglais est intéressant mais, pour des raisons diverses, il n'est guère en expansion. Dans le Marché commun, au contraire, la France a vu s'ouvrir des marchés doubles du sien, dont l'allemand et l'italien, en vif progrès.
Depuis 1959, les non-membres du Marché commun sont «discriminés » sur les marchés des Six, c'est-à-dire qu'on leur impose des conditions commerciales moins favorables que celles dont bénéficient les membres du club. Les sept ont voulu, en créant un groupement semblable, discriminer à leur tour les Six.
Ont-ils réussi? Leur zone doit avoir pour effet de freiner les importations en provenance des Six au profit de celles venant de la zone elle-même. C'est ce qui s'est passé en 1963, puisque les importations venues du Marché commun n'ont progressé que de 4,6 % contre 11 % d'expansion de commerce interzone. En sens inverse, les sept ont augmenté leurs ventes vers les Six un peu plus vite que chez les partenaires. Les catastrophes annoncées comme conséquences de la coupure de l'Europe en deux ne se sont nullement réalisées, au moins en 1963, année de la semi-inflation dans l'Europe des Six.
Utile, efficace, moins brillante que son rival, la «zone de libre-échange est en face du Marché commun comme une bombe qui ferait long feu. Elle ne gêne pas la Coanmunauté européenne. Elle attend sans impatience que sonne l'heure d'une grande Europe dont l'espoir n'est pas perdu.
L'Est face au Marché commun.
Voyez ces quatre poupées. C'est l'image du Marché commun. La,plus petite, c'est le Bénélux. Elle se glisse sans peine dans celle-ci, qui représente l'Italie, et qui à son tour peut être contenue dans la France. Et, pour finir, voyez comme l'Allemagne absorbe tout.
Cette parabole fut mimée, vers 1962, en guise de conclusion d'une interview, par deux journalistes de la Pravda qui avaient demandé audience à Jean Rey, membre de l'exécutif du Marché commun chargé des relations extérieures. Ils lui laissèrent en souvenir les quatre poupées gigognes, semblables à celles qui l'on fabrique dans les villages russes.
Et tel fut le seul contact pris entre la Communauté et l'Union soviétique, si l'on fait abstraction de la présence d'un correspondant de l'agence Tass accrédité auprès de la Commission. Les pays communistes ne reconnaissent pas le Marché commun, de même que les Six ne reconnaissent pas l'Allemagne orientale.
Comment deux entités de très grande envergure pourraient-elles s'ignorer vraiment? Sur le plan idéologique comme sur le plan commercial, des problèmes se posent. Voyons où ils se situent.
Fiasco des plans d'unification de l'Europe : ce titre d'un livre paru en 1958 en U.R.S.S. résume bien l'attitude des communistes au moment où naît la Communauté.
Au lendemain de la signature du traité de Rome, l'Institut soviétique de l'économie mondiale et des rapports internationaux en analysa le texte et publia son diagnostic sous forme de dix-sept thèses. La Communauté y était désignée comme une entente entre monopoles, le fondement économique de la lutte de l'O.T.A.N. contre les pays socialistes, comme un bloc fermé qui saperait le commerce international. La production pourrait s'y développer, mais s'y heurterait à l'insuffisance de la demande solvable. La concentration accentuerait la pression des monopoles contre la classe ouvrière, conduisant à comprimer les salaires réels, à les harmoniser au niveau inférieur, avec accroissement du chômage, des impôts, réduction des droits civiques, instauration d'un colonialisme collectif, hégémonie renforcée des États-Unis et, en Europe, de l'Allemagne occidentale.
Cette analyse a inspiré la lutte des différents partis communistes contre le Marché commun.
Ces sombres pronostics ont été infirmés par les faits. En septembre 1963, à la Conférence des experts économiques communistes, après des discussions serrées où la doctrine s'opposait à la nécessité de prendre une vue claire des réalités, ces appréciations ont été révisées et publiées en 32 thèses. On les trouvera dans l'ouvrage de B. Dutoit : L'Union soviétiqtte face à l'intégration européenne.
Le Marché commun y était reconnu comme une réalité économique nouvelle qui a modifié le rapport des forces entre l'Europe et les États-Unis. Les communistes italiens justifièrent alors leur opposition au Marché commun non plus par des inconvénients pour la classe ouvrière, mais parce qu'il préparerait un effondrement de la production, après l'essor des dernières années.
Réconciliation? non, certes. Les communistes affirment lutter contre les tentatives d'utiliser le Marché commun pour renforcer les trusts par l'interna tionaüsation de la production, pour préparer une guerre, intensifier la course aux armernents, accentuer la pression sur les jeunes nations, etc.
Et du point de vue commercial, où en sont les relations ?
La non-reconnaissance entraîne des conséquences pratiques d'une importance croissante.
Les accords bilatéraux qui régissent en général les échanges des pays à économie planifiée et à commerce d'État comportent généralement la clause de la nation la plus favorisée : les deux signataires doivent se réserver mutuellement le régime le plus favorable de ceux qu'ils accordent à d'autres partenaires. Si l'on ne reconnaît pas la réalité particulière de l'union douanière des Six, cette clause obligerait la France, par exemple, à concéder à la Russie les mêmes privilèges douaniers qu'aux membres du Marché commun, à ne pas lui appliquer le tarif extérieur commun. Les négociations pour le renouvellement de l'accord commercial France-U.R.S.S. furent interrompues en juin 1962 parce que les Russes voulaient le bénéfice de cette clause.
L'année suivante, ils voulurent obtenir quelques aménagements tarifaires, pour le caviar notamment. Ils s'adressèrent à plusieurs des six États. Tous les renvoyèrent vers Bruxelles, précisant qu'ils n'ont plus la libre disposition de leur tarif douanier. Le Conseil de ministres en délibéra, envoya une note qui se résumait ainsi :
Nous pourrions vous accorder ce que vous demandez.
La Commission du Marché commun est à votre disposition pour en négocier.
Depuis, pas de réponse!
A mesure que se met en place le tarif douanier commun, les inconvénients de la non-reconnaissance du Marché commun s'aggravent.
Le manque de relations diplomatiques entre les Six et les pays de l'Est a déjà des inconvénients pour eux, lorsqu'il est question, ce qui est fréquent, de décisions à six sur les questions commerciales avec eux. La récente crise de l'acier en a posé plusieurs.
Surtout, les accords bilatéraux (non tarifaires) restent de la compétence de chaque pays, mais déjà une coordination des politiques est prévue. Un comité spécial de consultation se réunit régulièrement. C'est un problème qui va revêtir, dans les années qui viennent, une importance capitale.
PROBLEMES AFRICAINS
Tous les États d'Afrique associés au Marché commun ont, bien entendu, leurs ambassadeurs à Bruxelles, ainsi d'ailleurs que la plupart des autres pays d'Afrique.
Il arrive que certaines initiatives de la Communauté aient des incidences sur les économies africaines. En décembre 1963, par exemple, quand le Conseil de ministres discutait du régime réservé aux différentes matières grasses, les ambassadeurs de pays producteurs d'arachide précisèrent le point de vue de leur gouvernement.
D'autres pays ont décidé d'accréditer un ambassadeur parce qu'ils sont pruducteurs de produits tropicaux comme la banane, l'arachide, le cacao, le café, etc. C'est le cas de certaines nations de l'Afrique anglophone et également de plusieurs États d'Amérique centrale et du Sud. Ils voudraient éviter que les avantages accordés aux associés africains n'aient pour conséquence de leur interdire l'accès au marché européen, l'un des premiers du monde.
Le Maroc et la Tunisie ont leurs ambassadeurs à Bruxelles. Ils font exception sur ce point parmi les pays arabes. La réticence de ceux-ci s'explique pour des raisons politiques. Au Caire, on assimile volontiers, dans les discours officiels, l'association du Marché commun avec les territoires d'outre-mer à un prolongement déguisé du colonialisme. Cette position, fort peu confirmée par les faits, serait-elle un bon tremplin de propagande auprès de certains pays ?
Les anciennes colonies anglaises jouent à Bruxelles un rôle très actif. La Nigeria négocie les termes d'une association avec le Marché commun. Le problème est délicat, car elle veut rester membre du Commonwealth. Il faut l'accueillir sans nuire aux premiers associés. Les Hollandais ont des intérêts dans ce pays et les Français dans les pays voisins et concurrents.
Le futur accord servira sans doute de prototype pour le groupe des pays est-africains (Ouganda, Kenya et Tanganyika) qui ont exprimé le voeu de s'associer.
L'Afrique entière, on le voit, est liée à la Communauté européenne par de puissants intérêts.
EUROPE ET TIERS MONDE
L'Europe, l'Afrique, les membres du Commonwealth, plus Israël et l'Iran, qui ont conclu des accords commerciaux, sont à Bruxelles les plus actifs.
Il ne faudrait pas pourtant négliger les autres pays. Le dynamique Japon suit passionnément l'expérience des Six. Ses journaux y font large part. Il est inquiet. Pays industriel, il est situé à 6 000 kilomètres de toute autre nation de même niveau économique. II craint l'isolement, veut resserrer ses amitiés. Pays encore pauvre au milieu de pays pauvres, il a besoin de débouchés. Il craint que ne se constituent des blocs qui l'excluent.
Il négocie l'élargissement de son commerce avec chacun des pays de la Communauté mais, de part et d'autre, on sait que l'heure approche où les relations avec le Japon relèveront de la politique commerciale commune et, sur ce point, les Six n'ont pas encore fixé leur position.
L'Amérique latine se sent concernée par le Marché commun et celui-ci joue un rôle important dans l'effort mondial pour résoudre le problème du sous-développement. Le Brésil fut le premier pays à accréditer une mission diplomatique à Bruxelles. Le Marché commun fascine l'Amérique latine. C'est un modèle pour certains, un épouvantail pour les autres. C'est à long terme une espérance pour ceux qui rêvent de réaliser le même type d'organisation économique et politique dans leur immense continent aujourd'hui fragmenté. Mais dans l'immédiat n'est-ce pas plutôt une menace pour leur commerce ?
Les problèmes de tarif extérieur commun, de la concurrence avec les pays associés d'Afrique les inquiètent beaucoup.
Les exportations sud-américaines vers la Communauté sont passées, entre 1958 et 1963, de 1 647 à 2 267 millions de dollars, soit 38 % de progression. C'est fort encourageant.
L'Europe des Six compte parmi les meilleurs pourvoyeurs de capitaux de l'Amérique latine, avec 400 millions de dollars pour 1960. Pourtant, certains Sud-Américains furent de ceux qui eussent voulu faire de la conférence mondiale sur le commerce et le développement, qui se tint à Genève au printemps de 1964, un acte d'accusation contre le Marché commun. La question était de savoir comment, par le commerce, aider l'essor du tiers monde.
Les Six, malheureusement, ne s'y présentaient pas unis comme à la négociation Kennedy, car il ne s'agissait pas d'une question de pure politique commerciale, mais, comme c'était le tour de la Belgique de présider la Communauté, M. Brasseur, ministre belge du Commerce extérieur, présenta les thèmes communs aux Six. Nous sommes, dit-il, une famille de six membres qui ont tous une forte personnalité et une grande vigueur de pensée et de convictions.
Les positions communes.? D'abord, qu'il faut non rejeter, mais continuer les efforts entrepris par l'organe mondial actuel du commerce, le G.A.T.T.
La communauté des Six contribue au développement du tiers monde, puisque, de 1957 à 1963, elle en a importé un quart de plus. Ces neuf milliards de dollars d'achats représentent un pourcentage des plus élevés du monde : 4,55 % de son produit national. Les pays de l'Est restent très en retard sur de tels chiffres.
Nos importations ont d'ailleurs augmenté, mais moins vite en provenance des pays associés à la Communauté que des autres pays tiers: 9 % contre 12 %.
La Communauté est prête à envisager un assouplissement de la clause de la nation la plus favorisée en faveur des pays en voie de développement par des régimes préférentiels temporaires, sélectifs et dégressifs.
L'une des bases de la politique des Six est la nécessité d'accords mondiaux par produit, afin d'en régulariser les cours. Comment se développer quand les recettes d'exportations du pays sont en perpétuelles dents de scie?
Les pays de langue anglaise ne croyaient pas que de tels accords puissent s'appliquer à beaucoup de produits. Comme le remarquait le ministre américain, George Ball, ils insistent plutôt sur la suppression des droits de douane qui gênent les exportations des produits des pays en voie de développement. Le Marché commun croit que cette réforme ne résoudrait qu'une part du problème.
Nous n'entrerons pas dans cette querelle. Disons seulement que les pays associés au Marché commun ont admirablement lutté pour défendre la convention de Yaoundé. Ils ont su imposer le respect. Et l'une des conclusions de la conférence est que d'autres groupements régionaux, dont le Marché commun est le plus prestigieux, aideraient au développement.
Comme le disait au nom de la France V. Giscard d'Estaing : Le besoin d'unifier et d'élargir des marchés a accompagné toutes les étapes décisives de l'évolution économique. Exemple : la France du XVIIIe siècle, l'Allemagne du XIXe siècle et l'Europe du XXe siècle. Les groupements économiques régionaux, très attaqués par beaucoup de membres de cette conférence, sont la forme moderne de l'élargissement des marchés.
Ainsi le Marché commun apparaît au coeur de tous les grands problèmes da l'économie mondiale et ses responsabilités ne cessent de croître.
Les pays de la petite Europe retrouvent très largement la part d'indépendance qu'ils mettent en commun, sous forme d'influence dans les affaires du monde.
PERSPECTIVE 1970... ET APRÈS
Les échéances ont joué un grand rôle dans l'histoire de l'Europe unie. Le traité de Rome en avait fixé certaines, par exemple le vote sur le passage à la seconde étape, quatre ans après l'entrée en vigueur du traité. D'autres ont résulté d'engagements mutuels des pays (marathons agricoles) ou des nécessités d'autres négociations, le tout appuyé par des allusions menaçantes du général de Gaulle ou de ses ministres à ce qui se passerait si les traites n'étaient pas honorées.
Depuis le 14 janvier 1962, l'échéance finale du Marché commun, c'est le 1er janvier 1970. En effet, dès qu'était fixée la date de passage à la seconde étape, était déclenché l'automatisme qui aboutissait pour 1970 à l'union douanière.
Entre-temps, une autre échéance est venue se greffer. Puisque les rapprochements progressifs des prix des céréales se révélaient une mauvaise méthode, puisqu'on a décidé de fixer d'un coup leur prix européen le 1er juillet 1967, il semble. inopportun de ne pas achever pour cette date le désarmement complet des douanes.
Dans la perspective des années prochaines, trois thèmes se distinguent :
- une réforme - relativement facile, semble-t-il : la fusion des exécutifs, prélude à celle des communautés ;
- des actions convergeant, dans un proche avenir, pour que six pays deviennent un seul ensemble économique. C'est le thème de l'«initiative 1964 » ;
- enfin, les perspectives de l'union politique.
LA FUSION DES EXECUTIFS
C'était une vieille revendication des « Européens » . Trois traités avaient, « européanisé » trois zones d'action européenne. II devait être possible de regrouper les trois commissions (celles du marché commun, de l'Euratom et la Haute Autorité de la C.E.C.A.) et de faire exercer leurs pouvoirs par une seule, ce qui renforcerait l'efficacité européenne. En même temps, on fusionnerait les trOis conseils de ministres. Le terme fusion des exécutifs convient donc aussi bien à ceux qui estiment que le pouvoir exécutif est l'apanage des commissaires qu'à ceux qui pensent qu'il est partagé entre ceux-ci et les ministres.
Mais les Européens se montraient assez hésitants en cette matiêre parce qu'ils craignaient que cette fusion n'alignât les pouvoirs de la commission unique au niveau des possibilités d'action les moins importantes. La Haute Autorité dispose de ce qu'on a appelé un pouvoir supranational. Certaines de ses décisions obligent les États qui n'y souscrivent pas. Ce n'est pas le cas pour les deus autres commissions. De plus, elle dispose d'un budget propre, d'un impôt européen. Lorsque, après la rupture du début de 1963, les Français se déclarèrent d'accord pour cette fusion, on soupçonnait le général de Gaulle de vouloir, par ce biais, laminer cette modeste amorce de pouvoir supranational. M. Couve de Murville sut rassurer W. Hallstein. Il ne souhaitait que rendre plus rationnelle et efficace l'organisation de la Communauté.
Autre difficulté : combien y aurait-il de commissaires ? Pour l'efficacité, ne pas dépasser neuf eût été souhaitable. Cela eût conduit à n'avoir qu'un seul Hollandais. Le nom de Sicco Mansholt s'imposait, mais il est, dans son pays, membre de la minorité, alors qu'à la Commission d'Euratom, un membre de la majorité eût dû s'effacer... Le chiffre de quatorze a été retenu, mais seulernent pour les premières années.
La difficulté qui retarda le plus longtemps la réforme fut l'opposition du Luxembourg dans l'affaire du siège. Bruxelles n'est, en effet, officiellement, qu'un siège provisoire. De nombreux débats du Parlement, un rapport d'experts, des discussions du Conseil de ministres n'ont jamais permis de rien fixer définitivement. Le provisoire peut durer longtemps.
Par la fusion, Luxembourg perdra la Communauté charbon-acier qui a donné à la ville un standing international et une animation qu'elle ignorait. Elle voulait une compensation sur deux plans : le nombre de fonctionnaires implantés et le prestige politique. Le Grand-Duché, siège du secrétariat de l'Assemblée parlementaire européenne, réclamait l'Assemblée tout entière. Ni Strasbourg, où se tiennent les séances, ni la France ne consentirent à s'en dessaisir. Ce débat fut l'un des enjeux des élections luxembourgeoises de juin 1964. Toutes les propositions furent refusées.
La solution adoptée le 2 mars 1965 sera de fixer à Luxembourg, outre la Cour de justice, la direction de la concurrence, ce qui en ferait le centre juridique de la Communauté et aussi le centre financier, avec la Banque européenne d'investissements et une partie des réunions du Comité monétaire. Enfin s'y tiendront les Conseils de ministres d'avril, juin et octobre de chaque année. Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg sont désignés comme les lieux d'implantation des services communautaires.
L nouvelle commission aura trois ans pour préparer le traité unique qui fusionnera les communautés. Cet accord important conclut une première phase de l'histoire de l'Europe unie : celle des trois communautés.
Trois expériences èc fondre,.
Acun doute que le Marché commun ne soit la base de l'organisme nouveau. Qu'y apporteront les deux autres communautés ?
elle du charbon et de l'acier a connu une longue période de stagnation. Conçue en un moment où la pénurie de charbon était le problème dominant, elle a eu quelque peine à s'adapter aux situations nouvelles. Ses pouvoirs étaient très larges en certains domaines, mais trop strictement limités par le traité.
Etablir une politique commune de l'énergie, malgré l'inlassable activité de Pierre Olivier Lapie, membre de la Haute Autorité chargé de la préparer, se révèle extrêmement diflicile. Cela relevait de la C.E.C.A. pour le charbon, de la C.E.E. pour le pétrole, del'Euratom pour l'énergie nucléaire. Le traité n'autorisait pas de subventions: Elles devinrent pratique courante. Entre les pays producteurs de charbon, qui voulaient garder une activité raisonnable, et l'Italie, qui voyait dans le déclin de ce combustible en face du pétrole la revanche des mal servis au temps de la machine à vapeur, les oppositions persistaient.
Enfin, vers 1961, se déclencha sur le marché de l'acier une crise qu'on n'avait pas prévue, au moins avec cette ampleur, due au développement de la sidérurgie au Japon et dans les pays neufs, à l'essor des aciéries au bord de l'eau.
L'arrivée à la présidence de la Haute Autorité de M. Del Bô permit de redresser la situation dans une certaine mesure. Avec énergie, il remit en vigueur, en janvier 1964, le droit supranational de son institution : en l'absence de décision du Conseil de ministres, il « recommanda » une hausse du droit de douane sur l'acier. C'était, selon le traité, une injonction obligatoire. Elle fut suivie et ce fut le signal d'un redressement sur le marché sidérurgique. Craignant une hausse, les entreprises se remirent à commander.
Des progrès purent être obtenus en matière de politique de l'énergie.
Fin février 1965, dans un rapport politique, la C.E.C.A. présentait son testament. Elle souhaitait garder notamment, dans la communauté fusionnée, une politique industrielle, pendant de la politique agricole. Elle pourrait comporter, dans la mesure où les réalités des différentes branches s'y adapteraient, la publication de barèmes, la déclaration des investissements, l'étude d'objectifs par lesquels la C.E.C.A. a préludé à une planification industrielle.
Euratom, pour des raisons discutées, a vu ses possibilités d'action très réduites par les désaccords entre pays. Dans la conjoncture d‘alors, les intérêts des uns et des autres divergeaient trop. Les Italiens n'ont pas de charbon, des réserves limitées de gaz, pas de pétrole. Ils veulent naturellement ouvrir toutes les portes à l'énergie importée. Les Hollandais ont le plus beau gisement charbonnier d'Europe, plus d'excellentes liaisons avec ceux d'Allemagne, découvrent une splendide poche de gaz, et la Royal Dutch les approvisionne de pétrole.
Chaque contribuable français dépense pour les affaires atomiques six fois plus qu'un italien. Il est difficile de trouver une politique qui convienne aussi bien dans ces différents cas.
Des actions très urgentes pour l'Euratom ne dépendent pas de lui mais du Marché commun : rapprocher les conditions économiques en Europe, intéresser aux problèmes atomiques les industries qui représentent 90 % des dépenses de construction des centrales mais ne sont presque pas nucléaires : génie civil, constructions mécaniques, chimie, électronique.
Vers 1970, viendra le moment où l'Europe aura en la matière un problème commun. Elle importe déjà depuis 1965 la moitié de son énergie, maximum pour qui veut rester indépendant aux heures de crise (ne pas oublier Suez). Les techniques atomiques seront encore trop chères pour être compétitives aux ÉtatsUnis et en Russie où le charbon abonde, trop chères aussi pour le pouvoir d'achat du tiers monde. Pour l'Europe, elles seront alors une grande ressource. L'expérience d'Euratom peut servir de prototype à une politique commune de recherche scientifique.
Comme l'écrivait en février 1965 Pierre Chatenet, président d'Euratom, dans la revue « Communautés européennes » : le maintien d'organismes séparés implique, au moment où nous sommes, l'affaiblissement de l'action communautaire, pour l'Euratom et la C.E.C.A., et, ce qui est peut-être irréparable, la stérilisation progressive des compétences, pourtant indispensables à une action d'ensemble.
Unir les communautés sera leur donner beaucoup plus de force.
On remplacerait, en effet, les trois commissions, à compétences strictement limitées aux matières énumérées par les traités, par un organe unique avec présomption de compétence générale pour les problèmes économiques européens.
INITIATIVE 1964
A l'automne de 1964, la Commission de Bruxelles lança un vaste plan d'action pour achever au plus vite l'union douanière. Il s'agissait d'un acte politique destiné à hâter l'unité de l'Europe, de l'entraîner â agir ensemble, de souder ses intérêts.
Voici ses principales propositions, prélude au travail des années prochaines :
1. Douanes intérieures : désarmement total en vingtsept mois.
Le traité de Rome, prudent, avait prévu de lentes étapes pour la suppression des droits de douane à l'intérieur du Marché commun : 30 % en quatre ans, 30 % encore les quatre années suivantes, enfin 40 % dans les quatre dernières années de la période transitoire. On espérait alors achever en 1970, bien que la date ne fût pas encore impérative.
Ce rythme bonhomme tenait compte des risques de catastrophe que les pessimistes et groupes de pression s'ingéniaient à dénoncer comme conséquence probable de l'abolition des droits de douane. Elles se sont si peu produites que dès le 17 mai 1960, puis le 15 mai 1962, l'accord se fit entre ministres pour accélérer le rythme. Le 1er juillet 1963, 60 % des droits de 1958 avaient déjà été supprimés, en cinq ans et demi au lieu de huit.
La Commission proposait de diminuer ces droits de 15 % le 1er janvier 1965, autant un an plus tard, et de faire disparaitre les 10 % qui resteront le 1er janvier 1967. Une exception était prévue pour les industries qui avaient fait l'objet, avant le 1er octobre 1964, d'une demande de clause de sauvegarde. Pour elles, la première réduction des droits pourra être limitée à 5 %. Occupés par d'autres soucis, les ministres ont été longs avant de discuter ce plan de désarmement douanier. Il a pris du retard.
2. Prix commun des céréales.
La Commission rappelait le plan Mansholt, qui a été amendé et adopté en décembre 1964.
3 Le tarif douanier commun appliqué au début de 1966.
Le tarif douanier commun adopté en principe, les États ont pu ne le mettre en vigueur que très progressivement. La différence entre les taux pratiqués par chaque État et le taux européen a été réduite d'un tiers le 1er janvier 1961, d'un autre tiers le 1er juillet 1963.
La Commission demande que le troisième rapprochement, entraînant l'application définitive du tarif, soit, lui aussi, avancé et intervienne au début de 1966.
4. Une loi douanière commune.
Le droit de douane, c'est l'école primaire de la protection, c'est la méthode de grand-papa. On se protège bien mieux aujourd'hui par toutes sortes d'innocentes mesures de détail terriblement efficaces.
« Initiative 1964 » annonce des projets qui concerneront la définition de l'origine des marchandises (par exemple, le cas où une partie d'un objet vient du Marché commun et l'autre non), l'application de droits anti-dumping et compensateurs qui peuvent servir de prétexte à fausser le tarif commun.
5. Abolition des contrôles aux frontières.
Les contrôles douaniers aux frontières internes du Marché commun, les files de camions qui attendent d'être dédouanés restent le symbole du cloisonnement de l'Europe en unités nationales qui se défient les unes des autres. Ces contrôles, écrit la Commission, voilent aux citoyens de l'Europe la signification politique de l’œuvre entreprise par les six États membres et donnent l'impression que rien de décisif n'a été modifié.
C'est pourquoi « Initiative 1964 » propose au Conseil d'adopter une résolution visant à « supprimer au plus tard le 1er janvier 1970 les contrôles à la frontière sur les échanges de marchandises entre les États membres». Ces contrôles sont-ils donc inutiles ? Hélas! pas encore. Pour les rendre superflus, bien des obstacles sont à surmonter. La douane applique à l'importation des marchandises toutes sortes de mesures sans caractère douanier :
- prescriptions sur l'ordre public ;
- règles techniques ;
- précautions sanitaires et phytosanitaires (contre les maladies des plantes)
- relevés statistiques ;
- contrôles fiscaux et perception d'impôts ;
- licences et procédures obligatoires, etc.
A elle seule, l'harmonisation des fiscalités entraîne fort loin.
6. Union monétaire européenne.
Toute variation brusque des cours de change dans des pays que ne protégerait plus aucune barrière douanière aurait des conséquences démesurées. Les taux de change doivent être pratiquement fixes, ce qui est la définition même de l'union monétaire. Elle permet chacun de détenir indifféremment ses avoirs dans la monnaie de l'un ou de l'autre des États membres. Cela suppose un accord intergouvernemental sur l'étendue des concours mutuels qui devraient être accordés. Ils représenteraient une proportion des réserves d'or et de devises détenues par chaque banque centrale. Ces crédits ne seraient pas automatiques ; le pays en difficulté devrait remplir certaines conditions pour obtenir cette aide.
Les réunions de ministres des Finances devraient, au cours de la troisième étape, mettre au point les conditions nécessaires à cette union monétaire : volume global des budgets nationaux et du budget communautaire, conditions générales de financement de ces budgets, etc. Le Conseil des gouverneurs d'instituts d'émission deviendrait l'organe central d'un système bancaire fédéral.
7. Politique sociale.
Le rôle de Fonds social devrait être élargi pour lui donner le moyen de susciter des initiatives et des expériences dans le domaine de la formation et de la rééducation professionnelles.
Il faudrait, de plus, intensifier l'effort d'harmonisation dans le progrès des conditions de vie et de travail dans les États membres.
Objectif : la Fédération européenne.
Pourquoi cette hâte dans l'achèvement de l'Union douanière? L'introduction. au document « Initiative 1964 » nous répond : il s'agit d'aller vers l'unité politique de l'Europe.
Et par quels moyens? En créant de toutes pièces un organe politique qui « coifferait » les institutions. économiques actuelles, comme certains chefs d'tat le préconisent ?
Les communautés, réussite du rayonnement mondial - répond le document -, sont devenues le centre des efforts vers l'unité politique. Non pas une simple préparation, mais un début de réalisation. Une union politique en matière éconornique et sociale. Le chemin vers la Fédération européenne passe par les communautés existantes.
Sans doute, elles ne sauraient prétendre couvrir tout le domaine politique : la défense, la politique étrangère (sauf ce qui touche au commerce), le domaine culturel échappent actuellement à leur compétence formelle. Encore faudrait-il résoudre les problèmes posés par l'unité européenne sans offrir une occasion d'amoindrir ce qui existe déjà.
La fusion des communautés et de leurs exécutifs contribuera à les renforcer.
Un problème primordial pour mieux répartir les pouvoirs entre les différentes institutions de la Communauté est celui du Parlement européen. L'Europe pénètre de plus en plus profondément dans les domaines réservés jusqu'ici aux Parlements nationaux. Les budgets en commun prennent de plus en plus d'ampleur à la suite de l'institution du Fonds agricole. Le Parlement devrait pouvoir élargir le rôle que lui a confié le traité en ces matières qui sont traditionnellement réservées aux représentants élus.
A la fin juin 1965 se situait une très difficile échéance. Obligée par les accords de la fin de 1964 de présenter un plan pour financer définitivement la politique agricole commune, la Commission Hallstein a proposé que lui soient versée la totalité des prélèvements et droits de douane perçus aux frontières de la Communauté. Ce qui excéderait les dépenses décidées par le Conseil des ministres serait reversé aux gouvernements. Le Parlement verrait ses pouvoirs budgétaires sensiblement accrus.
La France a fait des réserves contre ce qu'elle considère comme un brusque infléchissement de la politique européenne dans un sens fédéraliste, mais elle n'en tient pas moins à voir adopter pour le 30 juin un régime définitif en matière agricole.
Ce régime ne peut être définitif qu'avec l'accord des Parlements nationaux, dont certains sont très décidés à ne rien ratifier si les pouvoirs du Parlement ne deviennent pas réels. Une crise, qui pourrait être très sérieuse, menace. L'Union des Six en a connu d'autres...
(Post scriptum: Ce sera la fameuse « Crise de la chaise vide » dans laquelle la France imposa le vote à l’unanimité chaque fois qu’un des Etats membres invoque « un intérêt vital ». Cette crise, qui commençait au moment de la publication de ce livre en mai 1965, est traité dans le second volume de cette « Histoire de l’unité européenne: La Communauté en péril. 1965 - 75 » . Il sera complété par « La Communauté face à la Crise. 1975- 1981 ». Ces volumes, épuisés mais présents dans de nombreuses bibliothèques ,, étaient publiés par la collection Idées Gallimard.)
La Commission a appuyé de son mieux toutes les initiatives justifiées qui tendent vers l'union politique. En revanche, elle refuse de considérer certaines exigences comme des préalables à tout nouveau progrès dans l'iatégration économique. Arrêter l'achèvement de la Communauté économique... c'est rejeter toute chance d'aboutir d l'union politique.
LA RELANCE DE L'UNION POLITIQUE
Si « Initiative 1964 » mettait l'accent sur l'aspect politique de l'oeuvre d'union douanière entreprise, c'est qu'il était nécessaire, en un moment où se multipliaient les projets d'union politique, de dire quel écueil ils devraient éviter : amputer l'oeuvre déjà accomplie ou en gêner le progrès.
Nous avons évoqué le « plan Fouchet » d'union politique, dont l'étude fut interrompue, le 17 avril 1962, parce que la France refusait d'y associer la GrandeBretagne et de maintenir dans le texte des engagements précis sur la sauvegarde des communautés existantes.
Depuis, elle a maintes fois rappelé que le plan Fouchet reste valable, mais incité ses partenaires à formuler à leur tour leurs idées.
A la fin de f964, trois plans ont été présentés. Tous sont basés sur des réunions périodiques des ministres et chefs d'État, mais prévoient - à la différence du plan Fouchet - l'embryon d'un organe communautaire indépendant des gouvernements.
C'est dans une réunion discrète, en présence de parlementaires britanniques, que Pierre Henri Spaak a développé ses idées : la réunion de la Commission des affaires politiques de l'Union de l'Europe occidentale (U.E.O.).
M. Spaak expliqua l'opposition belge au plan Fouchet. Selon lui, il fallait éviter tout doute sur l'avenir des communautés actuelles pour n'en pas saper l'autorité ; il fallait préciser les relations entre l'Europe politique et l'Alliance atlantique ; il fallait des garanties sur l'évolution future du plan, minimum difficilement acceptable et mal structuré.
M. Spaak pensait qu'il fallait sortir de l'immobilisme en faisant un premier pas, fût-il modeste. II proposait une période d'essai de trois ans au cours de laquelle les Six prépareraient un projet de traité d'union politique. Il estimait qu'il fallait profiter de l'expérience des communautés européennes et créer un organe communautaire chargé de préparer les dialogues politiques des gouvernements. Et il proposait de revoir le plan Fouchet en y introduisant un secrétariat, sorte de commission politique qui, dans une première étape, n'aurait pas de pouvoir de décision, mais qui serait l'organe moteur chargé de préparer et de signaler les problèmes et de présenter aux gouvernements un point de vue inspiré de l'intérêt de l'Europe.
M. Spaak proposait un secrétariat de trois membres qui, tout en préparant lés décisions des ministres, élaborerait le traité définitif, comportant un élargissement de la compétence du Parlement.
M. Spaak laissa entendre qu'il fallait agir même sans les Britanniques (ils étaient alors en pleine campagne électorale) et conclut qu'il proposait une expérience : ne pas modifier essentiellement les grandes lignes du plan Fouchet, mais y adjoindre une commission de politique étrangère.
Cette déclaration de M. Spaak fut suivie de débats sur l'opportunité d'attendre ou non les élections britan:niques. La victoire des travaillistes, le 15 novembre 1965, trancha le débat, puisqu'elle excluait pour longtemps l'entrée de la Grande -Bretagne dans le Marché commun.
Il avait été, depuis des mois, demandé aux Allemands de proposer à leur tour un projet d'union politique. Celui-ci fut connu au début de novembre 1964. Ce texte comprend une partie de politique économique très développée qui se place dans le cadre des communautés existantes.
La partie de politique étrangère, militaire et culturelle s'inspire des travaux de la commission Fouchet et propose de les reprendre.
Le Gouvernement allemand y préconise une simple convention préliminaire qui engagerait les gouvernements à élaborer dans un délai donné un traité sur l'union politique et l'adhésion des autres membres. Elle devrait prévoir des consultations entre gouvernements en matière de politique étrangère, militaire et culturelle. La préparation en serait confiée à des groupes de travail composés de fonctionnaires nationaux des départements intéressés.
Un comité consultatif incarnerait dès la phase préliminaire l'intérêt collectif et servirait d'amorce à la création d'une institution commune. Il serait représenté aux consultations des ministres et préparerait des propositions pour le traité.
La convention devrait prévoir que les dispositions des traités C.E.C.A., Marché commun et Euratom ne seraient ni modifiées, ni infirmées, en ce qui concerne les droits et devoirs des États membres.
A la fin novembre, le Gouvernement italien a remis à ses partenaires, et, vingt-quatre heures après, au Gouvernement britannique, un projet de texte sur l'union politique.
D'abord une déclaration en sept points sur les buts de l'union : favoriser la détente internationale, concrétiser la solidarité avec les pays en voie de développement, consolider les relations dans l'égalité entre la Communauté et les États-Unis d'Amérique, ne pas porter atteinte à la réalisation totale et autonome des traités de Rome et de Paris.
En ce qui concerne les modalités d'application, les Italiens proposaient que :
- les chefs d'État et de gouvernement se réunissent à tour de rôle dans les six capitales une fois par an au moins ;
- les ministres des Affaires étrangères, assistés éventuellement de ceux de l'enseignement, de la culture et de la recherche, se réunissent tous les trois mois ; - au cours de ces réunions, on s'efforcerait d'élaborer des politiques communes qui deviendraient obligatoires pour tous les participants ;
- une commission politique nommée par les gouvernements préparerait leurs travaux dans une ville à fixer. Le secrétariat de cette commission siège dans cette ville. Le secrétaire général serait indépendant, nommerait librement ses collaborateurs et aurait pouvoir d' initiative.
Le Royaume-Uni sera tenu au courant dès le début dans le cadre de l' U.E.O. Il pourra ainsi participer à l'élaboration des politiques communes et, s'il est d'accord, les accepter et s'y conformer.
Colloque annuel avec le Parlement.
Le 1er janvier 1968, au plus tard, on devrait utiliser le mécanisme ainsi mis en marche pour stipuler un traité d'union politique.
Sentant profondément la nécessité d'une Europe forte si elle veut être libre vis-à-vis tant des ÉtatsUnis que de l'U.R.S.S. et tenter de relever le Rideau de fer qui fut baissé à Yalta, le général de Gaulle n'a cessé de réaffirmer son désir de parvenir à une Europe politique. En janvier 1965, il en a longuement parlé avec le Dr Erhard. Au parlement de Strasbourg, ses partisans avaient alors cessé de lancer des invectives, comme celles de M. Debré, contre les technocrates de Bruxelles. Ils cherchaient à s'intégrer, à se présenter comme des Européens à part entière. Ils se déclarent partisans de l'Europe des réalités et l'opposent à celle des rêves, mais veulent en être les artisans actifs et constructifs.
Mais quand les Italiens ont proposé une conférence au sommet pour parler de l'Europe politique, la France leur répondit qu'elle ne serait opportune qu'après l'adoption du règlement financier sur la politique agricole.
C'est lentement, mais de façon assez sûre, semblet-il, qu'on s'oriente vers l'union politique.
L'atmosphère, parfois tendue, souvent confuse, toujours vivante des débats actuels dans les cornmunautés évoque l'adolescence, où alternent détentes et oppositions, où l'esprit se forme, les disciplines s'acquièrent, le sens des responsabilités se développe, où mûrissent les promesses.
Prix agricoles communs à partir de 1967, libellés en unités de compte européennes, ce qui exigera très vite l'union monétaire, disparition rapide des droits de douane et, bientôt après, des autres obstacles aux échanges, circulation de plus en plus libre des travailleurs, des capitaux, liberté d'établissement garantissant des droits de plus en plus proches de l'égalité à tous les Européens, négociations menées en commun avec toutes sortes de pays, notamment celle de Genève, d'importance mondiale, fusions et accords d'entreprises quotidiennement annoncés, l'interpénétration des intérêts se fait chaque jour plus étroite.
Les droits du citoyen d'Europe deviennent chaque jour plus larges et plus précis.
Les intérêts politiques confirment leur convergence. L'union politique n'est plus un rêve, mais seulement un projet difficile en un moment où bien d'autres difficultés ont été maîtrisées.
Union douanière en 1967, union économique en 1970, puis union politique : ce n'est qu'un espoir, une perspective, mais dans l'histoire de l'Europe des Six, presque toujours, les optimistes ont eu raison.
Vivante, parfois gênante, nouvelle partenaire de toutes les nations, coopérant avec les Etats-Unis pour un monde plus prospère et plus libre, travaillant au développement du tiers monde, la Communauté européenne cherche la voie d'une parfaite unité, joue franc jeu et pense qu'à son union tous peuvent gagner ensemble.
Elle cherche son équilibre.
Elle veut être ouverte sans restrictions ni préférences, être un grand espace aux frontières perméables, mais elle veut aussi, et c'est parfois contradictoire, devenir ur,e vraie nation, un marché peu protégé, certes, mais gardant des limites : un tarif douanier qui reste ferme et cohérent. Elle veut assumer ses responsabilités agricoles autant qu'industrielles. Elle veut créer entre ses membres l'intimité qu'on trouve autour d'un foyer.
Pour longtemps encore, son histoire va être une persévérante recherche.
Pour conclure ce livre, je voudrais suggérer une réponse aux trois questions posées avant que ne s'ouvre ce récit.
Pourquoi sommes-nous en train de réussir ce dont tant de siècles ont rêvé, l'Europe unie? Comment est. elle née ?
Elle naquit d'un drame : la guerre, l'humiliation, sans lesquelles les gouvernements n'eussent jamais pu consentir aux renoncements nécessaires.
Elle naquit d'une volonté, celle des militants européens, dont certains surent être actifs dans les partis politiques, convaincre des hommes d'État et, par eux, entraîner des administrations réticentes. Quelques animateurs ont su hâter la marche de l'Histoire.
Elle naquit d'une méthode qui a permis au dialogue entre États souverains de déborder les obstacles qui jusqu'alors l'avaient étroitement borné. Cette technique dose savamment le pouvoir d'étude et celui de décision, l'imagination savante et constructive des experts (ils ont fait merveille) et l'audace des politiques, le droit de proposer et celui de décider, les points de vue nationaux et l'intérêt commun.
L'Europe des Six est-elle condamnée à rester « la petite Europe », séparée du reste par une mystérieuse, ineluctable loi?
Certainement pas. Les obstacles à son élargissement sont sérieux, mais le désir de former une grande Europe subsiste. II est comme un élan brisé, comme un échec â réparer. Un homme a dit non, brutalement. Certains pensent qu'il eût mieux valu grandir plus tôt en feignant d'ignorer certaines contradictions, en se résignant à des compromis. D'autres estiment plus sain d'exiger davantage, de dire « non » et d'attendre. L'Histoire ne peut trancher le débat. Le but reste le même : une grande Europe fermement unie.
La Communauté européenne est-elle pour le monde un mal ou un bien?
Elle a suscité des craintes. Elle a eu, pour certains, des inconvénients. Elle n'a pas toujours répondu aux immenses espoirs dont elle était porteuse. Sa politique a déçu parfois certains de ses meilleurs soutiens.
Mais son bilan reste très, très favorable. Les brèches qu'elle avait pu ouvrir, fort limitées, elle a su les colmater. Pour le monde, elle a créé un centre d'expansion, mené une politique ouverte, contribué à élargir les échanges, aidé les pays qui cherchent à se développer.
Sa présence a diminué les menaces de guerre, affermi la paix.
L'histoire des États-Unis d'Europe n'en est qu'à ses premières pages, mais elle commence bien.
Post scriptum
Rappelons que cet ouvrage est paru en mai 1965, avec la préface de Jean Monnet, sous le titre « Histoire de l’unité européenne ». Le titre, justifié alors, a été changé car si, avec ses deux suites sous titrées « La Communauté en péril: 1965 - 1975 » et « La Communauté face à la crise: 1975 - 81) il se justifiait alors, il est de moins en moins justifié à mesure que le temps passe.
Ces volumes de la collection Idées Gallimard ont épuisés, mais ils sont un témoignage de première main sur l’un des plus grands et des plus féconds tournant de l’histoire universelle. Ils ont contribué à former les premières générations d’Européens. Or, ceux qui sont concernés par la vie européenne sont devenus des multitudes. Savent - ils comment a commencé cette grande aventure, et comment se sont posés d’abord les problèmes qui restent les nôtres?